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Politiques hospitalières et pratiques inhospitalières

"Politiques hospitalières et pratiques inhospitalières. La tension entre les deux adjectifs n’est assurément pas nouvelle et l’on aurait assurément tort de voir dans les difficultés contemporaines un inédit ; les origines de cette tension, dans le langage et dans l’histoire, sont trop lointaines et trop profondes pour qu’on les néglige ou qu’on les occulte."

Par: Didier Fassin, Anthropologue, sociologue et médecin /

Publié le : 05 Septembre 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique , n°12-13-14, été-automne 2000. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

Fonction caritative et ordre social

Au-delà de l’apparente provocation que représente l’intitulé de cet article, la contribution que je voudrais apporter à l’échange suscité autour des questions éthiques que pose la prise en charge des “précarités sociales” à l’hôpital est une réflexion sur les ambiguïtés profondes – anthropologiques, pourrait-on dire – du rapport aux pauvres et à la pauvreté tel qu’il s’est historiquement constitué à l’hôpital.

Hôpital, le mot même est étymologiquement pris dans une étonnante contradiction qu’a bien montrée le grand archéologue de notre langage, Émile Benveniste, puisqu’en latin il a une double origine avec les mots hostis, ennemi (qui donne hostilité), et hospes, hôte, qui en dérive (et qui donne hospitalité). Les deux termes renvoient d’abord à l’idée d’étranger, le premier sens de ces deux mots étant même, à Rome, celui qui n’est pas Romain et à qui l’on doit égalité et réciprocité. Hôte et ennemi, hospitalité et hostilité, traitement égal et réciproque vis-à-vis de l’étranger, toutes ces significations en apparence hétérogènes et parfois contradictoires se retrouvent à la source étymologique de l’hôpital et Michel Foucault a montré comment elles se manifestent aussi à sa source historique, dans la mission caritative de l’hôpital public tout autant que dans sa fonction répressive à l’Âge classique.

Politiques hospitalières et pratiques inhospitalières. La tension entre les deux adjectifs n’est assurément pas nouvelle et l’on aurait assurément tort de voir dans les difficultés contemporaines un inédit ; les origines de cette tension, dans le langage et dans l’histoire, sont trop lointaines et trop profondes pour qu’on les néglige ou qu’on les occulte. À cet égard, je ne suis pas de ceux – responsables et sociologues – qui se réjouissent, à mon sens un peu vite, de ce qu’à travers la répétition des discours généreux de ses autorités administratives ou la création de dispositifs d’accueil pour les patients en difficulté, l’hôpital aurait retrouvé ses missions de toujours : soigner les pauvres. Si la médecine sociale est au principe fondateur de l’hôpital public, et il faut rappeler que, bien avant le Moyen Âge, c’est sous l’Empire romain qu’apparaît pour la première fois en Occident, au Ier siècle de notre ère, une médecine et même des hospices pour les pauvres ainsi que nous l’a appris l’historien Georges Rosen. Si donc, cette fonction caritative a existé dès l’origine, elle a également toujours été contre-balancée par un souci de contrôle social et une préoccupation de normalisation morale.

Aujourd’hui encore, il me semble que l’on retrouve cette tension, et singulièrement dans les établissements de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. Je dis “il me semble” et je précise que je m’exprime sur ce thème à deux titres : en tant que responsable du dispositif précarité, appelé Unité Villermé, de l’hôpital Avicenne où je fais l’expérience quasi-quotidienne de la tension entre les différentes logiques ; mais aussi en tant que coordinateur d’une enquête financée par le Fonds d’intervention en santé publique et qui porte sur les Urgences et la précarité dans cinq établissements hospitaliers de Seine-Saint-Denis, dont deux de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, publics et privés. Juge et partie, peut-on me rétorquer par conséquent. Pour ma part, je dirais plutôt : intervenant et chercheur, ce double jeu d’engagement et de distanciation, pour reprendre une distinction de Norbert Elias, me semblant, comme souvent, intéressante et utile.

