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L’éthique du soin au cœur des petites choses

"Ces petites choses, comme ils nous disent, on les dit petites car elles sont non visibles, non mesurables. On parle de choses, car elles ne sont pas nommées, elles ne sont pas prescrites. C’est un geste, une parole, un silence, un sourire, une présence… Ce qui permet au patient de se sentir propre, de se sentir vivant, de se reconnaître, de garder confiance…"

Par: Marie-Claude Vallejo, Cadre de santé, CHU de Toulouse, doctorante au Département de recherche éthique, université Paris Sud, auteure de Une approche philosophique du soin. L’éthique au cœur des petites choses, éditions érès /

Publié le : 20 Février 2014

Peut-on soigner quand on souffre soi-même ?

L’éthique guide nos actes, elle s’insinue, se dilue dans les interstices du soin, et pour mon propos, dans ce qu’il a de plus intime, dans ce qui est invisible.
Ce travail est le fruit d’approches multiples de la notion de soin. Approche théorique d’abord, au travers des différentes pensées philosophiques. Une Approche clinique du soin au travers des témoignages recueillis lors d’entretiens réalisés auprès d’aides-soignants travaillant dans mon unité. Mais aussi, au travers du regard porté par le cadre de santé. Ces différentes approches permettent de mesurer les enjeux éthiques à la fois institutionnels, mais aussi, pour le cadre soignant, pour les soignants, pour le patient et ses proches. Cette réflexion a pris son origine lors du 3ème Atelier/débat de REA-ETHIC, pendant lequel les aides-soignants au terme d’une présentation, ont posé la question suivante : « Peut-on soigner quand on souffre soi-même ? » Cette interrogation ne pouvait rester sans réponse, ou en tout cas, sans questionnement et a nécessité une réflexion beaucoup plus large autour de la relation de soin et invité au questionnement qui suit :
Quel décryptage de ce qui fait la singularité de la relation entre l’aide-soignant et la personne malade pouvons-nous faire ? L’enjeu du soin n’est-il pas fondamentalement lié à la nature même de cette relation ?
La qualité de cette relation est-elle la condition de l’attention portée aux patients, mais aussi du bien-être des soignants ?
Avant d’approcher ces questions et les concepts théoriques, voyons le contexte de la réanimation.
La réanimation est un espace-temps particulier ou la technique occupe une large place. La performance requise pour faire face aux situations les plus critiques, est à la fois reconnue et attendue. C’est un lieu ou la vie et la mort prennent tout leur sens. La technique prend le relais du corps défaillant et les moniteurs de surveillance, de suppléance envahissent et organise l’espace autour du patient. Le temps, est instable et la bascule toujours possible dans cette immédiateté, du côté de la vie ou de celui de la mort.
Ce temps se prolonge parfois et se cristallise dans la durée. Il est alors fait d’épisodes qui sont qualifiés de «mieux» et de «moins bien» qui imposent de réajuster les thérapeutiques et aux proches de suivre émotionnellement les différentes étapes. Enfin, ce temps, peut être celui de l’accompagnement vers le terme de la vie.
Pour le patient, il s’agit de faire face à une insuffisance, une défaillance, sur fond de maladie chronique ou faisant suite à une cause extérieure. Cause dont le caractère « opportuniste » crée l’effet de surprise, sans que la volonté n’y puisse rien. L’arrivée en réanimation est le temps de l’urgence, qui vient marquer une rupture, qui submerge la personne dans le cours et la fragilité de sa vie.
Les proches, sont propulsés dans un monde inconnu et bouleversés. Dans ces moments de trouble intense, la parole du médecin est vite oubliée ou sélectionnée, il n’est entendu qu’une infime portion de ce qui est dit. Les émotions sont contenues ou débordent. Parfois la colère vient faire exister ce lien affectif fort, pour signifier la douleur et surtout l’impuissance d’agir. Cette colère que les soignants doivent apprendre à traduire, sans s’en trouver affectés eux-mêmes.  
Les infirmiers sont captés par les surveillances rapprochées et la mise en œuvre des thérapeutiques. Ils ne sont plus dans l’instant mais au-delà, essayant d’anticiper tout événement. Ces situations de soins si stressantes mobilisent toutes leurs ressources physiques et psychologiques, toute l’énergie de leur jeunesse.
Les aides-soignants sont sollicités différemment, ils passent beaucoup de temps auprès du patient. Ils s’exposent peu à l’écrit, à l’oral lors des entretiens avec les familles ou en réunion. Ils se montrent peu en dehors du soin singulier et sont plus attentifs à ce qu’ils nomment les petites choses. Par opposition à la thérapia,  pour parler de ces petites choses, il faut faire référence à l’épiméléia grec, qui désigne l’attention portée aux moments ordinaires du soin.
Ces petites choses, comme ils nous disent, on les dit petites car elles sont non visibles, non mesurables. C’est ce qu’évoque  Vladimir Jankélévich quand il parle du Je ne sais quoi, Du presque rien.  On parle de choses, car elles ne sont pas nommées, elles ne sont pas prescrites. C’est un geste, une parole, un silence, un sourire, une présence…
Ce qui permet au patient de se sentir propre, de se sentir vivant, de se reconnaître, de garder confiance…
Les aides-soignants nous disent : « je place un coussin sous sa jambe, une couverture sur les pieds pour une dame âgée, ces détails là c’est important. Il ne faut pas grand-chose pour qu’ils soient mieux. »  « J’ai essayé le lit pour voir les sensations, les yeux fermés, pour comprendre l’angoisse. Je fais attention, quand je manipule le lit », « Je ne fais pas pareil, s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, d’un jeune ou d’une personne âgée. J’ai besoin de connaître des détails de leur vie, surtout leurs habitudes, leur passions. À un adulte déficient mental, le fait de tenir ses livres dans ses mains le rassure. »
Ces moments sont si importants qu’ils demandent une attention de chaque instant. Je ferai un rapide détour par l’histoire, avant d’aborder ce qu’est le soin, puis la relation de soin. Enfin, de façon plus large, l’idée de soin.

