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Résumé des séances du séminaire Anticipation

Résumé de l'ensemble des séances du séminaire 2015, consacré à la thématique "Anticipation(s) : Penser et agir avec le futur"

Publié le : 30 Mars 2015

Certaines sessions ont fait l'objet d'une captation vidéo. Elles sont accessibles via le lien situé à droite de cette page.

Thème 1 - Anticiper dans le soin : de nouvelles responsabilités ?

Les pratiques du soin sont aujourd’hui confrontées à la multiplication des outils et des démarches diagnostiques dont le point de convergence semble être une volonté forte d’anticiper, le plus précocement possible. De ce contexte naissent de nouvelles responsabilités qui donnent au « prendre soin » une dimension nouvelle. L’anticipation, la prise en compte ou la détermination potentielle du futur, devient partie prenante du moment du soin. Celui-ci, toujours pensé au présent dans le quotidien vécu de la personne vulnérable, se retrouve ainsi orienté vers le futur, contraint de prendre en compte de nouvelles aspirations. Parmi celles-ci, se reconfigurent nos rapport à la fin de vie, à la vieillesse, à la maladie, à la vulnérabilité. Cette première thématique tentera de mettre en présence différents points de vue sur cette reconfiguration des savoirs et des pratiques du soin dans un contexte d’aspirations nouvelles et complexes pour l’anticipation.
 

1 - Anticiper des choix ? Autour des résolutions anticipées de soin

(16 octobre 2014)
Fabrice Gzil - Philosophe, responsable du pôle Etudes et Recherches de la Fondation Médéric Alzheimer
Pascale Vinant - Médecin, Unité fonctionnelle médecine palliative, Hôpitaux universitaires Paris Centre
 
La première séance a permis une première réflexion sur l’anticipation dans les contextes où cette dernière est présentée comme la condition d’une plus grande autonomie. La fin de vie en est une illustration : le recours à des dispositifs d’anticipation, notamment les « directives anticipées », est souvent présenté comme garantissant, à travers le maintien des préférences et des désirs de la personne, le rapport de soi à soi, l’autodétermination malgré la perte des capacités cognitives. Les deux intervenants ont mis cette prétention à l’épreuve d’une réflexion nuancée. 
 
Pascale Vinant a mis en cause la prédictibilité des souhaits exprimés dans ce type de directives constatant, dans le contexte de sa pratique de médecin palliatif, l’évolutivité des souhaits et les difficultés auxquelles nous exposerait la fixation d’une prétendue identité. Elle défend toutefois les bienfaits d’une anticipation non pas déclarative mais processuelle et dialogique : les « discussions anticipées », lorsqu’elles sont possibles, peuvent conduire le patient à envisager sereinement les circonstances de sa mort et à exprimer des préférences plus stables qu’une déclaration à un moment t ne le permet.
 
Fabrice Gzil insistait sur la nécessité d’une réflexion sur l’anticipation dans le soin, qu’il invitait à déconnecter d’une réflexion sur la fin de vie. Le contexte de la maladie d’Alzheimer rend d’autant plus sensible à la nécessité de ce découplage. Dans de nombreuses circonstances, les soignants et les familles sont invités à prendre des décisions dont il importe qu’elles se situent dans la continuité des valeurs de la personne que ces décisions concernent. Fabrice Gzil, évoquant la notion anglo-saxonne d’ « advance care planning », soutient que l’anticipation devrait moins consister à envisager les préférences concrètes de la personne ou les conditions de son bien-être physique que les valeurs et les convictions profondes auxquelles elle est attachée.
 

2 - Face à l’anticipation de handicaps lourds : décider en situation d’incertitude

(20 novembre)

Sophie Crozier - Neurologue, praticienne hospitalier, CHU Pitié-Salpêtrière, EA1610 Université Paris-Sud
Pierre Bretemieux - Docteur en philosophie, Membre du conseil de vigilance de la Fédération des associations pour adultes et jeunes handicapés
 
La seconde séance portait sur une autre figure de l’anticipation en contexte biomédical – l’anticipation pour un autre que soi. La réflexion rencontre à nouveau la question de la prédictibilité du futur. D’emblée apparaissait une tension entre deux façons de se rapporter au futur : la première, passant par une conjuration de l’incertitude, suppose une détermination des possibles (prédiction) ; la seconde, passant par la tolérance de l’incertitude, assumant l’indétermination du futur, invite à l’invention de possibles (anticipation).
 
