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Approche transculturelle de l'éthique biomédicale

Il existe, d'emblée, un déséquilibre entre le soignant détenteur du pouvoir biomédical, et le soigné amoindri par sa maladie. L'appartenance du patient à une culture différente de celle de son soignant est de nature à apporter une distorsion supplémentaire à leur relation, voire à majorer le déséquilibre de puissance entre les deux parties.

Par: Ali Chadly, Chef de service de médecine légale, droit et éthique de la médecine, hôpital universitaire de Fattouma Bourguiba, Monastir, Tunisie /

Publié le : 17 juin 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

Une approche différente de la relation de soin

La pratique médicale met en présence deux parties de forces inégales, le soignant et le soigné. L'art médical fait appel au savoir, au savoir-faire et au savoir être. Ce dernier prend toute son importance dans la relation soignant soigné. L'évolution actuelle de la médecine vers la biomédecine a engendré la mise en place de la bioéthique et du biodroit. Le patient peut présenter des particularités notamment en rapport avec sa maladie, son âge, son sexe. Son appartenance culturelle en rapport avec son origine et son milieu d'éducation apporte une composante supplémentaire dans la gestion de la relation soignant-soigné.

L'objet de cette brève mise au point est de montrer l'effet de la culture et du transfert transculturel sur la conception de l'éthique biomédicale et la relation soignant soigné. Il existe, d'emblée, un déséquilibre entre le soignant détenteur du pouvoir biomédical, et le soigné amoindri par sa maladie. L'appartenance du patient à une culture différente de celle de son soignant est de nature à apporter une distorsion supplémentaire à leur relation, voire à majorer le déséquilibre de puissance entre les deux parties. Le terme culture, évidemment utilisé ici dans son sens anthropologique, désigne tout ce que la personne acquiert après sa naissance du fait des contacts qu'elle a eus avec la société dans laquelle elle a grandi. Le sentiment de non-appartenance à une société dans laquelle une personne émigre, contribue à augmenter sa fragilité, notamment quand elle ne parvient pas à l'intégration dans son nouveau milieu, ou qu'elle n'y adhère pas.

Cette intégration, par les faits d'acculturation qu'elle engendre, réduit l'écart en termes de repères entre l'individu et le nouveau milieu dans lequel il se trouve. Des conceptions particulières de la médecine et des soins peuvent modifier encore davantage le schéma de relation entre le soignant et le soigné. C'est le cas du malade issu d'une culture pratiquant
une médecine traditionnelle, émigrant vers une autre culture à médecine fondée sur la technologie.

 

Universalité et normes éthiques

Les textes internationaux relatifs aux droits de l'Homme en général, et aux droits du malade en particulier, ont consacré le caractère universel des valeurs. La démarche éthique obéit ainsi à quatre paramètres classiques qui sont la bienfaisance, l'autonomie, la justice et la non-malfaisance. Cette démarche est universelle et fait l'objet d'un consensus, quelle que soit la société à laquelle appartiennent respectivement le soignant et le soigné. La démarche éthique doit toutefois obéir à la norme spécifique d'un groupe donné, ce groupe pouvant être une famille, une tribu, la population d'un pays, un groupe ethnique. Les facteurs intervenants dans cette norme sont d'abord socioculturels et intéressant le groupe de population étudiée : us et coutumes du groupe, religion, niveau d'instruction, choix politique, moyens économiques, etc. Les moyens modernes de télécommunications, ainsi que le brassage des populations (tourisme, échanges, mariages mixtes), ont contribué à modifier les normes des groupes, entraînant un hybridisme relatif de leurs facteurs socioculturels par l'introduction de nouvelles habitudes, rendant même certaines sociétés multiculturelles et symbiotiques.

D'autre part, les caractéristiques professionnelles des soignants influent sur l'abord éthique de la relation de soins. Ces professionnels de la santé arrivent aussi avec des caractéristiques socioculturelles propres, un profil de formation professionnelle qui varie selon qu'elle a été régionale, nationale ou internationale. Les échanges professionnels interrégionaux ou internationaux, ainsi que les nouveaux moyens d'apprentissage fournis par les techniques de télécommunications, modifient les habitudes des soignants. Un professionnel de la santé ayant exercé dans un pays étranger subira tant soit peu l'effet du milieu dans lequel il lui a été donné d'exercer ne serait-ce qu'à titre temporaire. Mieux encore, ce professionnel de la santé pourra s'acculturer lui-même, si l'occasion lui est donnée de travailler dans un pays ayant une culture différente de la sienne (dans le cadre d'un séjour de médecine tropicale par exemple).

