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Génétique et médecine de prévision

"Les questions se posent à la fois à l'individu, au médecin et à la société. Pour l'individu, la principale question se situe à la croisée entre les notions de connaissance, de destinée et de liberté. Quelle liberté reste-t-il, lorsque l'on connaît parfaitement sa destinée et que celle-ci est sévèrement compromise ?"

Par: Axel Kahn, Généticien / Pierre Jouannet, Chef du service d’histologie-embryologie orientée en biologie de la reproduction, hôpital Cochin, AP-HP / Marie-Louise Briard, Professeur honoraire de génétique /

Publié le : 17 juin 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique , n°12-13-14, été-automne 2000. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

Connaissance, destinée et liberté

L'évolution des possibilités en génétique est appelée à modifier profondément la conception et l'exercice de la médecine, aussi bien du point de vue scientifique, de la pratique quotidienne que de la relation entre le malade, son médecin et la société.

Les programmes de recherches en cours, ont pour but d'isoler et d'élucider la structure et la fonction des gènes impliqués ou non dans certaines maladies génétiques. La structure du génome humain sera connue complètement dans sept à dix ans. D'ici deux à trois ans, on connaîtra les séquences partielles de chacun des gènes. Actuellement, on en a identifié environ les trois-quarts. Bien entendu, cela ne veut pas dire que l'on connaît leur rôle individuellement, en combinaison ou en interaction avec l'environnement. Pour les futurs biologistes, il s'écoulera encore des siècles avant de percer la signification de ce programme. On connaîtra la nature programmatique, sinon la signification.

Une présentation redoutablement réductionniste, malheureusement toujours présente à l'esprit des gens, a été produite par les américains promoteurs de ce projet qui ont déclaré que l'objectif consistait à « écrire et élucider le grand livre de la vie de l'homme », c'est-à-dire sa susceptibilité biologique mais également sa destinée en général. Pour le public, de fait le génome parfaitement identifié et interprété devrait permettre de donner accès à la destinée individuelle. Cette vision ne tient pas. Mais elle témoigne dans le public d'une préoccupation majeure et s'avère être un puissant renfort aux conceptions du déterminisme biologique. Pour les gens, la génétique ouvre l'accès au fil conducteur de leur destinée !

Du point de vue médical, si l'on considère toutes les maladies, certaines sont entièrement génétiques, c'est-à-dire qu'il suffit de la modification d'un gène pour qu'elles apparaissent. D'autres ne le sont pas du tout : la fracture du col du fémur par exemple. La plupart des maladies ont une base génétique : plusieurs gènes en interaction avec l'environnement. Ces dernières représentent en fait la majorité des maladies dont on meurt : la susceptibilité aux maladies infectieuses, la démence d'Alzheimer, les maladies neuro-dégénératives, l'hypertension artérielle, l'obésité, les cancers, etc. Les gènes ont beaucoup à dire pour quiconque s'intéresse à ces maladies.

L'aspect de prévision ne représente cependant qu'une partie de la justification de ces efforts, l'autre partie étant l'amélioration de la prise en charge thérapeutique des maladies à travers une meilleure compréhension de leurs mécanismes physiopathologiques cellulaires. Mais cela reste un processus assez long. Entre la compréhension de la physiopathologie d'une affection, la possibilité de savoir si elle surviendra et la possibilité d'empêcher qu'elle ne survienne — si on y parvient un jour — ou de la soigner mieux, le délai peut être très important. C'est dans cette longue période qu'interviennent le maximum de problèmes.

Ces gènes vont donner accès, soit à un diagnostic pré-symptomatique (par exemple dans la Chorée de Huntington, permettre d'être certain que le sujet développera la maladie), soit alors aboutir à des diagnostics de susceptibilité : lorsqu'une maladie intéresse une personne sur cent mille dans la population, on pourra calculer le risque pour un individu donné de la développer.

