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Le prélèvement Maastricht III en question

"Les prélèvements dits « Maastricht III », parce qu’ils interviennent dans la majorité des cas à la suite d’une décision médicale d’arrêt de traitement, posent des questions d’ordre éthique particulièrement délicates. De fait, on ne peut, en cette matière, réaliser l’économie de la question d’un éventuel conflit entre l’intérêt de la personne mourante, gravement malade ou cérébrolésée et l’intérêt d’autrui, à savoir l’éventuel receveur."

Par: Valérie Depadt, Maître de conférences, Université Paris 13, Sciences Po Paris, Conseillère de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /

Publié le : 01 Avril 2015

Un amendement à la loi santé, adopté le vendredi 27 mars, prévoit que le prélèvement d’organes sur une personne décédée pourra se faire sans que les proches ne soient consultés, dès lors que le défunt n’aura pas fait connaître son opposition. Sans plus de développements sur ce sujet, il sera ici simplement remarqué qu’en droit des contrats, le silence ne vaut pas consentement, car il est neutre et que dès lors, son interprétation risquerait de rejoindre l’art divinatoire. En matière de contrats à titre gratuit, c’est-à-dire de dons, le consentement est exigé en des formes particulières, car la loi se soucie de fournir au donateur les moyens de réaliser la portée de son acte. Comment expliquer une moindre prudence en matière de dons post-mortem d’éléments du corps humain? Le décès justifie-t-il qu’en cette matière, nécessité fasse loi ?
 
Cette question, qui n’est pas notre sujet, s’en rapproche en ce sens qu’elle participe des initiatives visant à améliorer l’accès à la greffe des nombreux malades en attente par l’augmentation du nombre de greffons disponibles. Parmi celles-ci, on relève le développement de la greffe à partir du donneur vivant, l’extension des critères de sélection des donneurs, l’amélioration des conditions de préservation et de réhabilitation des greffons dits à critères élargis … et les dons à cœur arrêté.
 
Les modalités de prélèvement des dons à cœur arrêté ont été autorisées à partir de la classification de Maastricht, fondamentale en la matière. Cette classification, établie par des chirurgiens transplanteurs de l’hôpital universitaire de Maastricht, distingue quatre types de prélèvements dont la spécificité est de concerner des donneurs en arrêt cardiaque irréversible. Alors que les classes I, II et IV relèvent d’arrêts cardiaques non contrôlés, la classe III, elle, concerne les personnes victimes d’un arrêt cardiaque, après qu’une décision de limitation et d'arrêt des traitements (LAT) en réanimation ait été prise en raison d’un pronostic particulièrement défavorable. Elle représente donc un cas d’arrêt cardiaque contrôlé, où la mort s’inscrit dans un processus médical. La cessation des battements du cœur intervient de façon programmée, le non rétablissement des fonctions vitales ne tenant pas à une impossibilité physiologique, mais à l’interruption volontaire des moyens de les maintenir.
Le cadre législatif rend possible les prélèvements de type M. 3 à deux titres.
Tout d’abord, la loi du 22 avril 2005, relative à la fin de vie, afin d’empêcher l’obstination déraisonnable, a permis à l’article L. 1110-5 du code de la santé publique que les actes de soins, « lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie », soient suspendus ou ne soient pas être entrepris. Cependant, comme le rappelle le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son avis d’avril 2015, cette disposition n’équivaut pas à une autorisation de prélèvement en cas de décision d’arrêt des traitements. Effectivement, il ne s’agit là que d’un effet indirect d’une mesure ayant pour seul finalité l’intérêt du patient.
Ensuite, un décret du 6 août 2005, pris en application de la loi relative à la bioéthique du 6 août 2004, a conduit à l’insertion dans le code de la santé publique de l’article R. 1232-4-1, aux termes duquel « les prélèvements des organes figurant sur une liste fixée par arrêté du ministre chargé de la santé, pris sur proposition de l'agence de la biomédecine, peuvent être pratiqués sur une personne décédée présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant ».
 
Un arrêté du 1er août 2014 précise que les organes pouvant être prélevés sur une personne décédée présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant sont le rein, le foie et le poumon.
 