Compétence, sollicitude, responsabilité

L’histoire du soin est une histoire sans commencement. Le soin existe depuis que l’humanité existe. L’acte de soin, de soigner, préexiste à la période hippocratique.
Il se présente sous deux formes, à la fois violente et douce. Violente, car pour être perçu comme efficace, le geste thérapeutique est souvent agressif (inciser, cautériser). La thérapeutique est alors représentée comme douloureuse mais aussi bénéfique. La souffrance signe l’effet attendu et l’on arrête le mal par la violence de l’acte. L’autre face du soin est la douceur, comme par exemple l’art du bandage dans l’Iliade, les potions d’herbes, ou les paroles douces qui accompagnent le geste. Voyons par là, le lien étroit entre la part technique, douloureuse du soin et l’accompagnement qui peut contredire ou atténuer cette souffrance.
Nous ferons référence aux principes fondamentaux d’Hippocrate sur lesquels sont fondés la médecine et les soins en général, principes, qui ont traversé les siècles et restent d’actualité aujourd’hui. Parmi les enseignements que la médecine hippocratique nous livre, nous en retiendrons un : l’action doit être au bénéfice du malade. La médecine est là pour secourir, apporter un bénéfice au patient et ne pas lui nuire. Il s’agit d’être utile et de ne pas nuire. Ou plutôt : d’abord ne pas nuire Primum non nocere. Or, à chaque geste on peut nuire, il y a un lien étroit  entre être utile et ne pas nuire.
Ces notions d’éthique hippocratique, les médecins s’y référent encore aujourd’hui, ou plutôt c’est ce que le soin par lui-même impose. Voyons comment définir le soin et la relation de soin ?
Si l’on se réfère au dictionnaire Le Robert, le soin c’est ce qui préoccupe, inquiète, tourmente. C’est l’effort que l’on fait, le mal que l’on se donne. Ce qui souligne les notions de volonté, souffrance, pour un autre. Le soin c’est aussi l’attention, la prévenance, la sollicitude (c’est-à-dire, l’attention soutenue, à la fois soucieuse et affectueuse. Prévenir, c’est aller au devant de la volonté, du désir, du bien-être d’autrui. Le soin, c’est encore songer à, veiller à, avoir une pensée, porter une attention à l’autre. C’est enfin une charge, une responsabilité confiée à quelqu’un pour quelqu’un d’autre. Emmanuel Levinas dit : « La responsabilité est ce qui exclusivement m’incombe, et que humainement, je ne peux refuser. Cette charge est une suprême dignité de l’unique. » Nous pouvons dire que l’acte par lequel on soigne, est d’abord une pensée, une intention préalables, plus encore, une volonté, une disposition à agir. Or, cet acte ou cette parole, n’existe pas pour lui-même, mais est adressé, le soin est d’abord relation. Cela nous interroge sur la dualité que nous faisons entre soin technique et soin relationnel. Le soin existe, parce que celui que l’on soigne est pris en compte en tant que sujet. C’est bien parce que le soin est relation que le soin est éthique, l’éthique est intrinsèque au soin. 
Le soin nous l’avons vu, est à la fois une intention, une compétence, une sollicitude et une responsabilité
Est-ce…aussi ? :

  • La façon dont la personne reçoit le soin ?
  • Une perception juste,  du besoin du patient ?
  • Une bonne intention garantit-elle un bon soin ?
  • Le respect de la capacité réelle et de la liberté du patient ?