Enfin, il sera sans doute possible de proposer des tests d'aptitudes de capacités, ce qui pose un tout autre problème.

Les questions se posent à la fois à l'individu, au médecin et à la société. Pour l'individu, la principale question se situe à la croisée entre les notions de connaissance, de destinée et de liberté. Quelle liberté reste-t-il, lorsque l'on connaît parfaitement sa destinée et que celle-ci est sévèrement compromise ? Ces conditions sont-elles compatibles ou non avec l'épanouissement optimum de la personnalité ? Questions importantes auxquelles on ne peut pas répondre simplement. Nous connaissons tous dans notre entourage des personnes qui s'épanouissent quand bien même elles se savent condamnées et d'autres qui ne cessent de se préoccuper d'autre chose que de cette échéance promise qui approche à grand pas.

Pour le médecin, les questions se posent par rapport au diagnostic de susceptibilité. Cette situation n'est pas nouvelle. Aujourd'hui, on peut, grâce à l'anamnèse familiale, détecter des terrains prédestinés à certaines affections comme la diabète ou l'hypertension artérielle. Mais le pouvoir prévisionnel reste faible. Il est vraisemblable que dans un futur proche, le médecin disposera de plusieurs dizaines de tests de susceptibilité génétique dont certains permettront d'agir pour éviter que la maladie ne survienne.

Deux exemples récents et assez fréquents illustrent ce propos.
L'hémochromatose, qui diagnostiquée dans l'enfance, permet au prix d'une saignée mensuelle à vie d'éviter que la maladie ne se déclare. De même, on a trouvé un gène de prédisposition au glaucome familial à angle ouvert, dont le traitement préventif médical ou chirurgical permet d'éviter la complication majeure de cette affection, à savoir la cécité.

D'autres fois, ce diagnostic pré-symptomatique ou de susceptibilité peut être difficile à gérer. Il s'agit, par exemple, du cas de susceptibilité génétique au cancer du sein où l'on ne peut pas s'attendre à une transformation radicale du pronostic. Dans certains cas, enfin, comme dans la Chorée de Huntington, le médecin se trouve dans l'incapacité de faire autre chose que d'apporter son soutien psychologique au malade. Lorsque la situation est rendue à ce point délicate à gérer, le médecin ne peut que répondre favorablement aux demandes des membres d'une famille à risque qui souhaitent se faire dépister, préférant ainsi la certitude du pire ou la satisfaction d'être sain, à l'angoisse d'incertitude.

On peut ainsi aboutir soit au soulagement qui ne va cependant pas sans une certaine culpabilisation d'être indemne d'une maladie qui touche si durement un proche, soit à une confirmation de la crainte qui n'est parfois pas pire que l'angoisse antérieure.

En revanche, il est clair qu'il n'y a dans ces cas aucun intérêt en terme de santé publique ou individuelle, de se lancer dans des campagnes de dépistage de masse. Mais en réalité, deux logiques s'affrontent : la logique éthique et médicale, et de l'autre côté, la logique industrielle des fabricants de ces tests qui ont tout intérêt à augmenter le marché en convainquant la population générale de se faire tester. Pour donner une idée, le marché pour le cancer du sein est au minimum de quinze milliards de dollars. Sous peu, de très nombreux tests de ce genre existeront. On se trouve donc face à une situation qu'il faudra très clairement apprendre à gérer.

Le "génétiquement correct"

Considérons également les problèmes sociaux liés à ces évolutions scientifiques. On a trop souvent schématisé les conditions dans lesquelles on aurait accès à la connaissance, favorable ou non, du destin biologique des individus, en disant qu'il faut mettre en place des garde-fous au niveau de certains groupes de pression comme les banques ou les assurances. Il convient de le faire mais il est peu probable que dans l'avenir ce soit la raison principale pour laquelle les tests seront demandés. En effet, hormis les motifs médicaux, c'est surtout la soif de connaître l'avenir — attitude récurrente dans toutes les sociétés — qui poussera les gens à se faire tester. Quand, depuis la nuit des temps, un homme ou une femme demande à un devin de lui prédire l'avenir, ce n'est pas dans l'espoir d'en modifier le cours.