Récemment, l’Agence de la biomédecine a mis fin au moratoire décidé en mars 2007, en autorisant les prélèvements des organes sur les donneurs après arrêt cardiaque à partir du mois d’octobre 2014, dans le cadre d’un plan de deux ans. Ainsi, dans le cadre de ce plan, le 2 décembre 2014, le Centre hospitalier d’Annecy a été le premier établissement à s’être vu délivrer l’autorisation de l’ABM de prélever des organes sur une personne décédée par arrêt du cœur contrôlé, après limitation ou arrêt des traitements. La France a ainsi rejoint d’autres pays comme les USA, le Royaume-Uni, les Pays Bas et la Belgique qui, depuis plusieurs années, ont développé cette pratique.
 
Or, ce type de prélèvement ne fait pas l’unanimité, loin de là. Certains professionnels y sont même farouchement opposés en raison des risques qu’ils présentent, non pour les receveurs, mais pour les donneurs.
Les prélèvements dits « Maastricht III », parce qu’ils interviennent dans la majorité des cas à la suite d’une décision médicale d’arrêt de traitement, posent des questions d’ordre éthique particulièrement délicates. De fait, on ne peut, en cette matière, réaliser l’économie de la question d’un éventuel conflit entre l’intérêt de la personne mourante, gravement malade ou cérébrolésée et l’intérêt d’autrui, à savoir l’éventuel receveur, voire les éventuels receveurs. Dans son rapport « Penser les arrêts de traitement Maastricht III à propos des greffes », le philosophe Eric Fourneret relève les opinions les plus critiques. Parmi ces dernières, on trouve celle de Laura Bossi, neurobiologiste et philosophe, qui dénonce « un amalgame entre l’impossibilité physiologique des battements du cœur et la décision humaine à l’origine du décès » ou encore celle de Renée Fox, Professeur de sociologie à l’Université de Pennsylvanie, qui, à propos de ces prélèvements, s’en réfère au cannibalisme.
Afin de se figurer au mieux les risques dénoncés des prélèvements Maastricht 3, il faut les comparer avec les LAT (limitation et arrêt des traitement) que nous désignerons comme « classiques », c’est–à-dire non suivis de prélèvements. Les LAT classiques s’inscrivent dans l’esprit de la loi de 2005, qui vise à éradiquer l’obstination déraisonnable, pour réinscrire le patient dans un processus de mort « naturelle » et l’accompagner à l’aide des soins palliatifs. En ces cas, la médecine de confort prend le relais de la médecine thérapeutique dans le seul intérêt du patient. Lorsqu’un prélèvement est envisagé à la suite de LAT, des données d’un autre ordre risquent de venir complexifier la décision médicale.
Certes, en principe, les décisions d’arrêt de traitement et de prélèvement sont distinctes. On décide d’interrompre des thérapeutiques actives, soit selon la volonté de la personne concernée, soit, si elle n’a pas pu exprimer sa volonté auparavant, afin éviter une obstination déraisonnable. Après seulement, se pose la question de l’éventuel prélèvement. D’aucune façon, la mort n’est recherchée pour permettre le prélèvement des organes. En principe. Mais en pratique ?


On pourrait craindre, en schématisant les choses, que l’ordre des décisions ne s’inverse et qu’un arrêt des traitements soit décidé en vue d’un prélèvement d’organes. Le patient en fin de vie pourrait-il se voir instrumentalisé, considéré, ne serait-ce qu’en partie, comme un moyen plutôt que comme une fin, pour reprendre l’impératif kantien ? Peut-on aller jusqu’à craindre que le décès d’un patient soit volontairement contrôlé dans l’intérêt d’une autre en attente d’une greffe? La question n’apparaît pas outrancière, puisqu’elle se trouve posée tant par les institutions les plus compétentes en la matière, que par de nombreux spécialistes d’horizons divers.
D’après le CCNE en 2011, « L’idée d’une intention de prélèvement qui puisse être mêlée au motif de l’arrêt des traitements suffit pour maintenir l’actuelle prudence de l’Agence de la Biomédecine ». D’où la question : « Faut-il ou non rendre licite le prélèvement d’organes dans cette situation ? ». Dans ses recommandations, le Comité conseillait de redoubler de prudence dans l’éventuel débat éthique relatif à la catégorie III de Maastricht.
Les sociétés savantes, notamment le CCNE, la SFAR (société française d’anesthésie et de réanimation) et la SRLF (société de réanimation de langue française), se sont penchées sur la question et à la suite de leurs travaux, elles ont émis certaines recommandations destinées à éviter toute dérive.
 
