La crise sanitaire a mis sur le devant de la scène les injonctions contradictoires auxquelles sont confrontés les individus dans la sphère professionnelle : manque d’écoute et de suivi, érosion de la confiance, perte de sens dans le métier, souffrance éthique, etc.
Les injonctions contradictoires sont nombreuses et bien visibles dans le domaine du soin et de l’accompagnement : les hôpitaux sont jugés sur leur capacité à maîtriser leur budget,
mais les discours portent sur les valeurs et sur un soin centré sur la personne
. Les soignants doivent personnaliser la prise en charge des malades
et répondre aux critères de standardisation des soins. Il leur est demandé de prodiguer des soins de qualité,
mais dans des conditions de travail défavorables à la qualité des soins. La Haute Autorité de Santé elle-même admet que la multiplication des protocoles devient un obstacle à la spontanéité et à la relation humaine constitutive du soin (Compagnon Ghadi, 2009).
Mais plus généralement, au-delà du travail soignant au sens strict, et au-delà même des activités de
care, le travail contemporain place souvent les individus dans la position de devoir manquer à des devoirs, des missions ou des engagements pour pouvoir en respecter d’autres. Souvenons-nous de Daniel Blake dans le film éponyme de Ken Loach, qui se trouve au cœur d’une douloureuse et fatale injonction contradictoire, provenant cette fois de deux sources différentes : son médecin lui recommande de lever le pied pour ne pas risquer un infarctus du myocarde
mais, dans le même temps, le service d’aide à l’emploi exige de lui qu’il travaille à l’issue d’un examen de santé lors duquel il est jugé apte. Cette situation impossible l’oblige, pour espérer le repos, à d’éprouvantes démarches administratives.
Le concept d’injonction contradictoire
L’injonction contradictoire ou double contrainte a été théorisée dans les années 1950 par Gregory Bateson et Paul Watzlawick (Bateson et al. 1956). Leur thèse est qu’il importe, plutôt que d’interpréter la personnalité d’autrui ou ses dires, d’analyser les relations de l’individu avec son environnement, parce que tout comportement humain a une valeur communicative. Selon eux, une injonction contradictoire est un paradoxe communicationnel qui comporte trois caractéristiques :
« 1. Deux ou plusieurs personnes sont engagées dans une relation intense qui a une grande valeur vitale, physique et/ou psychologique pour l’une d’elles, pour plusieurs ou pour toutes » (Watzlawick et al., 1972).
« 2.
Dans le cadre de cette relation, une injonction est faite à laquelle on doit obéir, mais à laquelle il faut désobéir pour obéir ». (Watzlawick et al., 1972).
3. «
L’individu qui, dans cette relation, occupe la position « basse » ne peut pas sortir du cadre, et résoudre ainsi le paradoxe en le critiquant, c’est-à-dire en méta-communiquant à son sujet (cela reviendrait à une « insubordination ») » ou en se repliant (en sortant de la relation) ». (Watzlawick et al., 1972).
Hans Reinchenbach illustre ce type de situation par le paradoxe du barbier : «
Le capitaine ordonne au barbier de la compagnie de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes et seulement ceux-là. La situation du barbier est délicate : s’il se rase lui-même, il rase quelqu’un qui se rase lui-même et désobéit. S’il ne se rase pas lui-même, il désobéit aussi. Il est, en outre, dans une relation vitale pour lui avec son capitaine et dans l’impossibilité de mettre en cause l’ordre donné, quel que soit son caractère absurde. Sa position est intenable » (cité par Keller, Keller J.-C., 2004).
Dans de telles situations, respecter l’une des deux contraintes implique
ipso facto de se mettre en porte à faux vis-à-vis de la deuxième, ce qui peut conduire à une suite alternée infinie de tentatives pour respecter l’une ou l’autre des contraintes. Comme le dit Bateson : «
Vous êtes damné si vous le faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas » (2008 [1972]).
C’est que la contradiction est performative : elle entretient un processus de subordination ou de domination. Les retentissements psychoaffectifs (stress, peur, angoisse, culpabilité, etc.) produits par « l’état disjonctif » et la « scission mentale » nécessaires à la réception de l’intégralité du message ont été bien décrits (Bourocher, 2019). Ils peuvent aller jusqu’à une décompensation psychique majeure dans laquelle l’individu ne peut plus comprendre les messages qui lui sont adressés et devient «
semblable à un système auto-régulé qui a perdu son régulateur » (Watzlawick et al., 1972).
Initialement théorisé pour comprendre la communication interindividuelle, le concept a été depuis investi par les sciences humaines (linguistique, psychologie, philosophie, sociologie, etc.). Depuis une vingtaine d’années, il est particulièrement mobilisé pour éclairer certaines réalités organisationnelles contemporaines.
