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De mémoire d'infirmière

"[Pour une infirmière en gériatrie, être confronté à la mort arrive plus ou moins tôt, plus ou moins vite, mais arrive.] Ce n'est pas pour cela que c'est forcément moins difficile à vivre. Mais j'ai la profonde conviction qu'en presque trente ans de carrière, cette épreuve a pu prendre des aspects plus humains, plus supportables, je dirais même, plus nobles."

Par: Marie-France Pisonero, Infirmière en gériatrie, « L’Arche », hôpital Charles-Foix, AP-HP /

Publié le : 17 juin 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°9-10-11, "Fins de vie et pratiques soignantes". Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

Les obscurités du passé

Pour moi, “vieille infirmière de base”, la mort est une compagne quelque peu apprivoisée, au fil des ans. En gériatrie, être confronté à la mort est quelque chose d'inéluctable. C'est un aboutissement qui semble logique, et auquel on peut s'attendre.

Cela arrive plus ou moins tôt, plus ou moins vite, plus ou moins attendu, mais cela arrive. Il s'agit d'une réalité. Ce n'est pas pour cela que c'est forcément moins difficile à vivre. Mais j'ai la profonde conviction qu'en presque trente ans de carrière, cette épreuve a pu prendre des aspects plus humains, plus supportables, je dirais même, plus nobles.

Les salles étaient dites “communes”. Cela signifie quarante lits. Une rangée de vingt lits de chaque côté, avec la grande allée centrale réservée aux meubles des soignants pour leur matériel. Les personnes - elles étaient dénommées à l'époque les “pensionnaires” - n'avaient pour espace privé que l'emplacement de leur lit avec une table de nuit. Pour leurs effets personnels, elles disposaient d'un coffre métallique, fixé à la tête de lit.
C'est tout. Un fauteuil percé, parfois, pour les incontinentes. Elles y “stationnaient” du lever au coucher. Ces fameux fauteuils étaient vidés une fois par jour par une équipe qui arrivait à 10h : la vidange. Chariots équipés de tout le matériel pour recevoir les matières et le nettoyage éventuel.

Le moindre matelas alternating à poser, et c'était le casse-tête. Une prise électrique parsemée deci-delà impliquait des rallonges qui couraient de lit en lit. Pas d'intimité. Seulement la rigueur de ces lits alignés uniformément dans un espace gris, triste, sale et inhumain. Pour tout isolement, des paravents que l'on installait précipitamment entre un grabataire mourant et sa voisine. Un seul coin toilette-WC face à un office alimentaire envahi de cafards.

La visite du médecin constituait un marathon : nous parcourions les salles en essayant de distinguer ce qui était urgent de ce qui l'était moins. Entre une distribution de médicaments, quelques pansements faits à la hâte, la journée passait en galopades effrénées d'une salle à l'autre. Si les choses se compliquaient, le patient allait à l'infirmerie où il mourait sous huitaine. L'hospice d'alors signifiait mouroir, souffrance, dénuement, abandon.

Quand je me tourne vers ce passé, je me demande comment malades et soignants, nous avons pu vivre si longtemps ensemble, en subissant chacun à notre façon cet état de choses. Le “burn out” n'existait pas, et pourtant ! Combien de fois, me suis-je posée la question : « Pourquoi suis-je là ? » Face à cet entassement de malades, j'éprouvais parfois des difficultés à savoir par où commencer. Et ce manque de dialogue, entre personnel, médecins, cadres…

Malades traités en sujets anonymes, toujours aller au plus vite, au plus urgent. Ne pas s'attarder, ne pas s'attrister, ne pas se décourager. Une espèce de carapace qui s'accumule au fil des années, comme la crasse sur les murs. Revivre ces années me paraît à présent impossible, impensable et surtout insoutenable. Les témoins de cette époque, le peu qu'il en reste, ne pourraient me contredire.

Une nouvelle cohésion au service des personnes

Ma prise de conscience face à cet état de choses me semble progressive. Des petites choses ont changé. J'ai beaucoup lutté pour que les infirmières se réunissent afin de se parler à l'occasion du repas de midi. Chacun de nous prenait un bol de café à la va-vite dans la matinée, en cachette de la surveillante. Le repas de midi était souvent pris de la même façon avec ce qui restait dans les “gamelles” des repas des pensionnaires. Nous étions repliées sur nous-mêmes sans concertation, sans dialogue, aussi isolées que l'étaient les malades. Sans doute les aides-soignantes vivaient-elles aussi avec une espèce de rivalité : elles s'occupaient des soins de base et nous étions les “techniciennes” : c'est peu dire combien ce mot me révulsait… Peu à peu, nous nous sommes serré les coudes, nous avons formé une petite équipe qui essayait de sortir de ce marasme. Ce n'était qu'un balbutiement mais qui représentait quand même une ouverture sur les murs gris de cette prison.

