texte
article
La place renouvelée de la neuropsychologie dans le diagnostic et la prise en charge des patients atteints d’une maladie neurodégénérative
"La psychologie et les neurosciences cognitives d’aujourd’hui avancent avec d’autant plus de force et de détermination qu’elles apportent des arguments inédits qui servent de guides dans des choix difficiles, dont il est un devoir de bien mesurer les enjeux, pour y apporter les réponses les plus pertinentes."
Par: Francis Eustache, Inserm, U1077, université de Caen Basse/Normandie, UMR-S 1077, École pratique des hautes études, UMR-S1077, CHU de Caen /
Publié le : 05 Septembre 2014
L’objet et les missions de la neuropsychologie
La participation de la neuropsychologie au diagnostic des maladies dégénératives correspond à l’une de ses missions, qui peut sembler moins cruciale depuis l’essor des biomarqueurs et la publication de résultats qui avancent une grande sensibilité des techniques d’imagerie, du fait de la précocité des anomalies cérébrales. Il s’agit toutefois de résultats de groupe et, à l’échelle individuelle, le bilan neuropsychologique reste de première importance car il permet d’établir des phénotypes cliniques qui pondèrent les résultats de l’imagerie et de la biologie lors de la phase de diagnostic et guide l’équipe soignante y compris à plus long terme. La neuropsychologie permet une compréhension « en profondeur » des troubles, indispensable à la prise en charge des patients, aux différents stades d’évolution de la maladie. La place de neuropsychologie se trouve à la fois modifiée et réaffirmée à condition que celle-ci soit bien comprise, non pas seulement comme un « psycho » marqueur mais comme une démarche plus globale qui donne sa signification à l’ensemble du tableau clinique et l’inscrit d’emblée dans une dimension thérapeutique.
La situation nouvelle liée au développement des biomarqueurs
Les biomarqueurs sont des variables anatomiques, physiologiques ou biochimiques qui peuvent être mesurées in vivo. Dans la maladie d’Alzheimer, les méthodes utilisées font appel à l’imagerie cérébrale (atrophie hippocampique mesurée en IRM, hypométabolisme de certaines régions corticales et détection d’une fixation amyloïde corticale mesurés en TEP) et à un prélèvement du liquide céphalo-rachidien permettant le dosage de certaines protéines. Leur intérêt est de fournir des renseignements sur les modifications liées à une maladie et de contribuer au diagnostic. L’utilisation conjointe de différents biomarqueurs permettra certes de gagner en sensibilité et en spécificité pour contribuer au diagnostic de maladie d’Alzheimer. Cette situation pose toutefois des problèmes importants d’un point de vue éthique. Ainsi, très concrètement, faut-il dire à une personne asymptomatique, mais inquiète, que son scanner amyloïde (si l’on privilégie cet examen) est positif bien qu’elle puisse ne jamais développer les symptômes de la maladie ? Ces questions éthiques sont d’autant plus critiques qu’il n’existe pour l’heure aucun traitement à même de ralentir ou d’arrêter le processus dégénératif et, plus encore, de guérir la maladie.
Même associé à différents biomarqueurs évocateurs de la maladie d’Alzheimer, un profil neuropsychologique ne peut conduire avec certitude à un diagnostic. Il est toutefois important d’élaborer des critères permettant un diagnostic précoce de la maladie pour faire progresser les connaissances et préparer un avenir où des thérapeutiques plus incisives qu’aujourd’hui seront disponibles. Certains patients se plaignent de troubles mnésiques mais ne présentent pas de troubles de la mémoire lors des bilans neuropsychologiques. A partir de l’analyse du profil de cette plainte, des études ont permis de différencier les groupes de personnes qui resteront stables de ceux qui évolueront vers la maladie d’Alzheimer. Ces résultats ont donc une valeur prédictive au niveau du groupe mais sont en revanche peu informatifs au niveau individuel. Il serait donc déraisonnable et inadéquat d’avancer un diagnostic de maladie d’Alzheimer sur la base d’un profil de plainte mnésique.