L’idée de soin contient ainsi l’attention que l’on porte à ce qu’un patient peut réellement faire à un moment donné de son histoire, considérant cet aspect du soin comme essentiel. Abordons à présent la notion de distance dans le soin. Ce qui ressort des entretiens est la proximité qui prend dans les propos des aides-soignants plusieurs sens.
 Par leur langage d’abord, qui n’est pas prescriptif, ni administratif, ni conventionnel mais plutôt familier.
« L’infirmier est plus directif, il attend des choses précises, nous on lui redonne un peu de contrôle. »
 Ils décrivent une forme de parenté, une sorte de proche.
« L’aide-soignant est au chevet plus longtemps. On fait partie du 1er cercle. »
« Quand on lui prend la main, on est comme un proche. »
 Ils parlent d’une sorte d’identité commune ou les émotions passent de l’un à l’autre sans filtre.
« Je ressens ce que ressent le patient, l’angoisse, la gravité, sauf la douleur » « C’est comme un vase communiquant. Je suis touchée au sens sensible ». » Le facies du patient transmet tout. Quand je vois qu’il souffre ou qu’il a peur, cela entraine chez moi de l’angoisse, de la colère aussi… ». Ils disent encore : « On n’était pas bien car on le voyait mal ».
 Proximité également, par le dénuement qu’ils éprouvent, une sorte de fragilité commune
« On se sent démuni, face à ce qui lui arrive» « Ce qui est difficile, on ne sait pas ce que ressent le patient, c’est le  vide » « On n’arrive pas à trouver ce qui va les aider, on se sent désarmés» « Je voyais, je ressentais le regard de Mr R. »
 Proximité par les confidences que leur font les patients, dans une relation si proche ou le ton de voix est celui du murmure, du chuchotement.
 Aussi par les secrets confiés qu’ils ne trahissent pas, qu’ils ne confient ni à l’oral, ni à l’écrit.
« Ils se confient à nous au moment de la toilette, on passe beaucoup de temps avec eux », « Je n’en parle pas, c’est entre lui et nous, c’est son intimité» « Je n’écris pas c’est difficile à traduire sur un papier, c’est de l’ordre de l’intime » « Je n’en parle pas aux familles pour ne pas rajouter de la peine».
 La proximité également par l’engagement moral, qui est d’autant plus grand que la distance est faible.
« Je ne sais pas s’il entend ou pas, mais je lui parle », « J’explique toujours ce que je vais faire,  j’ai peur de le surprendre, par exemple, si j’enlève le coussin sous la tête », « Il faut être vigilant avec soi-même sinon le patient devient un objet car il ne bouge pas», «Ils ont besoin de la technique, mais nous, on leur apporte l’aide morale, on le respecte en tant que personne, même si il dort, on fait attention à la pudeur».
Nous percevons bien la difficulté dans la relation de soin de trouver la bonne distance. La distance dans le soin, n’est jamais fixe, la relation est un ajustement permanent à l’autre et ….à soi-même. L’espace, est très ténu ou la juste distance est difficile à trouver. Le mode d’échange qui préside est la compassion. Cum patior ce qui signifie souffrir avec, ce qui porte à percevoir et partager les maux d’autrui. Elle est ce qu’éprouve un sujet en présence de la souffrance d’un autre sujet, qui non seulement ne laisse pas indifférent mais le fait souffrir à son tour. Celui qui éprouve de la compassion, est celui qui est capable de se laisser-toucher. Pour s’en protéger il faut mettre de la distance, mais jusqu’où s’éloigner ? Aristote dit : « De ces vapeurs et de la vague écarte bien ta nef ». Quand le navire s’éloigne, il ne voit plus la côte, la réalité. Comment le soignant peut-il entendre, voir, s’il n’a plus les sens pour le guider ? Doit-on disparaître sous l’habit, la fonction, pour se protéger de l’Autre ? Simone Weil, dit : « Le héro porte une armure, le saint est nu. …. Rien ne peut entrer en nous si l’armure nous protège contre les blessures et contre la profondeur qu’elles délivrent.»