Ainsi, pour la sociologie clinique et la psychodynamique du travail, les injonctions paradoxales constituent une incarnation des effets délétères et systémiques de l'imprégnation de l'idéologie néo-libérale, gestionnaire et bureaucratique dans les organisations contemporaines. Comme le soutient de Gaulejac, l’injonction contradictoire ne concerne pas seulement l’emprise psychologique dans une relation affective, mais traduit un système «
d’emprise organisationnel qui utilise le paradoxe comme outil de gestion, conduisant l’ensemble des agents à accepter collectivement des modalités de fonctionnement qu’ils réprouvent individuellement. » (de Gaulejac, 2010). Ce système génère de la souffrance au travail (Rapport Gollac 2011), mais plus que cette souffrance, il participe aussi «
au corsetage des imaginaires, au façonnage des univers symboliques, au formatage des émotions, à l’écrasement des intelligences individuelles et collectives » (Vandevelde-Rougale A., 2017)
Ces injonctions douloureuses le sont peut-être plus encore dans les organisations du secteur sanitaire, médico-social et social, qui nécessitent justement d’imaginer, de percevoir les émotions, de les accueillir, et de bâtir une collaboration active entre soignants et patients, attentive à chacun (Mol A.M., 2009). Lorsque c’est impossible, il arrive que les institutions de soin ou médico-sociales, qui luttent contre la vulnérabilité et la désinsertion, en viennent malgré elles à contribuer à la vulnérabilité et la désaffiliation sociale de leurs propres salariés, en même temps qu’à un soin ou à un accompagnement dégradé.
Dans le contexte actuel de souffrance des soignants et de crise durable du système de santé qui comporte le risque d’une prise en charge dégradée, voire de maltraitances des patients, l’enjeu du présent dossier est de contribuer à la description des situations d’injonctions contradictoires dans le soin, pour comprendre quels problèmes pratiques et cliniques elles mettent en lumière ; comment ces contradictions et paradoxes questionnent nos modes de raisonnements et théories ; et enfin quelles actions ou théories permettent d’en sortir. Comme l’ont montré les travaux de l’école de Palo Alto, c’est en effet la métacommunication qui permet de dénoncer le paradoxe et d’en sortir. Ces dernières années, de nombreux travaux tentent justement de sortir du paradoxe.
Questions sur le concept d’injonctions contradictoires
Y aurait-il une injonction contradictoire fondamentale, propre à notre temps, d’où dériveraient toutes les autres ?
De nombreux travaux ont attiré sur l’injonction continuellement faite aux individus d’inventer et de s’inventer (notamment : Ehrenberg, 1998 ; Honneth, 2006), au point de susciter parfois la tentation de disparaître (Le Breton, 2015). Mais, dans le même temps, les normes et les attentes, pour être plus informelles ou plus « molles » (
soft skills), n’en sont pas moins fortes, en particulier dans la sphère professionnelle : comment être soi-même tout en étant conforme ? La solution serait peut-être de participer soi-même à l’élaboration de ces normes et de ces attentes mais les individus ne sont pas égaux en la matière, ni en termes de capacités ni en termes de légitimité.
Une autre question concerne le créateur ou les créateurs de l’injonction contradictoire.
Plusieurs interprétations sont possibles quant aux motivations éventuelles, conscientes ou inconscientes, de la création de ces injonctions. S’agirait-il de placer les individus dans une position continuelle d’insatisfaction, voire d’impasse pour qu’ils persévèrent dans leurs efforts ? Une autre interprétation pourrait voir dans l’injonction contradictoire le résultat d’un contre-feu. Elle traduirait la volonté des structures professionnelles d’atteindre un objectif tout en proclamant un objectif secondaire qui leur permettrait de s’immuniser contre les critiques à l’encontre des conséquences liées à l’objectif premier ? Auquel cas il n’y aurait pas deux injonctions mais une injonction principale et une injonction factice.
Les contributions pourront concerner :
- Les travaux qui, comme la psychodynamique du travail, la clinique de l’activité, la sociologie du travail, l’éthique (etc.) mettent en lumière les injonctions contradictoires dans la sphère professionnelle et proposent des solutions pour répondre aux situations de souffrance au travail. Ainsi la clinique de l’activité (Clot, 2015), montre que valoriser le métier, s’appuyer sur le collectif de travail, et admettre la conflictualité sur les critères d’un travail bien fait, constituent des stratégies qui limitent la souffrance au travail et permettent aux travailleurs de retrouver «la certitude confiante de pouvoir faire » (Ricoeur P., 1994) nécessaire à l’estime de soi.
- Les approches qui s’attachent à produire un autre langage autour du travail en montrant combien les organisations actuelles du travail traduisent aussi des conceptions « de l’homme et du groupe humain, de la cité, donc de la politique » qui conçoivent le réel « en termes de calculs optimisateurs, de kits, de process et de nudge » (Chapouteau, 2021) au détriment du vécu et des valeurs des travailleurs et de leur subjectivisation par l’activité. Les éthiques du care, qui mettent au cœur du soin la vie humaine ordinaire dans laquelle des personnes s’occupent d’autres personnes, s’en soucient, et veillent ainsi à notre monde commun (Laugier, 2015), dénoncent précisément un langage qui rend invisible l’ordinaire du soin. Elles invitent à sortir des pièges du langage et à « souligner l’importance des vies ordinaires mais aussi de la vie en mots — autrement dit l’importance de notre besoin de redonner vie à nos mots, besoin qui s’exprime dans la revendication politique aujourd’hui (…) comme lieu de recherche de juste tonalité, d’expressions appropriées, (…) et simultanément d’exploration de nouvelles formes de vies » (Laugier, 2015).
