Nous partirons d’un constat : les appels ou les injonctions à l’adaptation sont multiples, parfois explicites, notamment dans les sphères du travail, de la santé et du handicap. À la lumière de la pandémie de COVID-19, on loue les capacités d’adaptation des individus qui ont su trouver de nouveaux équilibres de vie, changer leurs habitudes, parfois réviser leurs convictions, sous la pression des changements imposés par les risques de la contamination et les mesures collectives prises pour l’endiguer. On s’interroge sur nos capacités à «vivre avec » les crises, qu’elles soient sanitaires, climatiques ou politiques, à les intégrer dans nos modes de vie, dans nos relations sociales, dans nos institutions. L’adaptation, ou plus précisément l’adaptabilité, est présentée comme une capacité fondamentale pour sauvegarder ce qu’il y a d’essentiel pour un individu ou un collectif, à la fois son existence et ses valeurs. En somme, l’adaptation nous semble être un concept clé de la réflexion éthique et mérite à ce titre de faire l’objet d’un numéro de la Revue française d’éthique appliquée. L’enjeu sera de mieux définir ce que recouvre le concept d’adaptation, en quoi il se distingue de concepts voisins, ceux de résilience, de plasticité, de malléabilité, d’agilité. Il nous faudra mettre en lumière les conditions pratiques, éthiques et politiques de l’adaptation des individus, des organisations et des sociétés politiques, toujours exposés à des changements et des crises qui menacent leur existence.
Dans un ouvrage récent (2019), Barbara Stiegler critique l’ « impératif politique » suivant lequel « il faut s’adapter » et qu’elle considère comme une exigence du modèle néolibéral, prônant l’optimisation et l’innovation. Aussi justes soient ces analyses, elles ne doivent pas dissimuler le fait qu’en effet, dans la vie, il faille continuellement s’adapter. Nous l’éprouvons tous dans nos vies individuelles et le constatons dans la vie sociale : les événements – étymologiquement, « ce qui arrive » - nous forcent à nous adapter. Le « il faut » ne s’entend pas ici toutefois comme un impératif politique ni moral mais plutôt comme un Ananké, mot grec utilisé par Victor Hugo (1980), puis repris par Freud (2019), pour désigner les nécessités qui se dressent devant nous, les humains, de façon tout aussi catégorique et incontournable que nos impératifs éthiques. Avant de constituer une nécessité morale ou un « impératif politique », l’adaptation est une nécessité vitale.
C’est ce qu’expriment respectivement chez Canguilhem et Winicott les concepts de « normativité » - capacité à interagir avec son environnement à partir de ses propres valeurs et à redéfinir continuellement les normes de son organisation interne à partir des contraintes rencontrées dans la réalité extérieure (Canguilhem, 2015) – et de « créativité » - disposition interne permettant de persister dans son individualité au travers des rencontres avec la réalité sans être psychologiquement anéanti par les pressions normalisantes du milieu (Winnicott, 1988). Dewey fait également de l’adaptation une condition vitale, soulignant les ajustements adaptatifs nécessaires à tout micro-organisme. Mais il ne s’agit pas ici de dire qu’un organisme s’adapte par nécessité à son milieu. Dewey réfute cette approche unilatérale et « passive », et insiste sur les opérations par lesquelles les organismes façonnent aussi les milieux (2006). L’adaptation doit alors être comprise dans sa dimension interactive et multilatérale, elle résulte de processus de transformations de l’individu sur son milieu et inversement. Ainsi, toute activité implique des processus d’adaptation car toute activité, « même pour une amibe », « a pour cadre de référence son voisinage ». Dewey fait ainsi de l’adaptation une notion clé du concept d’expérience, fil rouge de sa philosophie : elle participe de la « matière de l’expérience ». Et là aussi, à la nécessité vitale s’articule un impératif politique, démocratique même : rendre possible par l’expérience réflexive la résolution des problèmes rencontrés par les acteurs sociaux.
Selon une perspective différente, l’historien et philosophe Michel de Certeau a bien montré comment les acteurs, par les « tactiques » et les « arts de faire » qu’ils déploient, parviennent à s’adapter, c’est-à-dire à agir dans les plis et les interstices des dispositifs de contrôle et de normalisation (1990). L’adaptation, par ces « ruses », devient alors une façon de résister. Et ces résistances relèvent d’activités de détournement ou d’échappement opérant autrement que par opposition frontale. Loin des approches totalisantes précitées, de Certeau se place donc « à hauteur » des acteurs sociaux et de leurs pratiques, pour saisir ces gestes et ces « occasions », souvent anodins et fugaces, qui permettent de composer avec et « dans » les technologies normatives. Il y a donc là comme un changement d’échelle au regard des auteurs cités en amont. Mais cette perspective semble également ouvrir des perspectives originales sur les rapports de pouvoir et de domination qui s’exercent sur et entre les individus, prenant le parti, en contrepoint de Foucault, des acteurs qui « travaillent » ces dispositifs, s’y adaptant et les adaptant, plutôt qu’une perspective analysant les processus de normalisation et d’aliénation des acteurs.