Un désir d’humanité

L’ambiguïté et la tension entre hospitalité et inhospitalité, je voudrais l’exprimer, s’agissant des pauvres, d’une manière particulière : les pauvres à l’hôpital me paraissent, et c’est un paradoxe qu’il me faudra expliquer, à la fois désirés et indésirables. Désirés, au sens fort, comme ceux qui justifient la mission de toujours de l’hôpital, sa mission d’hospitalité : et vis-à-vis de qui se montrer hospitalier sinon vis-à-vis du pauvre, surtout peut-être s’il est étranger ? Ce désir, dont les consignes laissées et la lettre de démission de l’ancien directeur général de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, Alain Cordier, donnaient le témoignage le plus expressif, c’est probablement ce qui anime profondément tous ceux qui s’occupent de précarité. Une grande association humanitaire française avait lancé une revue dont le premier numéro, luxueux mais sans lendemain, s’intitulait : Le désir d’humanitaire. Il y de cela dans ce qui nous fait nous mouvoir (et nous émouvoir) les uns et les autres autour de cette question, même si nous parlons aussi de justice et de solidarité : un désir d’humanité, au sens où l’entend Hanna Arendt. En même temps, l’indésirabilité des pauvres et plus particulièrement de certaines catégories, ici les toxicomanes, là les immigrés demeure manifeste à l’hôpital, comme dans tous les services publics, parfois de manière brutale comme dans le cas de ce chef de service responsable d’une policlinique dans un grand hôpital de la région parisienne qui déclarait : « Les Africains, je veux bien qu’on les soigne, mais chez eux, dans leur pays ». Plus souvent de manière subreptice, dans l’insistance obsessionnelle des administrations hospitalières à vérifier les comptes des dispositifs précarité bien plus que ceux des autres services pourtant infiniment plus coûteux ou dans le commentaire tant de fois entendu dénonçant les “abus” de soins ou de médicaments dont les pauvres se rendraient coupables, alors même que toutes les études économiques des Caisses d’assurance-maladie établissent au contraire leur sous-consommation. Désir et indésirabilité se conjuguent ainsi à l’hôpital de façon multiple et différenciée.

Multiple, et par exemple, il est frappant de constater la tolérance, et chez certains, la réelle sympathie à l’égard des sans-domicile-fixe en tant qu’ils sont les porteurs emblématiques de la misère du monde. Dans un hôpital de Seine-Saint-Denis, certains patients très désinsérés et bien connus peuvent passer plusieurs jours et nuits consécutifs dans un recoin des urgences, chacun y allant de sa pièce, de son sandwich, de son café ou de sa cigarette. Dans un autre, la responsable des urgences déclare bien aimer ces patients sur la situation desquels elle a dirigé une thèse de médecine. Mais dans le même temps, l’absence ou la perte de droits sociaux font l’objet d’une grande indifférence et ne sont pratiquement jamais repérés dans ces mêmes services : on suppose bien, sans en donner de démonstration convaincante, que beaucoup d’urgences sont en fait des problèmes sociaux déguisés ; on soupçonne même, sans preuve empirique, que les patients pauvres consulteraient souvent le soir, une fois les caisses fermées, si possible sous un faux nom, afin de ne pas avoir à payer le montant de leur consultation. À cet égard, je suggérerais volontiers de supprimer du vocabulaire de nos métiers les expressions “fausses urgences” et “urgences sociales” qui ne correspondent à aucune réalité clairement et consensuellement caractérisée par les médecins, mais qui opèrent un véritable travail implicite de désignation et de stigmatisation. Gênée, une assistante sociale hospitalière parlait à ce propos « des patients qui ont des mauvais comportements » ; on ne pouvait mieux dire le jugement moral qui sous-tend ces expressions.

