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"Amenée à devoir subir une petite intervention, je me suis retrouvée dans un tout petit hôpital de province. Si je relate ces faits, c’est qu’ils ne me semblent pas uniques, mais certainement transposables à d’autres institutions sanitaires."
Par: Anne Dupuy-Vantroys, Diplômée de l’Espace éthique IDF /
Publié le : 05 Avril 2017
Participante assidue des journées de travail des doctorants de l’Espace éthique et du Département de recherche en éthique Paris-Sud – Paris-Saclay, et professionnelle (aujourd’hui retraitée) du « prendre soin », la question des valeurs du soin que sont notamment la sollicitude, l’attention à l’autre, l’empathie, le souci et le respect de l’autre et de sa dignité, la bienveillance, est une question que j’entends sans cesse remise en perspective, en interrogation. Et nombre de professionnels se plaignent de l’abrasion, voire de la disparition de ces valeurs, aujourd’hui en crise et qui semblent difficiles à mettre en œuvre et en actes au quotidien, au profit d’autres valeurs que sont l’adaptabilité, l’efficacité ou la performance. Ils s’interrogent sur cette évolution, lui proposant plusieurs explications : les patients ont changé, ils disposent de beaucoup plus d’informations et leur demande n’est plus la même ; le manque de reconnaissance des soignants et leur souffrance devant cette mutation ou cette perte des valeurs du soin ; et surtout, surtout le manque de temps, qui ne leur permet plus d’avoir une pensée commune autour du soin, ni le même « prendre soin » du patient.
Amenée à devoir subir une petite intervention, je me suis retrouvée dans un tout petit hôpital de province. Si je relate ces faits, c’est qu’ils ne me semblent pas uniques, mais certainement transposables à d’autres institutions sanitaires. L’infirmière qui m’accueille m’accompagne dans la chambre que je vais occuper pendant ces quelques jours, chambre double que je devrai donc partager avec une autre patiente, malgré ma demande de chambre individuelle qui n’a pas été retenue puisque « je n’ai pas de raison particulière qui la rendrait nécessaire » (sic). L’hôpital est, avec la prison, un des rares endroits à l’heure actuelle où l’on pense normal qu’une personne partage totalement son intimité avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas quelques minutes plus tôt, alors que l’on y vit un moment de vulnérabilité particulière qui, pour beaucoup, justifierait pour le moins une véritable une intimité. Un rideau, trop court, sépare, si besoin, les deux lits...
Le lendemain de l’intervention entrent dans notre chambre deux aides-soignantes chargées de nos toilettes. « Bonjour Mesdames ; ça ne vous ennuie pas, on ne va pas trop fermer le rideau, on est entre femmes ! » Et les voilà qui se mettent à discuter à perdre haleine de leurs sorties du week-end précédent, des difficultés rencontrées avec certaines collègues, ne « s’intéressant » à nous que pour nous demander si « elles font toute la toilette ou si l’on souhaite qu’elles nous passent le gant pour le bas »... Que leur dire ? J’ai fait sourire ma compagne de chambre en leur disant « ça avait l’air rudement sympathique votre week-end... ». Je ne pense pas qu’elles aient compris l’allusion. Me venait le sentiment de n’être pas plus qu’un morceau de viande sur l’étal d’un boucher, que l’on prépare certes avant de l’emballer mais qui n’est quand même qu’une chose, un objet, ou tout au plus un être déshumanisé... Et n’allez pas penser « oui mais ce sont des aides-soignantes », ce serait péjoratif à leur égard et injuste. Car les infirmières venues ensuite pour les soins nous ont permis de connaître la suite des difficultés rencontrées avec certaines collègues, et nous ont chaque jour posé à chacune nombre de questions fort intimes, mais que nous étions contraintes de partager entre personnes hospitalisées... Et il ne s’agissait pas là d’un manque de temps si souvent invoqué, car elles ont pris tout leur temps avec nous, comme elles le feront d’autres matins. Alors qu’en est-il ?
La maladie confère aux personnels soignants un droit de regard, voire un devoir de regard sur notre corps, nécessaire car sans lequel il leur est impossible de soigner. Elle leur donne de ce fait accès à l’intimité de notre corps nécessairement dévoilée. Le « prendre soin » vient, en parallèle, souvent pénétrer l’intimité de l’espace privé, que ce soit au domicile de manière intrusive dans l’espace privé, ou à l’hôpital alors qu’espace public et espace privé se recouvrent et se confondent.
N’est-ce pas cette entrée permanente, voire cette immersion dans l’intimité des patients qui fait que peu à peu le partage unilatéral de l’intimité acquiert, comme par glissement, une apparente forme de réciprocité ? Ainsi s’expliquerait la possibilité d’une mise à nu par les soignants de leur propre vie privée et de leur intimité, autorisant par là même un droit de regard aux patients sur celles-ci, les faisant partenaires d’une réciprocité supposée. Mais n’y a-t-il pas, dans ce cas, collusion des places et des rôles de chacun ? Les patients ne sont-ils pas là plutôt spectateurs involontaires d’un échange qui se fait au-dessus et au-delà d’eux, et non avec eux qui parfois même ne bénéficieront pas du moindre regard échangé ? Et cette attitude des soignants ne vient-elle pas dissimuler pudiquement un manque de considération à l’égard du patient, le chosifiant et l’objectivant, en faisant un objet de soin, privé de son humanité et de son existence propre, et par là même de sa dignité ?
Une autre explication serait que la difficulté de se confronter quotidiennement à l’intimité des patients, mais aussi à leur souffrance et à la complexité parfois de les soigner et de les soulager, inciterait certains professionnels à fuir cette confrontation pour eux insupportable. Une forme de « mécanisation » et d’automatisme du geste et de la prise en charge soignants, leur permettrait ainsi de ne plus voir le patient déshumanisé, chosifié, voire en quelque sorte transparent, inexistant.
Cette mise à nu que nécessite le soin et à laquelle le patient doit consentir, légitime-t-elle ce dévoilement imposé et cette forme de violation de l’intimité par les voisins de chambre mis de facto en position de voyeur, pourtant involontaire ? Le constat de l’impossibilité d’une intimité à l’hôpital ou dans les gestes de soin autorise-t-il à ne plus respecter le droit à l’intimité du patient, renonçant ainsi à tenir compte des conditions nécessaires à cette intimité ?
Faut-il s’étonner si parfois l’un des patients se rebelle et rappelle qu’il existe à part entière et en tant que sujet ? Cette réaction d’exaspération tient-elle au fait que les patients ont changé et que leur considération à l’égard du personnel soignant n’est plus la même ?
Une dernière observation cette fois positive pour conclure. J’ai eu le privilège, durant cette hospitalisation, d’être retenue par une infirmière stagiaire comme patiente dont elle s’occuperait particulièrement. Ce fut une chance d’avoir affaire à une jeune femme active, pleine de sollicitude, d’empathie, extrêmement attentive, discrète et respectueuse, souriante, malgré quelques maladresses techniques. Elle m’a demandé en fin d’hospitalisation ce qu’elle devait améliorer ou développer selon moi pour être une bonne infirmière. Que lui dire si ce n’est de garder intactes, de préserver, toutes ces qualités qui font d’elle une « bonne infirmière », capable à la fois de soigner et de « prendre soin », même, le cas échéant, dans un temps restreint ?