Il ressort de l’ensemble des études relatives au sujet que la précaution essentielle se trouve être celle de l’indépendance entre la décision de LAT et le fait d’envisager une démarche de prélèvement en condition de Maastricht III, on peut aussi dire la déconnection de la décision d’arrêt des thérapeutiques de celle d’un prélèvement d’organes. Pour ce faire, il est indispensable d’attribuer à des personnes différentes la responsabilité de chaque étape et en les distinguant chronologiquement.
L’ABM, dans son protocole Prélèvement d’organes Maastricht III d’octobre 2014, précise qu’au stade de la LAT, aucune allusion au don d’organes ne doit encore être envisagée et que la coordination hospitalière ne doit pas intervenir.
 
Cependant, certains doutent de la réalité d’une telle séparation entre les étapes. Pour Arié Attias, médecin réanimateur qui s’est exprimé il y a quelques mois dans ces mêmes colonnes : "Comment ne pas douter de l’impartialité d’une décision d’arrêt des thérapeutiques actives quand dans le même temps un prélèvement d’organes est proposé aux proches ? Comment demander à un médecin d’être objectif au moment de prendre une telle décision ? Il serait utopique de croire que la séparation des équipes de réanimation et de prélèvements serait un gage suffisant d’objectivité."
Ce contre argument doit être entendu, car au moment de la délibération sur la justification d’une LAT d’une personne qui n’est pas en état d’exprimer sa volonté, le médecin référent n’est pas sans ignorer que dans son établissement se pratique le M3. Selon Eric Fourneret, le médecin « ne peut pas mentalement ignorer la possibilité du M3 qu’ouvre sa proposition d’une LAT, les motivations inconscientes pouvant se révéler très fortes. En d’autres termes, la difficulté ne tiendrait pas à l’individuation des décisions et des actions, mais à l’individuation des intentions (l’intention de A n’est pas l’intention de B) ».
 
Dans le cadre d’une réflexion éthique, il faut également mentionner le facteur temps, car le prélèvement, pour être utile, nécessite un décès rapide, d’environ trois heures, après l’extubation. La contrainte temporelle vient bousculer le temps du décès. La sédation, qui est une sédation de confort dans les LAT classiques, peut devenir le moyen d’assurer un décès rapide, dans les délais compatibles avec un prélèvement. Cette condition de délai impose d’extuber le patient au bloc opératoire ou, si l’extubation est faite en réanimation, de le conduire au bloc en urgence, après l’arrêt circulatoire. La SFAR souligne que « Ces impératifs génèrent une tension forte pour les proches qui contraste avec la démarche palliative, exempte de contrainte temporelle », qui est celle des LAT non suivies de prélèvements.
La mise en exergue des risques liés aux prélèvements Maastricht III, qu’elle résulte d’un point de vue philosophique, sociologique, juridique ou médical, ne doit en aucune façon être comprise comme une attaque envers les médecins ou de certains médecins envers leurs confrères. Bien loin de traduire une quelconque suspicion vis-à-vis de leurs agissements, elle met l’accent sur les difficultés qui pourraient se présenter aux équipes médicales, particulièrement aux réanimateurs. Ces derniers risquent de se voir pris dans un cas de conscience diabolique qui rend encore plus difficile la décision de LAT, lorsque celle-ci leur revient. C’est pourquoi, le développement de ce type de prélèvement est une raison supplémentaire d’apporter aux médecins une formation sur la fin de vie suffisamment approfondie pour en couvrir les aspects dont le nombre ne cesse d’augmenter.
 
La réflexion éthique à propos des prélèvements Maastricht III n’est pas sans rappeler celle qui eut lieu à propos des « bébés du double espoir », également dénommés « bébés médicaments ». Dans un cas, on craint de hâter le décès d’une personne pour en sauver une autre. Dans l’autre, on admet qu’une personne soit conçue afin de sauver son frère ou sa sœur atteint d’une maladie grave. Dans les deux cas, une vie est mise au service d’une autre. Une vie qui s’achève dans le cas du prélèvement, une vie qui commence dans le cas du bébé du double espoir…