Le fait que la connaissance de son destin biologique ne permette pas de l'améliorer, n'est pas de nature à dissuader les gens de vouloir le connaître. Par conséquent, l'un des moteurs importants de la connaissance par les individus des éléments de leur destin biologique sera cette soif éternelle et ubiquitaire de connaître leur avenir. Par ailleurs, le marché aura tendance à amplifier ce besoin de savoir en développant l'offre par des mécanismes bien connus dans notre société marchande. Cette connaissance des destins biologiques, devrait avoir des conséquences importantes par les mécanismes difficilement contournables qu'elle suscite, comme, par exemple, au niveau de l'embauche ou de l'assurance.

Pour se rassurer, certains disent que puisque chacun d'entre nous a des prédispositions pour certaines maladies, cette multiplication recréera une égalité dans ce fardeau génétique et qu'ainsi les sanctions de type assurantiel n'auront pas lieu d'être. Il n'en est rien car les maladies dont on meurt sont peu fréquentes dans nos sociétés développées : on meurt de cancers, de maladies neuro-dégénératives, d'Alzheimer, de vieillesse, d'hypertension artérielle, de maladies cardio-vasculaires et d'obésité. Toutes ces maladies ont des composantes génétiques fortes et on peut imaginer que cinq ou six tests génétiques permettent de façon très intéressante pour l'assurance privée de définir des groupes de risques et d'en tirer des conséquences. La logique de l'assurance privée vise à proposer un contrat non pas égalitaire mais équitable aux assurés, et le contrat équitable est celui qui est proportionné au risque. La logique de ces assurances et parfois aussi des mutuelles, consistera donc à utiliser au fur et à mesure qu'ils apparaîtront ces critères sensibles.

Le problème social général est double. Tout d'abord, il représente un facteur de dissolution sociale : on verrait probablement des mutuelles d'un nouveau type apparaître. Une mutuelle correspond à la demande de gens qui, du fait de leur profession et de leur niveau socioculturel, appartiennent à une classe de risque particulière et qui en fonction de celle-ci décident d'être solidaires entre eux. Les gens possédant de bons tests génétiques auraient tout intérêt à créer entre eux la mutuelle des “génétiquement corrects” qui proposerait des tarifs bien plus intéressants que tout autre groupe d'assurance. On peut même imaginer qu'une carte d'appartenance à cette mutuelle constituerait une porte d'entrée à l'embauche ! Ces scenarii de dissolution et d'éclatement social sont désormais envisageables.

Cette recherche qui tend à convaincre les citoyens que ce que l'on est et ce que l'on peut faire se situe dans nos gènes en fonction d'un héritage biologique, aura un impact évident du point de vue de l'exigence de solidarité qui fonde nos rapports sociaux. Une telle mutation peut expliquer la relation qui s'instaure entre l'excès de l'individualisme et le déterminisme génétique. Dès lors qu'on admet qu'une grande partie de notre destin relève de nos gènes, il nous appartiendrait, avant toute autre considération, de faire prospérer au mieux ce à quoi nous donnent droit nos gènes, sans aucun devoir particulier à exercer vis-à-vis d'autrui dont les devoirs et les droits procèdent également de son propre patrimoine génétique.

Les droits de l'individu deviennent ceux que confère le patrimoine génétique. On constate aujourd'hui, que des groupes ethniques possèdent des marqueurs génétiques inégalement répartis. Peut-être, certains d'entre eux seront-ils associés à tel ou tel trait de caractère, à telle ou telle aptitude. Sous la pression idéologique cela se saura. Nous aurons ainsi à faire face, comme au début du siècle, à l'utilisation de cette science génétique comme renfort et alibi des idéologies de l'exclusion et du racisme.