L'évolution s'est déroulée sur des années. Nous avons commencé à discuter un peu plus avec les médecins. Nous voulions donner notre avis, même s'ils n'étaient pas d'accord. Progressivement nous avons créé des liens. Nous avions envie de bien travailler, de sortir d'une routine, de sortir les aides-soignantes de leur léthargie ; cela n'a pas été sans heurts. Il y a eu du “crêpage de chignons”. Et comme nous n'étions pas toujours disponibles, la rivalité s'est accrue. Quelquefois, on profitait de la situation pour nous monter les unes contre les autres et je dois dire que cela a plutôt cimenté notre équipe !

Le premier grand virage est sûrement intervenu avec l'arrivée de Bruno. On n'y croyait pas, on ne voulait pas y croire ; il semblait un peu trop religieux à notre goût. On a toujours refusé ce côté “bonne sœur”. Et puis, aussi cette naïveté, cette crédulité face à notre vie de “baroudeuse du 3e âge” ; nous n'y avons pas cru, mais cela a été un déclic à retardement. Inconsciemment, et malgré nous, on changeait, et la vie des grands-mères aussi. Toujours en nous ce goût du travail bien fait, une sorte d'acharnement “jusqu'au boutiste”. Il fallait que l'on reconnaisse notre travail, nos initiatives, que l'on ne soit pas l'objet continuel de remise en cause, mais que l'on nous perçoive en tant que soignante pensante plus qu'en instrument délégué du pouvoir médical. Pompeux, peut-être mais tellement révélateur. Il fallait que l'on apprenne à vivre en bonne intelligence, avec le même objectif : le bien-être des vieillards. Tout cela a été laborieux, difficile, douloureux. Tout n'est pas réglé, mais on apprend à se respecter et à s'écouter. Tout ceci est apparu de manière plus tacite que protocolaire ; rien n'a été décidé de façon arbitraire. Petit à petit, un fil de conduite a vu le jour.

Première grande polémique : supprimer les paravents que l'on installait autour du lit d'un mourant. Il y avait “les pour”, il y avait “les contre”. Chacun faisant valoir son point de vue. Nous étions d'accord sur le fait que cela affolait plus de monde (personnel, famille et patients) et qu'il y avait en fait peu d'avantages à en tirer. Ce fut la première pierre de l'édifice, mais aussi la plus importante. Chacun s'est investi dans la concertation, appréciant cette démarche même s'il ne s'en souvient plus aujourd'hui. Il y a eu ensuite les réunions avec les familles. Quelles craintes nous éprouvions, et à juste titre ! La première fut un vrai pugilat. Nous étions assaillies de critiques ; nous nous trouvions en première ligne. Et ce fut la colère. Elles avaient raison et nous n'avions pas
tort. Il fallait apprendre à vivre ensemble et aussi à “encaisser” les coups. Même si cela fut pénible, nous avons progressé. Cela nous a permis, au fil des ans, d'en faire les meilleurs défenseurs de notre service. Les relations sont excellentes et les heurts sont toujours présents mais bien plus rares et souvent résolus.

Ensuite s'est imposée la question de l'habillement. Nos pauvres grands-mères ressemblaient à des pensionnaires orphelines qui auraient pris de l'âge ! Des robes fournies par l'hôpital, des tissus plus ou moins identiques, des formes que même Jean-Paul Gaultier aurait reniées ! Rien de personnalisé, ni d'adapté. Des vêtements enfilés à la va-vite, à l'endroit ou à l'envers, sans goût, avec des chemises dépassant de toute part, des bas qui tombent sur des chaussons sans forme. Des cheveux peu ou pas coiffés les transformant en Sheila à couettes du 3e âge. Des aides-soignantes ont demandé, pour certaines malades très fortes ayant des difficultés à s'habiller, un choix de quelques robes mettables. En accord avec les surveillantes, nous avons acheté avec leur argent des robes à leur taille. Ces robes étaient quelquefois fort chères et nous étions confrontés à d'importants soucis financiers. Alors vint l'ère de la fripe. Sur le marché, pour 10 ou 20 francs, nous trouvions des robes fort seyantes, sans ruiner nos patientes. Et cela nous révéla un autre problème : l'entretien. Beaucoup de nos patientes sont sans famille ou avec des familles âgées qui ne peuvent se charger de la lessive. Petit à petit, nous avons pris en charge l'entretien puis la couture, le repassage.