De l’obligation d’assistance aux droits sociaux

Différenciées, ces pratiques le sont également. Ainsi on constate que dans nombre d’hôpitaux, l’administration développe, conformément du reste aux directives ministérielles et maintenant à la législation en la matière, une politique bien plus hospitalière à l’égard des pauvres que ce n’était le cas il y a quelques années et, je dois le dire aussi, bien plus hospitalière que ne le souhaitaient la plupart des médecins et des paramédicaux. Les médecins, en particulier, maintiennent une position éthique restrictive en ce domaine : « Nous sommes là pour soigner, disent-ils souvent, nous ne faisons aucune différence, quel que soit le statut du patient. » Mais, ajoutent-ils, « s’ils n’ont pas de droits sociaux ouverts ou s’ils n’ont pas les moyens de s’acheter les médicaments, ce n’est pas notre problème ». Dans plusieurs hôpitaux de la région parisienne, ils ont été les principaux ennemis, souvent occultes, des dispositifs précarité mis en place par un de leurs collègues. Ce n’était plus seulement les pauvres qui devenaient pour eux indésirables, mais aussi les médecins des pauvres. Transfert classique où l’agressivité à l’égard d’un public se trouve déplacée sur les professionnels et les institutions qui le prennent en charge.

Là encore, tout propos mérite d’être différencié et l’enquête conduite en Seine-Saint-Denis caractérise, au moins dans les discours, deux attitudes opposées dans le cadre des urgences : celle du “médecin large”, que certains trouvent même trop laxiste, mais qui se préoccupe de ces questions, et celle du “médecin ferme” qui, lui, refuse de prendre en compte des critères sociaux dans sa prise en charge. Politiques hospitalières et pratiques inhospitalières. Que la formulation ne paraisse pas trop dure ni le constat trop cynique. Chacun doit se réjouir des avancées de la législation, même si la Couverture médicale universelle risque de faire apparaître des discriminations nouvelles qui tendaient à s’estomper, comme pour ce qui concerne les étrangers en situation irrégulière qui, dans certains hôpitaux parisiens, représentent la majorité des patients dits précaires.

Chacun peut aussi constater une certaine prise de conscience de missions délaissées de l’hôpital en tant que service public, de l’ouverture de permanences d’accueil social et de soins, de développement d’interfaces avec la ville à travers des réseaux de soins. Mais personne ne peut être dupe de la permanence d’un traitement différentiel, et parfois discriminatoire, des pauvres, notamment étrangers. Je ne prendrai qu’un exemple qui me semble, bien que minime en apparence, au cœur de notre sujet : quand un patient est en retard, nous nous en accommodons ou nous nous en indignons ; mais si ce patient est pauvre, nous disons que c’est parce qu’il est pauvre, que les pauvres n’ont plus le sens du temps et de la ponctualité, qu’il faut leur donner des rendez-vous stricts pour leur apprendre à retrouver leurs repères. Il suffit d’un patient en retard dans une consultation de précarité quand, dans une consultation normale, le fait passerait quasiment inaperçu, pour nous confirmer dans la représentation que nous nous faisons des pauvres mauvais gestionnaires de leur temps. Cette surdétermination culturelle, qui n’est rien d’autre que la réactualisation de la culture de la pauvreté, est le signe le plus invisible et le plus constant de notre intolérance.

Politiques hospitalières, pratiques inhospitalières. Si comme je l’ai dit, cette tension trouve son origine dans le désir et l’indésirabilité dont on entoure les pauvres, peut-être faut-il, pour en sortir, passer d’un régime implicite de justification de la mission de l’hôpital en termes d’obligations (obligation morale de soigner qui est l’équivalent de l’obligation morale de donner aux pauvres) à un régime explicite de revendication des droits sociaux (en matière d’accès aux soins comme de logement ou de revenus). De l’obligation d’assistance aux droits sociaux : c’est aussi compliqué que cela.