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Appel à contribution : Revue française d’éthique appliquée n°3

La Revue Française d’Éthique Appliquée (RFEA) porte l’ambition d’une réflexion éthique impliquée, transversale et interdisciplinaire. Après un premier numéro dont le dossier portait sur les ambivalences contemporaines de la décision disponible en ligne1, elle lance un appel à contributions pour le dossier thématique de son deuxième numéro. Cette publication s’inscrira dans la réflexion de fond engagée par le pôle recherche de l’Espace éthique Ile-de-France2 sur l’anticipation explorée sous des angles épistémologique et éthique. Pour ce dossier, le thème de l’anticipation sera le champ d’une exploration transversale, susceptible de concerner toutes les disciplines en sciences humaines et sociales et tous les domaines de l’éthique appliquée – biomédical, scientifique, environnemental, économique et social, animal, etc.

Publié le : 09 Juillet 2015

Cet appel à contribution est désormais fermé

La vie humaine : entre trésor et capital ?

Nous souhaitons soumettre aux contributeurs et aux lecteurs de ce numéro de la Revue Française d’Éthique Appliquée l’hypothèse suivante : la vie humaine se voit aujourd’hui attribuer une valeur selon deux modalités rivales, tantôt considérée comme un trésor, tantôt comme un capital.

  • La vie est parfois évaluée comme un trésor, un bien dont la valeur serait inestimable, irremplaçable, inaltérable, sacrée, l’amputation d’un trésor signant sa destruction pure et simple. Aussi conviendrait-il selon ce mode d’évaluation de l’existence de garder toutes les vies humaines intactes, inviolées, hors de toute forme de calcul qui en discuterait la valeur a priori
  • La vie est parfois évaluée comme un capital, un bien fluctuant, contrairement au trésor qui reste sous terre, inaltéré. Le capital est un bien que l’on cherche à accroître. Or,  pour accroître ce capital, il faut en amputer une partie pour le faire fructifier (là où le trésor ne peut être amputé ni fructifié). Considérer la vie comme un capital revient donc à affirmer qu’il peut être souhaitable de sacrifier un peu de vie pour en avoir davantage ou encore de sacrifier un peu de certains types de vie pour garantir d’autres types de vie. Autant dire que l’évaluation de la vie comme un capital ouvre aussi bien à une quantification qu’à une qualification des vies humaines selon qu’elles valent ou non « la peine d’être vécues ».

 
Ces deux modes d’évaluation de la vie humaine ne sauraient toutefois triompher l’un de l’autre ni se rencontrer à des états chimiquement purs : ni la vie-trésor absolument étrangère à tout calcul, ni une vie-capitale entièrement objet de négociation ; il semblerait plutôt qu’ils coexistent aussi bien dans les pratiques que dans les discours tout en renégociant, à l’occasion de vifs débats éthiques, les termes de leur coexistence. Autrement dit, cette tension entre vie comme trésor et vie comme capital permet de rendre compte de nombreux questionnements éthiques contemporains, lesquels surgiraient précisément à la faveur des frictions de ces deux modes d’évaluation de la vie humaine.
Pensons en premier lieu aux débats dits « bioéthiques » : la recherche sur les embryons – opposant les défenseurs de la sacralité des vies embryonnaires (vie comme trésor) aux défenseurs des promesses thérapeutiques de la recherche (vie comme capital) ; l’allocation des ressources sanitaires entre les tenants, plus ou moins explicites, de la « rule of rescue »[1] et ceux, plus ou moins explicites, d’une maximisation de l’efficience collective des stratégies de santé (Jonsen,1986 ; Orr, Wolff, 2015) ; sacralité de la vie du « fœtus imparfait » contre les « conditions de vie de la mère, de la fratrie, mais aussi de celles du fœtus lui-même » (Memmi/Taïeb, 2009). La transplantation d’organes, témoin de « l’entremêlement d’un commerce social et d’un commerce marchand » (Steiner, 2010), cristallise également les tensions d’une vie au cœur de jeux de solidarité, de réciprocité humaine et d’enjeux politiques et économiques de production de ressources corporelles qui questionnent les limites d’une marchandisation de l’inestimable. Comme le soulignent Steiner et Trespeuch (Steiner, Trespeuch, 2013), si certains promeuvent l’idée selon la quelle l’instauration d’un marché des organes pallierait les difficultés engendrées par la pénurie de greffons, notre regard se doit de se porter sur les modalités entreprises par les différents acteurs pour concilier valeurs et des pratiques marchandes.
 