Au-delà de ces apports en philosophie et en psychanalyse, les processus d’adaptation des individus et des collectifs ont fait l’objet d’innombrables travaux en sociologie et anthropologie, dont l’un des objectifs est de comprendre, au travers de l’étude des pratiques et des discours, comment s’adaptent les individus et les collectifs, comment ils intériorisent, s’approprient, recréent les normes sociales ou se déjouent de ces dernières. Le concept de « normes pratiques » développé par Olivier de Sardan (2013), par exemple, opère comme un outil théorique heuristique permettant de rendre compte de la façon dont des collectifs s’adaptent aux contraintes – sociales, matérielles, etc. - des contextes par le déploiement de processus de « régulations sociales fines, invisibles, implicites, latentes, souterraines » qui sont autant de modes d’adaptation aux contraintes – sociales, symboliques, matérielles, etc. - des contextes sociaux.
Enfin, les neurosciences, et notamment les acquisitions récentes de la neurobiologie démontrant la plasticité du réseau neuronal, apportent un éclairage complémentaire sur les mécanismes de l’adaptation en même temps qu’elles exacerbent les enjeux éthiques du concept d’adaptabilité. D’un côté, la plasticité cérébrale participe à l’émergence de l’individualité du sujet et souligne le rôle de l’environnement dans sa détermination au moyen d’une codétermination du phénotype par l’environnement, le psychisme et le génotype (et non plus d’une simple modulation par l’environnement de l’expression du génotype) (Ansermet et Magistretti, 2004). D’un autre côté, la manière dont ce modèle de plasticité imprègne la société, les politiques publiques (neuro-éducation par exemple) et les pratiques privées, en particulier lorsque celles-ci visent à reprogrammer les compétences des individus, leurs perspectives, leur avenir ou leur socialisation, entre en tension avec un processus d’adaptation que l’on pourrait qualifier d’éthiquement acceptable.
Il nous faut donc bien identifier ce qui peut faire l’objet d’un questionnement éthique à propos de l’adaptation. Nous ne devons pas nous demander si nous devons ou non nous adapter, ce qui est une nécessité, mais plutôt comment nous devons nous adapter de sorte que l’adaptation ne relève pas d’une conformation à la réalité, mais que l’agent confronté à la nécessité de s’adapter puisse se donner toutes les chances de résister à cette réalité, et éventuellement de participer à la transformer. La distinction opérée par Luc Boltanski (2009, 2017) entre « monde » et « réalité » pourrait être ici très éclairante. La réalité désigne selon lui « l’ordre stabilisé et mis en forme par les institutions », là où « le monde renvoie à tout ce qui peut surgir de manière imprévisible dans l’expérience des acteurs sociaux et remettre en cause la réalité telle qu’elle s’était stabilisée » (2017). La réalité, dans cette optique, est adaptable et peut être sans cesse renégociée : encore faut-il que les acteurs sociaux disposent des ressources de la critique.
Nous nous demanderions donc ce qu’est une « bonne adaptation », une adaptation qui ne soit pas contrainte ou programmée mais qui laisse place à la critique et à l’émancipation des acteurs. Mais cette expression n’est-elle pas un pléonasme ? La conformation, que nous évoquions plus haut, et qui semble être la cible véritable des critiques de Barbara Stiegler, peut-elle être considérée comme une forme d’adaptation ? Dans le champ de la clinique pédopsychiatrique, Winicott démontre précisément qu’en se conformant trop aux attentes sociales, l’individu, privé d’un réel sentiment de soi, risque de ne plus être en mesure de négocier avec la norme mais d’être amené à en adopter les principes pour se constituer une identité normalisée. En se conformant, il ne s’adapte pas mais court à sa destruction. D’où l’importance d’un environnement précoce “suffisamment bon” (Winnicott, 1988) qui favorise le développement d’une instance psychique intermédiaire susceptible de concilier les forces de déterminismes internes et les pressions de la réalité externe. Au-delà du champ psychiatrique, cette perspective à l’interface entre l’individu et le collectif suggère qu’une condition d’acceptabilité des appels à l’adaptation résiderait dans leur aptitude à ne pas la détourner de la force interne de résistance dont elle doit procéder pour être signe de santé. Autrement dit, que ces appels ne transforment pas l’adaptation en norme externe, mais que celle-ci soit le fruit d’une impulsion et non d’une réaction.