Pierre Bétrémieux reconnaissait dans les termes de cette opposition prédiction/anticipation une opposition philosophique traversant l’histoire de la philosophie, entre une philosophie de la maîtrise de soi et du monde par l’élimination du hasard et une philosophie assumant le tragique de l’existence humaine et la vulnérabilité humaine au hasard. Les techniques contemporaines de diagnostics anténataux s’inscriraient dans la première perspective. Pierre Bétrémieux mettait en évidence une tendance à l’élimination quasi-systématique des embryons jugés non-viables selon des enquêtes statistiques tenant compte d’éléments objectifs et subjectifs.
 
Sophie Crozier établissait, dans le contexte des accidents vasculaires cérébraux graves,  le constat selon lequel prédomine une interprétation péjorative des pronostics concernant à la fois les chances de survie et la qualité de vie des personnes atteintes de ces handicaps. À travers cette tendance, se manifesteraient aussi bien la recherche impatiente de réponses immédiates à des situations incertaines que l’incapacité sociale à concevoir comme vivables les vies lourdement handicapées. Deux phénomènes devraient pourtant inviter à mettre en cause la significativité du pronostic dans le contexte de l’anticipation de handicaps lourds : la qualité de vie des personnes atteintes de handicaps lourds et persistants est mieux perçue et considérée comme plus désirable par les personnes qui en font l’expérience que par des observateurs extérieurs (disability paradox) ; les pronostics tendent à produire les faits qu’ils prétendent seulement décrire (phénomène des prophéties auto-réalisatrices).

Thème 2 - Anticipation et accélération : des temporalités contradictoires ?

4 – Face à l’acceleration technique Comment anticiper dans la vulnérabilité ?

(8 janvier 2015)

Marie-Geneviève Pinsart - Professeure de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, vice-présidente du comité national d’éthique de Belgique
Michel Puech - Professeur de philosophie, Université Paris-Sorbonne
 
Cette séance a mis la philosophie a l’honneur pour penser l'anticipation dans ses rapports à l’accélération et à la vulnérabilité. L’intention initiale des organisateurs fut d’inscrire la question de l’anticipation dans le contexte de la société de l’accélération tel que décrite par
le sociologue allemand Harmut Rosa. Dans un tel contexte, que veut dire anticiper ? L'anticipation cesse-t-elle d'être possible ou augmente-t-elle nos possibilités d’anticipation ? L’accélération n’est-elle pas créatrice de nouvelles formes de vulnérabilité ? Comme il y a les laissés-pour-compte, ne voit-on pas naitre des « laissés-pour-rythme » ?
H. Rosa parle de désynchronisation, pathologie structurelle de l'accélération, qui touche aussi bien l’économie, l’écologie que le social (condition de travail). Ces phénomènes de désynchronisation nous invitent-ils à repenser l’anticipation dans un contexte de vulnérabilité ?
 
L’intervention de Marie-Geneviève Pinsart a permis de montrer le rapport complexe entre la vulnérabilité et la technique. Le fil rouge de son intervention fut la question suivante : « Si la vulnérabilité définit des rapports de pouvoir, que cherche-t-on à réaliser quand on identifie une vulnérabilité, et comment procède-t-on ? ». Elle nous propose un travail d’analyse philosophique très précis de la notion de vulnérabilité, illustré par quelques exemples historiques en bioéthique.  Elle distingue deux grands types de vulnérabilités :
(i) Des vulnérabilités associées à la finitude humaine et qui peut être assimilée à la fragilité de tout ce qui existe, cette possibilité d'être affecté par quelque chose. Ce type de vulnérabilité n’a pas à être anticipé. Ce qu’il y a à anticiper, c’est la façon dont les sciences et les techniques vont vouloir apporter des réponses pour réduire ces vulnérabilités constitutives (ii) Des vulnérabilités spécifiques liées à une perte ou à un manque d'une capacité. On désigne ainsi une déficience de maîtrise et une perte de puissance. Alors la vulnérabilité définit des rapports de forces, de pouvoir.
 