La réflexion peut néanmoins s’étendre bien au-delà des débats bioéthiques, à toutes les sphères de la société. Dans certaines situations – la prise d’otages par exemple - la réduction de la vie à un objet de négociation est considérée comme foncièrement immorale et sa sacralité réaffirmée avec force. Mais on pensera aussi, en contrepoint, à la façon dont certaines vies sont dévaluées, réduites à des sources d’investissement peu rentables dans l’indifférence, voire l’acceptation générale. Didier Fassin écrit, citant Canguilhem (Fassin, 2010) : « On peut dire alors qu’une société a le niveau de disparités de mortalité « qui lui convient », que les écarts observés reflètent le « prix attaché à la vie » des membres des diverses catégories sociales et que la variance de l’espérance de vie exprime un « jugement de valeur » sur le droit à vivre des différents groupes sociaux ». Jugements de valeur que peuvent du reste porter les individus sur eux-mêmes : les politiques de santé publique encourageraient à une « autoévaluation »  (Memmi, 2010) de plus en plus fine par l’individu de la mesure de sa ‘viabilité’, à gouverner sa propre vie selon la valeur qu’il cherche à ou que l’on souhaite lui adjuger. Chacun est incité à préserver ce ‘capital’ qui, tant privé qu’il soit, se soumet à la gestion publique lorsqu’il peut devenir source de désordre social (les inégalités de santé), sanitaire ou économique : la vie d’un individu si elle n’avait pas de prix a désormais un coût (Benamouzig, 2005). La vie se soumet dès lors à la mesure. L’on cherchera, par exemple, à la saisir selon sa valeur statistique (Baumstark et al., 2008), mettant ainsi en interdépendance probabilités de mortalité ou morbidité et coût de la décision publique (dans le domaine de la sécurité, des transports, de la santé, des assurances notamment). La valeur statistique de la vie humaine émerge d’une construction socio-économique d’un prix implicitement attaché à la vie, qui repose sur l’édification d’un système de valeurs dont on interrogera la capacité à s’offrir au débat public. L’appréciation de la ou des vies, dans ce domaine mais dans bien d’autres également, se glisse alors sinueusement entre jugements subjectifs et cadres de références objectifs, implications individuelles et conséquences sociales.
Nous encourageons les auteurs à appréhender ces formes de jugement et les systèmes de valeurs qui amènent ou se refusent à décliner l‘ « existence humaine » au pluriel. Si, comme l’énonce Didier Fassin, l’« évaluation de la vie n’est jamais que sociale » (Fassin, 2010, p .114), le numéro de cette revue invite à réinterroger les termes, les impératifs, les contours de ces dynamiques de jugement qui justifieraient tantôt l’absoluité de la valeur de la vie humaine, tantôt la relativité des valeurs des vies humaines. A l’image des « batailles » sociales qui se livrent autour des valeurs (Fassin, 2011), ce numéro est dédié à explorer les batailles éthiques qui parcourent les mondes sociaux autour de la vie humaine et nous amènent à penser de concert une éthique de la vie (bioéthique) et son gouvernement (biopolitique).
Une remarque nous semble s’imposer pour conclure : on pourrait reconnaître dans cette distinction entre trésor et capital une version imagée de l’opposition classique en philosophie morale et politique entre, respectivement, les éthiques déontologiques « honorant » la vie humaine a priori selon des principes intangibles - sacralité religieuse de la vie humaine, principe kantien de dignité, principe responsabilité de Jonas, etc. - et les éthiques conséquentialistes, notamment utilitaristes, « promouvant » un bien (Philip Pettit, 1989). Mais l’opposition trésor/capital invite à réfléchir plus largement aux pratiques et aux représentations qui, implicitement ou non, expriment des jugements de valeur sur les vies humaines.
 