Se dessine alors notre question éthique et politique : à quelles conditions un individu ou un collectif sont-ils en mesure de s’adapter dans les épreuves qu’ils rencontrent ? Il faut ajouter que les adaptations des individus et des collectifs sont interdépendantes et ne sauraient être que des co-adaptations. La question se dédouble donc en deux questions : à quelles conditions l’adaptation de l’individu peut-elle participer à la fois à sa persistance et à la régulation de l’appareil social ? A quelles conditions l’adaptation de la société peut-elle favoriser sa pérennité sans empiéter sur le développement ou les libertés de ses membres ?
Ces questions peuvent être envisagées sous trois axes, qui eux-mêmes se déclinent en plusieurs questions. Ces axes et ces questions n’épuisent évidemment pas le champ des possibles.
I. Concept et pratiques d’adaptation
Un premier axe de réflexion, définitionnel, porte sur le concept et les pratiques d’adaptation.
- Dans différents contextes professionnels et familiaux, les humains développent diverses stratégies d’adaptation pour supporter, vivre avec, s’approprier et transformer la réalité à laquelle ils font face. Il importe de bien distinguer ces formes d’adaptation et de voir en quoi elles permettent de comprendre ce que signifie s’adapter.
- Une autre piste de réflexion pourrait consister à mettre en évidence des situations dans lesquelles des individus, des organisations ou des sociétés ne parviennent pas ou plus à s’adapter. Quels sont les manifestations et les effets de cet effondrement des ressources adaptatives ?
- Enfin, d’autres contributions pourraient s’attacher à distinguer conceptuellement l’adaptabilité d’autres concepts comme la malléabilité, la plasticité, l’agilité, la résilience.
II. Capacités d’adaptation et inégalités
Un deuxième axe de réflexion concernera l’adaptabilité des individus, soit les capacités dont peuvent disposer les individus pour s’adapter face aux diverses épreuves qu’ils rencontrent.
- La question de l’éducation, et plus généralement de la formation, des enfants et des adolescents est au cœur de ce questionnement. Des contributions pourraient porter, en sciences de l’éducation, sur les conditions d’une acquisition de ces capacités et les façons dont les conditions de vie sont susceptibles, à notre époque, de fragiliser cette acquisition.
- Les inégalités sociales en matière d’adaptabilité sont ainsi au cœur de ces interrogations. Comme le montre l’actuelle pandémie, elles se manifestent à tous les âges de la vie : certains individus disposent de ressources matérielles et affectives pour trouver de nouveaux équilibres de vie, là où d’autres sont contraints de s’exposer physiquement et psychiquement. Le dossier s’ouvre ainsi à des études qui pourraient démontrer l’existence de ces inégalités mais aussi les penser sous le prisme de la justice et envisager des moyens pour y remédier.
III. Conditions de l’adaptation des organisations et des sociétés
Un dernier axe portera sur l’adaptation des collectifs, groupes, organisations professionnelles ou société politique.
- Dans la sphère professionnelle, on pourrait se demander ce qui conditionne l’adaptation d’un service (de soin par exemple) ou d’une entreprise aux multiples changements possibles. Une partie des réponses au moins peuvent être cherchées dans une éthique du management, dont l’objet est précisément de maintenir la cohésion et l’existence d’un collectif de professionnels. Mais sans doute l’organisation du travail n’est-elle pas le seul déterminant de l’adaptation : des facteurs externes, relatifs au marché du travail ou au manque d’attractivité de certains métiers, peuvent être identifiés, qui mettent à l’épreuve les collectifs. Des contributions pourraient identifier les conflits et les dilemmes éthiques auxquels se trouvent confrontées des personnes dans le travail.
- L’adaptation des organisations et des sociétés aux multiples formes et situations de handicaps pourrait également faire l’objet de contributions. Le paradigme de l’inclusion invite à penser des sociétés, des institutions, des administrations et des entreprises adaptées et adaptables en fonction de la diversité des fonctionnements humains. Réciproquement, l’adaptabilité des individus semble requise par ces nouveaux dispositifs. Quelles sont les normes et valeurs éthiques sous-jacentes à ces reconfigurations ? Comment penser une inclusion qui soit ouverte à la pluralité des fonctionnements humains et qui ne prescrive pas des façons acceptables d’être autonomes ?
- La réflexion pourra aussi porter sur les conditions d’adaptation des sociétés aux crises, en fonction de leurs régimes politiques. La pandémie de coronavirus a fait émerger de nombreux débats sur la supposée faiblesse des démocraties au regard des autocraties face à la contagion du virus. L’impératif de préserver, malgré leur forte restriction, le respect des libertés publiques face au risque de contagion a-t-il constitué un sacrifice éthique ou est-il, au contraire, une condition de l’adaptation ? La même question peut se poser à propos de la décision prise dans de nombreux pays de consacrer d’immenses ressources au profit des plus fragiles et des plus exposés au virus de la Covid-19.