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Se prémunir d’une idéologie de l’âgisme

"Nous devrions plutôt nous mobiliser aux côtés de ceux qui aspirent à vivre dans la plénitude d’une indépendance préservée cette autre part de leur histoire. D’autant plus que les conquêtes de la longévité permettent d’envisager aujourd’hui – du moins dans nos pays économiquement développés – des possibles inédits qu’il conviendrait de comprendre comme un privilège et une opportunité."

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 22 Mai 2017

Dans trop de circonstances, au domicile comme en institution, la condition de la personne âgée renvoie au sentiment de disqualification. Le cumul bien vite insupportable de négligences, de dédain, de manque de considération et donc de reconnaissance abouti à cette « perte d’estime de soi » lorsque l’on ne bénéficie pas d’un environnement respectueux et attentionné. Être ainsi ignoré ou méprisé en tant que personne, révoqué en quelque sorte de son statut social parce que “vieux”, stigmatise au point d’être contraint soit à la passivité d’une dépendance, soit à la résistance, ne serait-ce qu’en s’affirmant dans une autonomie rebelle à la soumission et à la marginalisation contrainte. Le courage d’une revendication de soi et de ses aspirations peut s’exprimer dans la protestation, au risque de susciter l’incompréhension, voire l’hostilité. L’idéologie du  jeunisme, l’idéalisation de l’image de la vitalité, du bien-être, de l’autonomie, les critères de performance, d’efficacité et de rentabilité, l’abandon de tout jugement critique aux logiques de la protection et de la précaution constituent aujourd’hui autant de déterminants opposés à toute démarche hors-normes. Une démarche affranchie des dogmes du moment serait considérée transgressive, incompatible avec l’ordonnancement de notre “modèle social”, de nos  convenances  normatives exaltées désormais par une conception qui nous est imposée de la bienséance politique.
Le regard porté sur ces tentatives de préservation d’une continuité d’existence insoumise aux représentations du “grand âge” en dit long d’une commisération ou d’une incompréhension indifférentes, pour ne pas dire hostile à des enjeux de liberté et de dignité. Nous devrions plutôt nous mobiliser aux côtés de ceux qui aspirent à vivre dans la plénitude d’une indépendance préservée cette autre part de leur histoire. D’autant plus que les conquêtes de la longévité permettent d’envisager aujourd’hui – du moins dans nos pays économiquement développés – des possibles inédits qu’il conviendrait de comprendre comme un privilège et une opportunité.
Toutefois il s’agit également d’accompagner dans un cheminement parfois complexe une personne âgée dont l’état de santé s’intrique à tant d’autres déterminants d’ordres existentiel, affectif, psychologique et sociétal. Une histoire de vie ne s’interrompt pas de manière abrupte à un âge prescrit ou pour des raisons liées aux limitations d’autonomie et aux dépendances. Cet autre temps d’une vie doit être considéré comme celui d’une avancée aux confins des possibles, d’un aboutissement davantage que d’une conclusion. La démarche soignante, à cet égard, ne peut qu’être prudente, patiente, réceptive à l’attente de l’autre qu’il importe de solliciter, sans être intrusif, de soutenir dans l’expression de ses motivations profondes et de l’associer à ses choix de vie.
Le déficit d’une réflexion et d’une concertation responsables au sein de notre démocratie apparaît d’autant plus contestable que les évolutions biomédicales mais également les avancées de la longévité du fait de nos modes de vie justifient des arbitrages et des dispositifs justes, rigoureux, pertinents et incontestables. Apparemment ces considérations  bien tangibles de la vie sociale ne trouvent que difficilement la place qu’il conviendrait de leur reconnaître aujourd’hui dans l’agenda politique. Des choix sociétaux et des moyens appropriés s’imposent pourtant au regard de cette “transition démographique”.
La personne ne saurait être définie seulement par son âge, sa  maladie ou ses dépendances, ramenée en quelque sorte à une condition déterminée par des caractéristiques, des facteurs et des considérations conjoncturelles. Une telle évaluation selon des critères à trop d’égards discriminatoires serait susceptible d’amenuiser, voire de révoquer ce qui est constitutif de nos valeurs d’humanité, de nos principes de démocrates.