La prise en charge d'un patient transculturel tire sa force de son écoute, et s'intègre au sein de sa représentation de la maladie (et pas seulement de l'aspect technique de l'acte de soins). L'imposition à leurs patients de leurs cultures et de leurs valeurs est cependant un problème auxquels sont confrontés les médecins. Les anthropologues ont montré le rôle important joué par la culture dans l'écart qui peut se creuser dans la relation soignant/soigné. René Leriche avait déjà attiré, il y a plus de cinquante ans, l'attention sur l'écart entre " la maladie du malade " et la " maladie du médecin ". La conception anglaise de la maladie, dans ses dénominations même - illness pour ce que le malade perçoit, disease pour ce que le médecin cherche et trouve, sickness pour ce que le malade représente pour la société à travers son statut socioculturel -, trouve sa place dans l'approche transculturelle de la maladie et de l'éthique professionnelle.

 

Exemples de situations vécues

L'information du malade transculturel

L'information de tout malade doit être simple, approximative, intelligible et loyale comme nous le rappelle le droit médical. Nous dirons simplement qu'elle doit être appropriée au malade. Des difficultés et des problèmes surgissent dans la communication transculturelle soignant/soigné. L'information donnée au malade peut nécessiter une traduction par un tiers (intermédiaire) du fait d'une incompréhension de langage. Cette traduction fait craindre l'aléa de l'interprétation. Les dires du traducteur interprétant les propos du soignant leurs sont-ils conformes ? D'autre part, le traducteur peut, consciemment ou non, substituer à la phase du consentement aux soins, sa volonté ou sa décision à celle du malade.

Dans d'autres circonstances, la conduite éthique du soignant oscille entre paternalisme et respect de la volonté du patient. Le soignant peut ainsi escamoter son obligation légale d'informer le malade, considérant par exemple que dans son pays, il n'aurait pas pu bénéficier de l'information en question.

L'autonomie du patient est liée à l'évolution générale de la société à laquelle il appartient, et qui, selon les cultures, a plus ou moins valorisé les droits de la personne à l'intimité et à la liberté du choix. Alors que la profession médicale est parfois contestée dans ses décisions, voire poursuivie par la justice (judiciarisation de la médecine), dans certaines sociétés, l'acceptation du " destin " et le sens de l'harmonie du groupe demeurent capitaux : c'est l'intérêt de la communauté qui prévaut sur celui de l'individu.

Dernière difficulté : la compréhension de l'information communiquée par le soignant au malade peut être rendue difficile du fait de croyances populaires. C'est le cas s'agissant de la grossesse prolongée, pour laquelle certaines femmes peuvent refuser l'accouchement provoqué, croyant que l'enfant ne fait que dormir dans leur ventre et qu'il ne faut pas le réveiller de crainte d'engendrer chez lui des perturbations de caractère.

De même, dans certaines contrées africaines, les éruptions de la rougeole correspondent, selon la croyance populaire, à des traces de baisers de déesses dont on provoquerait la colère si on apportait des soins aux enfants qui les présentent.

 

Le secret médical

Le secret médical est l'une des pierres angulaires de l'édifice médical, et constitue l'un des droits du patient. Or l'information faisant appel à la traduction intermédiaire contribue à faire partager le secret médical avec un tiers qui, s'il n'est pas membre de l'équipe soignante, fait sortir la confidence du tandem soignant/soigné. Dans les habitudes de certaines familles nord-africaines, la visite du malade est la preuve de l'intérêt et de l'affection qu'on lui porte. Cette visite est parfois effectuée par des parents lointains qui vont s'enquérir de son état de santé auprès du soignant, au détriment du respect de son intimité.

Dans les familles polygames, la survenue de maladies sexuellement transmissibles pose le problème du caractère légal et éthique de l'information du ou des partenaires afin d'endiguer la contamination.