L’objectif de ce numéro sera ainsi d’inviter les contributeurs à rendre compte de cette tension entre trésor et capital dans le contexte d’un questionnement éthique particulier, qu’ils choisissent finalement de défendre l’un des termes de cette tension, d’établir les conditions « éthiques » de leur coexistence, de refuser ces deux modes d’évaluation et/ou d’en proposer de nouveaux.
  

Bibliographie

 

  • L. Baumstark, M.-O. Carrère, L. Rochaix, “Mesures de la valeur de la vie humaine. Usages et enjeux comparés dans les secteurs de la santé et des transports”, Les Tribunes de la santé, 2008/4 (n° 21), p. 41-55.
  • D. Benamouzig, La santé au miroir de l’économie, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.
  • D. Fassin, “Evaluer les vies. Essai d’anthropologie biopolitique, Cahiers internationaux de sociologie, 2010, n°128-129, p. 105-115.
  • D. Fassin, “A contribution to the critique of moral reason”, Anthropological theory, 11(4), p. 481- 491, 2011.
  • A.R. Jonsen, “Bentham in a box: technology assessment and health care allocation”, Law, Medicine and Health Care, 1986, Vol. 14, p. 172–174.
  • D. Memmi, Faire vivre et laisser mourir, Paris, La Découverte, 2003.
  • D. Memmi, “L’autoévaluation, une parenthèse ? Les hésitations de la biopolitique”, Cahiers internationaux de sociologie, 2010, n°128-129, p. 299-314.
  • D. Memmi et E. Taïeb, “Les recompositions du « faire mourir » : vers une biopolitique d'institution”, Sociétés contemporaines, 2009/3, n° 75, p. 5-15.
  • S. Orr, J. Wolff, “Reconciling cost-effectiveness with the rule of rescue: the institutional division of moral labour”, Theory and Decision, Avril 2015, Vol. 78, no4, p. 525-538.
  • P. Pettit, “Consequentialism and Respect for Persons”, Ethics, Octobre 1989, Vol. 100, no1.
  • P. Steiner, “La transplantation d'organes : un nouveau commerce entre êtres humains ? ”, Revue du MAUSS ,2010/1 (n° 35), p. 455-462.
  • Philippe Steiner et Marie Trespeuch, “Maîtriser les passions, construire l'intérêt. Les jeux d'argent en ligne et les organes humains à l'épreuve du marché ”, Revue française de sociologie, 2013/1 (Vol. 54), p. 155-180.

 

Modalités de soumission

Les propositions d’article sont à envoyer à l’adresse revue@espace-ethique.org avant le octobre 2015 et doivent compter environ 5000 signes (espaces compris, times new roman, 11). Anonymes, elles comporteront un titre, trois mots-clés, des références bibliographiques. Un document distinct et joint présentera le ou les auteurs (Nom, prénom, institution, laboratoire, adresse mail). Les propositions seront évaluées par le comité éditorial de la revue.
Les articles devront ensuite être rédigés et envoyés à la même adresse pour le 15 janvier 2016 et devront compter environ 30 000 signes (espace compris). Nous vous invitons à consulter le document de présentation de la revue et de recommandation aux auteurs. 
Appel à contribution : 9 juillet 2015
Date limite pour l’envoi des propositions : 30 septembre 2015 
Retour évaluation : 30 octobre 2015 
Remise du texte complet (30 000 signes maximum) : 15 janvier 2016 

Coordination du dossier :
Alexia Jolivet
Maître de Conférences en Sciences de la Communication et de l’Information, Équipe « Éthique, science, santé et société », Université Paris-Sud

Paul-Loup Weil-Dubuc
Chercheur en philosophie à l'Espace éthique Ile-de-France, Labex DISTALZ, Équipe « Éthique, Science, Santé, Société », Université Paris-Sud

Directeur de la publication : Emmanuel Hirsch
 


[1] L’expression « rule of rescue » (Jonsen, 1986) désigne la règle selon laquelle nous aurions, en contexte d’urgence et de réanimation notamment, un devoir d’employer tous les moyens à notre disposition pour sauver des personnes en danger de mort sans tenir compte de l’efficience des interventions.