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Vivre ou survivre à la maladie

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 07 Avril 2009

Les militants du sida ont porté comme une exigence éthique la revendication de « vivre avec la maladie ». Les conséquences de la maladie – souvent davantage que la maladie elle-même – entravent une existence dès lors éprouvée dans ses vulnérabilités, ses limitations, ses dépendances.
La dignité de la personne malade tient pour beaucoup à sa faculté d’autonomie ou, pour le moins, à la reconnaissance de cette part de liberté individuelle préservée en dépit des circonstances. Le sentiment d’appartenance conforte une estime de soi mise à mal par les multiples souffrances induites par le processus de maladie dont on ignore quel en sera le terme.

Vivre ou survivre à la maladie consiste donc tout d’abord à pouvoir bénéficier de la capacité d’engager et d’assumer des stratégies de lutte, parfois à long terme. Elles tiennent à la fois à la mobilisation de ressources personnelles, aux modalités de soutien au sein de l’environnement des proches, et aux différentes formes de procédures et de dispositifs témoignant en pratique du devoir de solidarité nationale. Faire le choix de la vie dans (malgré ou au-delà de) la maladie c’est affirmer la volonté et le désir d’affronter et de surmonter un défi total, dans la mesure où il sollicite la multiplicité des composantes et des incidences du vécu de la maladie. Il s’agit là d’un parti-pris qui implique et expose, là où la tentation de renoncer a priori peut parfois apparaître préférable.

Car dans les faits les quelques étapes qui symbolisent ou marquent les temps fort de la maladie grave (les signes annonciateurs, l’annonce, la procédure de décision du traitement, le suivi avec ses différentes épisodes) ne restituent que partiellement ce que représente l’envahissement de la maladie : elle pénètre la sphère personnelle jusque dans ce qu’elle a de plus intime.
L’incessante présence de la maladie suscitant incertitude, effroi, mises en cause, fragilités, oppresse au point d’enfermer la personne dans un espace qui à la fois se rétracte et la sépare du monde. Certains observent l’inexorable mouvement qui, d’errance en errance, déporte la personne hors de soi et hors des autres, en cet « hors lieu », ce territoire équivoque où se dissipent les derniers repères et le sentiment d’encore exister.

La distinction entre vivre et survivre représente un enjeu déterminant, dans la mesure où aujourd’hui la notion de « souci de soi » relève de préoccupations qui interrogent par exemple le sens même d’une existence qui s’avérerait incompatible avec des critères subjectifs justifiant la valeur d’une existence et refusant ainsi ce qui la disqualifierait.
Les conditions mêmes de la vie, l’évaluation de sa respectabilité au même titre que celle de sa dignité (pour ne pas développer ici un concept qui semble résumer ces expressions d’un attachement à quelques principes considérés déterminants à un moment donné : celui de qualité de vie) représentent pour la personne malade l’indicateur ou la balise susceptibles de déterminer ses choix.
De telle sorte que certains contestent le statut de survivant ou plutôt s’y opposent en faisant valoir des revendications, des droits spécifiques à la personne malade qui, faute d’être reconnus, incitent aux positions du renoncement à se soigner. Ne pas reconnaître en pratique ces principes de dignité induit parfois l’ultime expression d’une affirmation et donc d’une autonomie : elle peut s’exprimer par exemple par la sollicitation du suicide médicalement assisté.

Il convient donc d’identifier les différents registres que sollicite l’interrogation portant sur les conditions d’un vécu de la maladie digne d’être vécue, digne d’être assumée comme un combat de vie justifié et socialement reconnu dans ses significations profondes. Mieux comprendre ce qui du sentiment de vivre fait évoluer dans la sensation de survivre, c’est tenter d’analyser l’indignité de ce qui s’avère invivable, insurmontable et donc préjudiciable dans l’expérience de la malade chronique.
Les catégories de l’éthique biomédicale sont dès lors tout autant impliquées dans cette réflexion que les valeurs constitutives de la vie démocratique.