Si l’éthique est une activité réflexive, si elle a indiscutablement une dimension théorique et argumentative, l’imaginaire et l’imagination y jouent également un rôle. Et il y aurait probablement un intérêt pour l’éthique contemporaine, et plus particulièrement pour les pratiques de l’éthique, à ce que ce rôle soit davantage mis en lumière pour être éventuellement assumé et exploité.
Dans la littérature, le théâtre, le cinéma, les séries, les bandes dessinées, le questionnement éthique est souvent omniprésent, qu’il prenne la forme d’une interrogation sur le sens et la valeur des conduites humaines, sur les limites des pouvoirs de l’humanité ou de l’agir humain, ou qu’il conduise à envisager des possibilités insoupçonnées, pour nous amener à en évaluer la plausibilité ou la désirabilité. Comme l’a notamment montré Sandra Laugier (2011, 2017), en s’appuyant sur les travaux de Stanley Cavell, de Martha Nussbaum et de Cora Diamond, les œuvres artistiques, en particulier narratives, nous convient à explorer les angles morts de nos concepts et de nos raisonnements habituels en mobilisant et en éduquant l’imagination, en jouant avec nos imaginaires collectifs, et plus particulièrement en cultivant la sympathie à l’égard de personnages parfois fort différents de nous et l’attention à l’égard de situations qui nous sont a priori étrangères.
Si l’imagination est une manière d’éprouver davantage d’empathie, elle peut être aussi une instance de distanciation. L’imagination intervient également en philosophie morale et politique, au travers de certaines expériences de pensée ou de fictions qui, en mettant en crise nos concepts ou nos jugements de valeur, nous donnent à mesurer à quel point l’édifice des normes et des valeurs éthiques sur lesquelles reposent nos actions est fragile.
De façon plus discrète, c’est bien aussi en faisant usage de leur imagination que, dans le cadre de l’éthique clinique, les professionnels du soin se demandent s’ils raisonneraient autrement si certaines données du problème étaient différentes, par exemple si les caractéristiques d’âge, de genre, d’incapacités fonctionnelles, de milieu socio-économique du patient étaient différentes. Enfin, dans un registre encore tout autre, les techniques de simulation ou de mise en scène qui visent à se préparer à des événements graves et imprévisibles (prise d’otage, incendie, négociations politiques, etc.) mobilisent l’imagination, notamment morale, des personnes qui y sont confrontées. Dans ces pratiques, ces deux dimensions de la distanciation réflexive et de l’empathie sont intimement liées.
Ces quatre exemples, aussi divers soient les contextes et les finalités qui les caractérisent, témoignent de l’importance de l’« imagination morale » (Johnson, 1993) dans nos délibérations éthiques. Chaque fois, c’est le même geste qu’on observe et qui consiste à confronter des intuitions et des raisonnements éthiques à de nouveaux contextes ou à d’autres points de vue pour les faire gagner en robustesse et en capacité critique. À rebours du lieu commun, imaginer n’équivaut pas à se passer des règles et des valeurs existantes mais à en éprouver la force relative. Il s’agit moins de « mettre l’imagination au pouvoir », ce qui pourrait revenir à fuir la réalité, qu’à en exploiter la puissance pour épaissir cette même réalité, la rendre plus tangible, plus perceptible. Sous des conditions qu’il faudrait préciser, l’entreprise est au cœur même d’une pratique de l’éthique démocratique, c’est-à-dire ouverte à une pluralité de points de vue, et appliquée, c’est-à-dire vivant dans une infinité potentielle de contextes.
Il nous faudra tout particulièrement positionner l’imagination par rapport à un autre concept, celui d’imaginaire. En éthique, la présence d’un imaginaire (souvent associé à une idéologie : « transhumaniste », « religieux », etc.) est souvent invoquée pour disqualifier le recours à l’imagination. Il peut, certes, être nécessaire d’explorer les « fondements imaginaires de l’éthique » (Lecourt, 1996), de mettre en lumière les imaginaires qui se cachent parfois dans les plis de nos discours et participent de la défense de valeurs sociales (la jeunesse, la vitesse, le naturel, etc.) ou d’associations symboliques entretenant des schémas de domination, entre le care et le féminité par exemple (Molinier, 2010).
Toutefois, la disqualification pure et simple de l’imaginaire peut traduire le désir d’en finir avec l’imagination pour parvenir à des raisonnements éthiques qui soient neutres et détachés de tout ancrage dans des contextes de vie, dans ce que Wittgenstein a nommé des « formes de vie ». Ne faudrait-il pas, à rebours de cette tentative de purification de l’éthique, accepter pleinement que l’éthique soit sans cesse travaillée par l’imagination et soit donc le lieu d’une confrontation des imaginaires ? Ne pourrait-on pas envisager, pour aller plus loin, que l’éthique, dans une perspective de débat démocratique, est un moyen d’imaginer de nouveaux savoirs, savoir-faire et savoir-être – et qu’elle peut constituer en cela un moteur pour les évolutions institutionnelles et législatives (Claeys, Trocquenet-Lopez, 2021) ?
L’enjeu de ce dossier ne sera pas ainsi de contribuer directement aux questionnements méta-éthiques portant sur le rôle et l’importance de l’imagination dans nos jugements et raisonnements éthiques. Il sera plutôt de commenter, dans des contextes variés, soit l’importance des recours tacites ou explicites à des formes d’imagination dans la résolution de conflits ou de dilemmes éthiques, soit au contraire l’impossibilité (imposée par des normes éthiques ou juridiques) d’un usage pourtant salutaire de l’imagination.
Ce numéro de la RFEA pourra accueillir des contributions de champs disciplinaires très variés : éthique ; philosophie ; sociologie ; anthropologie ; littérature ; poésie ; théâtre ; cinéma ; musique :
Les contributions pourront par exemple consister à montrer ou à discuter :
- comment une œuvre artistique, une expérience de pensée, ou tout autre dispositif reposant sur l’imagination a pu nourrir la réflexion éthique sur une question particulière ;
- comment les institutions au sens large (institutions scolaires, lieux de soin, entreprises, comités d’éthique, etc.) peuvent être amenées à stimuler ou à mobiliser l’imagination ou au contraire à en limiter les usages ;
- quelles nouvelles formes de dispositifs fondés sur l’imagination ont été récemment expérimentées pour faire avancer dans leur réflexion des personnes aux prises avec un conflit ou un dilemme éthique ;
- le rôle que jouent, dans une controverse éthique, des imaginaires contradictoires et en quoi l’explicitation de ces imaginaires modifie les conditions réelles du débat ;
Bibliographie
Claeys, S., Trocquenet-Lopez, F. 2021. « Démocratiser nos institutions. Pour un réveil de la création politique », Revue du M.A.U.S.S, n°57, Le Bord de l’eau, Lormont
Coutellec L., Weil-Dubuc P.-L. 2016. « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur », Revue française d'éthique appliquée, 2016/2 (N° 2), Erès, Toulouse.
Johnson, M. 1993. Moral imagination. Implications of cognitive science for ethics. University of Chicago Press.
Laugier, S. 2011. Care et perception : L’éthique comme attention au particulier. In Paperman, P., & Laugier, S. (Eds.), Le souci des autres : Éthique et politique du care. Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.
Laugier, S. 2017. L’expérience de la lecture et l’éducation de soi. Le sujet dans la cité, 2(2), 39-53.
Lecourt, D. 1996. Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique. Les Empêcheurs de penser en rond, Paris.
Molinier, P. 2010. Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care. Champ psy, 2(2), 161-174.
Wunenburger J.-J. 2020. L'imaginaire. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », Paris