À présent, tout cela fonctionne plutôt bien, à la satisfaction de tous. Dans le service, tous nos patients disposent de vêtements personnalisés et entretenus. Nos malades une fois bien habillés, il a fallu penser à les amener chez le coiffeur. Progressivement, différents services se sont développés dans l'hôpital comme l'épilation, le maquillage et la manucure.

Le droit d'exister

Nous nous sommes préoccupés alors, d'abord avec Bruno, de la souffrance de nos malades en fin de vie. Cela était tout nouveau à ce moment-là. Ce fut une prise de conscience relativement précoce pour l'époque. Même si cela semble si évident aujourd'hui, à cette époque non seulement on ne traitait pas la douleur mais on n'y pensait pas. La douleur était dure à accepter pour le malade et tout autant pour le soignant, mais c'était comme ça, aussi inéluctable que le coucher du soleil à la fin de la journée.

Alors est apparue la morphine et ses dérivés. Après quelques tâtonnements, nous avons su assez vite nous en servir. Mais il n'y a pas eu que cette évolution. On adoptait un autre regard sur celui qui allait mourir, puis ensuite sur tous les malades que nous avions à notre charge. On leur reconnaissait des droits. Droits sur la vie, sur la mort, sur les goûts, la religion, les désirs, un droit d'exister à part entière. Ce fut aussi important que e traitement de la douleur. Pour nous, désormais, la douleur est prise en compte, même si cela ne s'avère pas toujours évident. Et chacun, surtout, a son mot à dire car la perception est tellement différente. Ce peut être la douleur d'une fin de vie, mais aussi un état passager, transitoire, qui n'aboutira pas forcément à la mort.

La mort, si nous la côtoyons souvent, fait aussi partie de la vie. En gériatrie, on la connaît forcément plus qu'ailleurs. Nous avons appris, jour après jour, à la rendre plus humaine, non seulement grâce aux antalgiques, mais en accord avec la famille. Les dialogues devenus plus détendus, nous pouvions l'avertir de l'aggravation de l'état de son malade et demander alors ce qu'elle souhaitait : par exemple, être avertie ou non la nuit. Choisir ensemble si elle le désirait la dernière tenue vestimentaire, appeler un prêtre ou tout autre représentant d'un culte. Parler quelquefois aussi du contrat des obsèques.

Nous lui proposions de rester plus longtemps, de téléphoner à toute heure, de venir le matin. Et puis aussi petit à petit, nous avons pris plus ou moins en charge la famille. Affectivement, elle a besoin de soutien. À l'arrivée, souvent les personnes sont tellement désemparées ; il faut les rassurer, les déculpabiliser, les aider aussi quand la mort est proche. Elles ont besoin de réconfort et de chaleur humaine et tout naturellement elles se tournent vers nous.

Quelquefois, il n'y a pas de famille. Il faut alors prendre des décisions : choisir l'office religieux, demander ou ne pas demander ; choisir des vêtements. Reconnaître le corps lorsque c'est nécessaire. Penser aussi à ce que le patient aurait souhaité. S'il avait exprimé des désirs, une demande particulière, il importe d'y penser. Il est devenu tout naturel de s'en préoccuper, comme aussi de convenir de la date et de l'heure pour la levée du corps. Il y a toujours une personne du service qui se rend à la levée du corps. Il s'agit pour nous d'une dernière manière de l'accompagner, de témoigner aux familles notre affection. Et puis, parfois, il n'y a pas de cérémonie, pas de levée du corps. Le patient a fait don de son corps à la science. On ressent quelquefois des frustrations quand rien ne réunit les proches. Nous essayons alors d'organiser une petite réunion religieuse ou non, pour ritualiser le deuil, pour ne pas avoir le sentiment d'une cassure trop nette.

Une volonté personnelle, têtue et désintéressée se profile derrière cette démarche d'un service, étalée sur tant d'années. Cette volonté est presque aussi “vieille” que moi et si je n'en parle pas dans ce témoignage, c'est pour préserver sa modestie. Mais le service lui doit beaucoup. Tenace et quelquefois obsessionnelle, on se ressemble un peu ! Beaucoup diront qu'elle est excessive, mais tous diront qu'elle aime ce qu'elle fait et qu'elle y met tout son cœur. Qu'importe la façon de donner, quand sur la main tendue il y a un cœur gros comme ça !