- Toute expérimentation / tout dispositif mené sur le terrain par les soignants, patients, équipes de recherche, associations (etc.), qui vise à sortir des injonctions contradictoires dans le travail soignant, et qui renouvelle les pratiques soignantes avec et au service des patients. Pour les soignants, différents dispositifs – comme la médecine narrative – participent à mettre en récit la souffrance et à rétablir l’identité professionnelle. Pour les patients, de nombreuses démarches (ETP, patients expert, pair-aidant) visent à développer la co-construction des savoirs sur la maladie, en montrant certaines contradictions des discours (« Soyez autonome, on s’occupe de tout »), tout en permettant un soin plus centré sur la personne.
- Les approches qui interrogent les contradictions consubstantielles à l’acte de soin lui-même. En effet, le soin vise à accompagner ou restaurer chacun dans sa propre subjectivation, ce qui ne va pas sans difficultés et contradictions. Ainsi, les nouvelles normes de la santé qui s’adressent à un individu autonome et responsable, « acteur de sa santé » peuvent conduire à la culpabilisation, ou à des injonctions à se conformer aux normes sociales (en prescrivant les « bons comportements de santé ») au détriment de la subjectivation et du cheminement du sujet (Dubet 2014). Comment sortir d’une oscillation structurelle et contradictoire entre régulation sociale et individuation, entre normalisation et autonomisation ?
- Les approches, enfin, qui recourent au paradoxe pour favoriser le changement. « Pour aller mieux, soyez encore plus mal ! » Pour les thérapeutes systémiciens, l’approche paradoxale est une pratique bien connue, qui, à travers le recours à l’humour notamment, vise à favoriser un travail cognitif susceptible de conduire le sujet à une prise de distance quant à ses craintes ou quant à l’épée de Damoclès que peut constituer l’objectif de guérison (Bouaziz, 2008). Outil clinique, le renversement de l’injonction contradictoire pourrait-il devenir une posture éthique, individuelle comme collective ? Certaines narrations contemporaines (dystopies, romans, bande dessinée etc.) mobilisent ainsi l’humour (Severance, Dan Erickson) ou la mise en scène des paradoxes et injonctions contradictoires dans le travail (Connemara, Nicolas Mathieu) comme dans le soin (Anéantir, Michel Houellebecq), contribuant ainsi au renversement des injonctions contradictoires.
Références
Bateson, G., Jackson, D.D., Haley, J. and Weakland, J. (1956), Toward a theory of schizophrenia. Syst. Res., 1: 251-264.
Bateson, G. 2008 [1972].
Vers une écologie de l'esprit, Tome II. Paris, Seuil.
Bouaziz, I. 2008. Chapitre 2. Vers une écologie de la double contrainte thérapeutique. Dans : Jean-Jacques Wittezaele éd.,
La double contrainte: L'influence des paradoxes de Bateson en Sciences humaines (pp. 159-170). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur.
Bourocher, J. 2019. « Injonction paradoxale ». Dans : Agnès Vandevelde-Rougale éd.,
Dictionnaire de sociologie clinique. Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 365-367.
Chapouteau J. 2021.
Le grand récit,
introduction à l’histoire de notre temps, Paris, PUF.
Clot, Y. 2015.
Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris, La Découverte.
Compagnon C., Ghadi V., La maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé
Étude pour la HAS, 2009,
https://www.has-sante.fr/jcms/c_1258960/fr/la-maltraitance-ordinaire-dans-les-etablissements-de-sante
de Gaulejac, V. 2010. La NGP : nouvelle gestion paradoxante.
Nouvelles pratiques sociales,
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de Gaulejac, V., et F. Hanique. 2015.
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https://journals.openedition.org/nrt/2974
Dubet, F. 2014.
Le déclin de l’institution. Paris, Seuil.
Ehrenberg, A. 1998.
La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob.
Honneth, A. 2006.
La société du mépris, Paris, La Découverte.
Keller, J-C. 2004, « Le paradoxe et ses rapports avec les problèmes humains », Le Portique [En ligne], Archives des Cahiers de la recherche, Cahier 2, mis en ligne le 15 avril 2005, consulté le 18 juillet 2022. URL :
http://journals.openedition.org/leportique/469
Laugier, S., 2015, La vulnérabilité des formes de vie,
Raisons politiques, n°57,65-80.
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Ce que soigner veut dire, repenser le libre choix du patient, Paris, Presse des mines, 2009.
Le Breton, D. 2015.
Disparaître de soi : une tentation contemporaine, Paris, Métailié.
Vandevelde-Rougale A., 2017.
La novlangue managériale. Emprise et résistance, éditions Érès, collection Sociologie clinique.
Watzlawick P., Helmick Beavin J., et D. Jackson., 1972.
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