 

Expérimentation biomédicale sur l'Homme

L'expérimentation sur l'Homme se base sur le respect d'un trépied de conditions : le consentement libre et éclairé de la personne se soumettant à l'expérimentation, un intérêt pour le malade (bénéfice individuel direct) et/ou pour la société ainsi que l'absence de risque lié à cette expérimentation. La question du consentement et de l'information préalables d'un malade (ou d'un volontaire sain) venant d'une autre culture se pose au regard de son degré de compréhension de l'information donnée déjà évoqué plus haut. Des projets de recherche sont en cours dans le cadre de la coopération transculturelle. Des questions se posent ici sur le caractère éthiquement acceptable de ces projets, puisque certains protocoles sont refusés dans une société et " dirigés " vers une autre, plus permissive ou moins apte à en saisir la portée. Le but de ces recherches est-il de développer ces deux sociétés selon leurs besoins respectifs ?

Le cas de la recherche portant sur le Sida ou le génie génétique est ici exemplaire. Quelles sont les retombées positives de ces recherches pour les sociétés pauvres qui offrent pourtant le " terrain " de l'expérimentation ? Comment s'y fait le choix des volontaires ?

Ont-il réellement consenti ou se sont-ils soumis à ces recherches ? Comment se fera la désignation des premiers bénéficiaires des résultats de ces recherches ?

 

La transplantation d'organes

Selon la législation des pays et les normes des sociétés, le prélèvement d'organes peut se pratiquer du vivant comme après la mort d'une personne. Le prélèvement chez le vivant pose le problème du caractère bénévole du don. Étant donné les influences pouvant être exercées par le milieu familial, et les obligations d'appartenance traditionnelle à la famille, le caractère volontaire et désintéressé du don peut être sujet à caution. Les prélèvements post-mortem peuvent, quant à eux, se heurter à la croyance culturelle de certains groupes ethniques pour lesquels l'intégrité du corps est nécessaire pour " le jugement dans l'au-delà " ou la réincarnation.

Le statut culturel de certains organes peut constituer des limites à leur prélèvement, comme c'est le cas du " cœur, symbole de la foi ".

Enfin, l'information préalable au don pose toujours le problème de la fidélité de la traduction, et de l'effraction de l'intimité de l'individu pour qui le don d'organes est un acte personnel ayant un caractère privé.

Par ailleurs, le malade étranger a-t-il droit de bénéficier d'un organe dans un pays qui n'est pas le sien ? Le don d'organes représente pour certains un acte de solidarité nationale auquel souscrivent les habitants d'un pays. Un individu étranger ne participant pas à cet acte peut-il alors recevoir un organe ?

Au cours du prélèvement effectué sur un malade en état de mort cérébrale, l'arrêt ou le maintien de la réanimation représentent des décisions pour lesquelles des facteurs culturels inhérents aux soignants et à la famille de ce malade jouent un rôle important à côté des données strictement médicales. La demande du maintien de la réanimation est parfois formulée par la famille en vertu de convictions particulières. Le fait d'observer sur le cardioscope l'activité cardiaque (en fait artificielle), laisse croire à la famille que le malade vit encore puisque pour elle, le cœur, et non le cerveau, est le siège de la vie ; d'où son opposition au prélèvement.

 

La médecine de la procréation

La conception de la stérilité est particulière dans certaines sociétés, et son acceptation est parfois difficile, notamment par rapport à la femme. Un sentiment de culpabilité est vécu par la personne stérile, et l'acte de soins consiste d'abord à la déculpabiliser. Toutefois, si la médecine de la procréation a certes apporté des solutions pour les couples en difficulté, la stérilité ne trouve cependant pas de solution dans les groupes où la religion interdit par exemple le don de gamète en dehors du couple (insémination de sperme d'un donneur).

 

Autres situations

Il est des groupes qui refusent certains types de soins en raison de croyances particulières (refus de la transfusion sanguine chez les Témoins de Jéhovah par exemple). Le respect de leur volonté, qui est une obligation éthique pour le personnel soignant, entre souvent en contradiction avec leurs obligations légales d'assistance à personne en danger.

L'éthique biomédicale, au départ universelle, doit être adaptée à la norme du groupe. Les enquêtes de type anthropologique et sociologique appliquées à la santé, faisant intervenir les connaissances, les attitudes, les croyances et les pratiques d'un groupe particulier, ont permis une meilleure exploration du monde de l'Autre. C'est dire l'importance de l'initiation à une éthique transculturelle dès la formation médicale, et lors de la formation continue.

Le but étant de promouvoir une médecine transculturelle qui se veut interactive et participative. C'est dire si les échanges professionnels prennent ici toute leur importance. Le contact aboutissant à une compréhension et à une tolérance de la norme éthique d'autrui, l'acculturation des personnes peut contribuer à réduire les contradictions entre les normes éthiques de différents groupes.