Entre vulnérabilité et force

Je peux dire que cette dimension humaine, au plus intime du soin, là ou deux sujets sont face à face, est une réalité souffrante, à la fois, malade et soignante dans la nudité de la relation de soin.
Essayons de comprendre cette vulnérabilité. Il faut distinguer la vulnérabilité de la fragilité. La fragilité s’adresse aux objets, qui peuvent se casser, se briser. L’homme, lui, parce qu’il appartient au monde du vivant, peut être considéré comme vulnérable, car il peut se blesser. La maladie, l’accident à un moment donné est une épreuve, une menace qui rend le patient vulnérable. Outre la maladie, il est soumis aux décisions thérapeutiques, au bon vouloir des soignants, à leurs gestes. La maladie vient révéler, rappeler notre faiblesse, sans que la volonté n’y puisse rien. Plus de contrôle, plus de maîtrise, il faut accepter de faire confiance.
Pour le soignant, nous avons évoqué les interstices du soin et l’infime espace de la relation. Et l’on comprend que la vulnérabilité vienne s’y glisser et faire écho au soignant. Or, si cette parenté est aussi un lien de vulnérabilité, pour l’aide-soignant, c’est aussi dans cette proximité à l’autre qu’il peut puiser sa force. Cette réalité est à l’épreuve des sens car l’environnement est perçu de manière sensible. La vue c’est celle de l’homme couché, qui est morcelé et c’est organe par organe que sa vie est contrôlée. Données chiffrées, signaux visuels, codes couleurs, niveaux sonores graduent le niveau d’urgence et donnent l’injonction d’agir.
La voix du soignant est importante, elle explique, accompagne les gestes, rassure. Cette voix n’est pas criée, elle est murmurée, c’est le ton de l’attention. Aristote dit : « Le rapport à soi, advient quand le monde senti entre en présence. »
Voyons à présent les moments du soin qui rythment le quotidien. Sans vous en faire le détail, le moment de la toilette est un moment important ou l’infirmier et l’aide-soignant travaillent en duo. Ou l’aide-soignant s’attache à redonner au patient un peu de maîtrise, une part de ce qui lui est singulier. Le moment du repas, n’est pas fréquent en réanimation. Le premier repas n’est souvent qu’anecdotique, néanmoins, il s’accompagne avec lenteur. Il représente pour le patient autre chose de plus consistant, la récupération de ses forces mentales. Un autre temps important : c’est celui de la toilette mortuaire. Si la réanimation est le lieu de la technique, elle montre aussi ses limites, la nature montre ses limites. C’est aussi le lieu des soins du terme de la vie. C’est un moment difficile, inattendu  ou accompagné durant lequel les aides-soignants se montrent très attentifs, s’attardant avec minutie, pour rendre au corps une image qui soit conforme à ce qu’était la personne. Respect ultime de ce corps, de sa vie, de ses proches. Ils disent : « Quand il y a un décès, cela nous touchent tous. Souvent  on se retrouve entre aides-soignants. C’est une façon de fermer l’histoire. C’est le dernier soin. Le moindre détail compte, par exemple la position des mains. C’est un dû pour la personne et pour sa famille. » Les aides-soignants revendiquent ce temps de soin et en excluent presque les infirmiers. Cet ultime respect les apaise.
Si le soin nous porte à la vulnérabilité, il est aussi et surtout une force. Hannah Arendt nous permet de comprendre la différence entre la force et la puissance. Elle dit : « Tandis que la force est la qualité naturelle de l’individu isolé, la puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble. » La puissance ne se mesure pas, on ne peut pas la stocker, elle existe par nos actes. Le feu  soignant c’est la puissance d’une équipe, ce que  le collectif va créer, ce qui réchauffe, une réassurance. Le feu soignant, c’est aussi les valeurs qui portent le groupe. Le daimonion, comme le dit Socrate. Le daimonion est la conscience qui permet à Socrate  d’argumenter, d’expliquer, ses idées, ses discours. Il le présente comme étant un compagnon. Ce qu’Hannah Arendt appelle l’ombre au-dessus de l’épaule.
Le daimonion, ce sont les valeurs, ce qui empêche de déraper. Cette ombre sur l’épaule, c’est aussi la présence du cadre, du cadre soignant. C’est une nécessité, que le management des équipes, soit conduit par des cadres soignants. Seul, le cadre soignant peut comprendre, porter les valeurs du soin, défendre le soin. En toute bienveillance et intransigeance. Cadre soignant, pour voir les valeurs du soin, l’éthique des petites choses se transmettre en notre absence. Car le but ultime est d’amener nos équipes à faire face, à essayer de comprendre et toujours se questionner.
Pour conclure, je dirai : si la technique (therapia) traite la détresse vitale, les petites choses (epimeleia) soignent l’homme.
A chacun de nous, de veiller, de porter attention aux petites choses…