Michel Puech a tenu à nous proposer un exercice de déconstruction des termes utilisés pour cette séance. Il identifie quatre risques philosophiques. Selon lui, dire que nous sommes « face à l’accélération technique » relève d’une posture technophobe qu’il oppose à une posture technophile. Il défend plutôt cette dernière posture où la technique est considérée comme une opportunité plutôt qu’une menace. Ensuite, il voit dans l’anticipation un enjeu de pouvoir et une fuite vers la futurologie comme gouvernementalité biopolitique. Enfin, il remet en cause l’idée même d’une accélération. Qu’est-ce qui accélère ? Selon quel référentiel ? Selon lui, l’accélération fait partie de ces métarécits de l’époque moderne. Il y aurait un « agenda caché » derrière cette idée d’accélération technique. Michel Puech voit aussi dans le terme de vulnérabilité une forme de paternalisme et une menace d’un retour du religieux. Il oppose la vulnérabilité et l’autonomie. Dans sa conclusion, Michel Puech propose des mesure de prévention de ces risques : l’éthique du soi (le soin du soi) pour sortir d’une éthique compassionnelle ; l’accompagnement éthique des technologies dans une attitude non-confrontationnelle ; réfléchir à l’ordinaire des technologies.
 
 
Thème 3 - Anticipation et normativité : comment résister à la détermination du possible ?
 
Parce que la volonté d’anticiper répond à de multiples aspirations, l’anticipation n’est pas une action axiologiquement neutre. L’anticipation est au coeur d’une tension fondamentale entre le possible et le déterminé. Peut-on anticiper sans déterminer ? Comment laisser ouverte une pluralité de visions de la vie bonne en situation d’anticipation ? Comment le futur peut-il rester un espace de possibilités, un « terrain de possibilités indéterminées » ? L’anticipation est-elle le corollaire systématique d’un « plan de vie » ? Si l’anticipation doit répondre à un certain nombre de principes éthiques, elle est en même temps créatrice de nouveaux enjeux normatifs. A partir d’exemples concrets de dispositifs ou d’outils d’anticipation, cette séance mettra en lumière cette tension intrinsèque à l’acte d’anticiper.

 

5 - Elaborer un « plan de vie » : condition de l’autonomie ou nouvelle contrainte sociale ?

(5 février)

Catherine Audard : Visiting Fellow au département de philosophie de la London School of Economics.
Mylène Botbol-Baum : Professeur de philosophie et de bioéthique à l’Université Catholique de Louvain.
 
Cette cinquième séance a exploré le lien entre capacité à anticiper, voire à planifier son existence, et autonomie. Ce lien est aujourd’hui souvent établi et se trouve concrétisé par de nombreux dispositifs personnalisés d’anticipation, notamment dans les domaines du handicap physique et psychique  – projets personnalisés, projets de vie, etc. Nos deux philosophes tenteront, en mobilisant des notions centrales de la philosophie morale et politique contemporaine (plan de vie, capabilité, vulnérabilité, etc.), de mettre ce lien en discussion : dans quelle mesure la capacité à se projeter dans l’avenir constitue-t-elle une dimension fondamentale de la citoyenneté ; dans quelle mesure la valorisation de l’anticipation et des aides concrètes à l’anticipation pourraient tendre à stigmatiser ou à maintenir l’exclusion sociale des personnes que leurs dispositions psychiques empêchent de se projeter vers l’avenir ?
 
Catherine Audard définit la capacité à anticiper comme une capacité non seulement naturelle de l’être humain mais aussi une capacité morale, en tant qu’elle permet à tout sujet de poser un système de fins et de se représenter soi-même comme fin en soi et non seulement comme moyen. Ce premier moment de la réflexion, d’inspiration kantienne, ouvre à une critique de l’utilitarisme pensant l’être humain comme un récipient statique de satisfactions, ignorant qu’il est un « être en développement » et qu’il doit se penser comme tel. C’est aussi au nom de cette conception du sujet humain que Rawls considère dans Théorie de la justice que la capacité morale s’atteste dans une capacité aussi bien à rendre la justice qu’à la recevoir, à légiférer autant qu’à se soumettre à sa propre législation. Mais qu’en est-il des personnes qui sont incapables de rendre justice ? Ne sont-elles pas dignes de la justice ? Ne sont-elles éligibles qu’à la charité ? Pour dépasser cette fragilité apparente du concept kantien d’autonomie, Catherine Audard remarque que la notion de développement implique celle de vulnérabilité, puisque l’être humain est exposé par sa finitude au vieillissement et à la diminution de ses capacités cognitives. Mais le « développement » et le déclin des capacités qui l’accompagne n’empêchent pas de considérer et de traiter la personne dignement, c’est-à-dire de lui conférer le statut moral de la citoyenneté, à moins de la réifier en l’assimilant à ces capacités empiriques. Davantage qu’une caractéristique intrinsèque des personnes, la dignité qualifie ainsi un mode de relation.
 