Les questions techniques exposées donnent lieu à de nombreux débats car la compréhension intrinsèque de ces différents biomarqueurs et les résultats divergents d’un malade à l’autre peuvent renseigner sur l’hétérogénéité de la maladie. Toutefois, l’hétérogénéité de l’expression clinique et des séquences physiopathologiques qui conduisent à une maladie d’Alzheimer repose sur de nombreux paramètres, non encore tous identifiés, relevant de facteurs génétiques, environnementaux et des capacités de réserve cognitive qui leur sont liées. Cette situation d’une extrême complexité souligne la difficulté fondamentale d’un diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer qui ne peut en aucun cas se réduire à des arguments techniques sur l’utilisation de biomarqueurs.
Un projet intégrant le diagnostic et la prise en charge
La contribution de la neuropsychologie nous parait donc plus que jamais indispensable au plan éthique pour éviter des diagnostics biologiques non fondés sur une plainte et un déficit. Au-delà, il est nécessaire qu’elle intensifie son activité vers le soin et la prise en charge structurée des patients dans leur environnement journalier. Il convient d’attirer l’attention sur la singularité et la force de la relation entre le neuropsychologue et le patient atteint d’une lésion ou d’une maladie cérébrale, qui plus est quand celui-ci présente potentiellement des modifications du raisonnement ou de ses représentations identitaires. Cette prise de conscience doit animer les recherches et la pratique neuropsychologique dans les laboratoires et les lieux de soin.
Cette question de la place de l’éthique dans la relation entre le neuropsychologue et le patient s’intègre dans une réflexion qui est de l’ordre de la philosophie du soin avec, pour objectif, apporter des éléments de réponse à des questions au quotidien. Par exemple, les conditions de la passation des tests neuropsychologiques sont-elles adaptées à ce type de patients ? Comment rendre compatible cette situation d’évaluation et cette relation de soin ? Les finalités de l’une et de l’autre sont-elles toujours clairement explicitées ?
Au delà d’une interrogation sur les pratiques cliniques et de recherche en neuropsychologie, cette réflexion devrait être une force de proposition des neuropsychologues, avec leur expertise et leur approche originale, dans le cadre plus général de l’espace éthique qui doit accompagner le progrès des connaissances appliquées au soin des patients présentant des troubles neuropsychologiques. La psychologie et les neurosciences cognitives d’aujourd’hui avancent avec d’autant plus de force et de détermination qu’elles apportent des arguments inédits qui servent de guides dans des choix difficiles, dont il est un devoir de bien mesurer les enjeux, pour y apporter les réponses les plus pertinentes. Cette thématique a comme particularité d’insister sur l’implication et la responsabilité du chercheur-clinicien dont les travaux auront des conséquences sur l’appréhension de situations impliquant des patients et sur comment nous devons – ou préconisons de – nous conduire avec eux. La réflexion éthique est partie prenante du programme de recherche parce que certains de ces travaux sont menés avec des patients chez lesquels l’intégrité de la responsabilité est discutée. C’est l’une des problématiques inédites de ces recherches, ou tout du moins le lieu où elle se pose avec une telle force. Nous étendons la réflexion à la pratique neuropsychologique au quotidien où les problèmes de l’évaluation se posent avec une certaine acuité et constituent même un cas d’école de ce qu’est la relation neuropsychologique. Il est indispensable que le cadre théorique général ne soit pas construit sur une base uniquement introspective mais au contraire sur des concepts mûrement réfléchis et des méthodologies spécifiquement adaptées à sa singularité, où le neuropsychologue clinicien a une place de première importance. Cette pratique doit viser constamment et de façon intransigeante le progrès scientifique et clinique d’une neuropsychologie humaniste au cœur de la relation de soin.
Références
Eustache F. Le paradoxe de l’identité singulière et plurielle : un paradigme inédit et un défi nouveau pour la neuropsychologie. Revue de neuropsychologie, 2012 ; 4, 9-23.
Eustache F., Chételat G., Desgranges B. et de La Sayette V. Alzheimer : fatalité ou espoir ? Paris : Le Muscadier/Inserm, 2014.
Dans ce dossier