Mylène Botbol-Baum défend l’idée que l’anticipation n’est pas la prédiction en soulignant un conflit épistémologique entre savoir et pouvoir. Selon elle, la vulnérabilité humaine est le premier réel à considérer. Elle s’inspire de la notion de capabilité de Armatya Sen, comme notion existentielle de la qualité de vie. Elle insiste sur l’importance de la notion d’engagement comme plus forte que celle de compassion. L’anticipation est une capacité à s’engager. L’anticipation se vit au futur antérieur. Référence à l’éga-liberté de Etienne Balibar. Tension entre prédictivité et vulnérabilité. Un projet thérapeutique est toujours un choix politique Mylène Botbol-Baum cherche à articuler les approches de Sen et de Axel Honneth, en faisant une éloge d’une vulnérabilité non-essentialiste. La vulnérabilité étant l’ancrage du besoin de reconnaissance.
 

6 - La logique de la précaution : sauvegarder le possible ou l’anéantir ?

(5 mars)

Pierre Corvol est médecin et chercheur en biologie. Membre titulaire de l’Académie des sciences et de l’Académie nationale de médecine, il occupe de 1983 jusqu’à 2006 la chaire de médecine expérimentale au Collège de France. Spécialiste de l’hypertension artérielle et auteur de nombreuses publications sur ce sujet, il a aussi publié, avec Nicolas Postel-Vinay, Le retour du Dr Knock (Paris, Odile Jacob, 2000).  
 
Claude-Olivier Doron est Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences à l’Université Paris Diderot. Il s’intéresse aux techniques de gouvernement des populations et, plus particulièrement et récemment, à l’histoire des relations entre le concept de Race et la médecine. Il a aussi consacré des travaux à la précaution, dont cet article : « L’au-delà du risque : précaution et attention », Psychiatries, 2011, p. 103-118.  
 
Cette sixième séance de notre séminaire explore une nouvelle figure de l’anticipation : la précaution. Sur quoi se fonde le raisonnement de précaution ? Rompt-il avec le principe de prévention ou s’inscrit-il dans sa continuité ? Quel rapport à l’incertitude la précaution suppose-t-elle ? Pour être plus « précautionneux », les savoirs et les techniques sont-ils plus humbles, plus conscients de leurs incertitudes ou incapables de les tolérer ? La notion de « précaution » sera envisagée dans les deux principaux domaines où elle trouve des applications – santé et environnement -, et dans son sens le plus large, moins comme un principe que comme une attitude ou une façon de poser des problèmes et d’y répondre.
 
Pierre Corvol inscrit sa présentation dans le contexte de l’épidémiologie des facteurs de risque. Selon lui, il y a trois types de risques en médecine : un risque identifié et non mesurable (ex. : maladies infectieuses), nous sommes alors dans le registre de la précaution ; un risque identifié et mesurable (ex. : maladies cardio-vasculaires), nous sommes alors dans le registre de la prévention ; un risque certain, nous sommes alors dans le registre de l’anticipation. Il centre son propos sur la prévention dans le contexte des maladies cardio-vasculaires et nous explique la complexité du processus de définition des seuils pour étudier les facteurs de risque. Il explique le rôle des assurances dans l’identification des facteurs de risque.
 
Claude-Olivier Doron s’attache à retracer de façon synthétique l’histoire de la notion de risque. Il rappelle que le risque a progressivement pris une place centrale comme une certaine façon de dire la vérité. Le risque se construit comme savoir robuste par un effacement des singularités visant à agréger des cas. Il revient sur l’histoire de l’inoculation de la variole et aux réticences de d’Alembert qui s’opposait au raisonnement populationnel. Claude-Olivier Doron en vient ensuite à nous présenter la logique de précaution qui, selon lui, se détache de cette notion de risque. Il s’agit de prévenir des dommages irréversibles contre la logique des seuils qui contrastent des régimes d’action, d’être attentif aux évènements non significatifs. Le principe de précaution relève donc d’un risque potentiel là où le principe de prévention relève d’un risque mesuré. Il introduit ensuite le principe d’attention qui relève plutôt d’un non-risque, d’une angoisse subjective. Il illustre la mise en œuvre de ce principe d’attention par le cas des antennes-relais.