Forum #5 : Faut-il être juste et impartial dans le soin ? (15 juin 2016)
Un forum organisé le 15 juin 2016, de 18h30 à 20h30, à la Mairie du 4ème arrondissement de Paris, 2 place Baudoyer.
Publié le : 05 Avril 2016
Tous les professionnels du soin au sens de care – agents d’entretien, soignants, auxiliaires de vie, etc. – et tous les praticiens ordinaires du care que nous sommes ou que nous serons un jour le savent très bien : le soin est singulier et ses effets sont souvent éphémères là où la justice se voudrait atemporelle et universelle. Le soin semble essentiellement partial.
L’agent du soin peut-il pourtant fermer les yeux sur les besoins (présents ou futurs) situés hors de son champ d’action ? Il est d’ailleurs, qu’il le veuille ou non, contraint par la finitude de nos ressources matérielles, temporelles et humaines.
L’enjeu sera de voir comment peuvent cohabiter, dans les pratiques et dans les institutions, le soin et le souci pour la justice.
Grands témoins :
- Benjamin Pitcho, Avocat à la Cour, Membre du Conseil de l'Ordre
- Antoine Perrin, Directeur Général de l’Association de Villepinte
Le forum #5 en vidéo : "Faut-il être juste et impartial dans le soin ?"
Synthèse des débats (Paul-Loup Weil-Dubuc)
Justice et soin sont en tension. La justice, selon une définition datant du droit romain, revient à « donner à chacun ce qui lui revient ». Elle supposerait donc pour la personne ou l’institution juste l’impartialité sans quoi nous risquons d’attribuer moins ou plus à chacun que ce qui lui revient. L’impartialité ne revient pas à un détachement affectif ou à une absence totale de valeurs. L’impartialité n’est pas la neutralité. On connaît la fiction smithienne du « spectateur impartial » : ce spectateur de la société à qui revient la mission de dire ce qui est bien pour la société. Le spectateur impartial est celui qui n’est pas dénué de sympathie mais ressent une sympathie égale pour tous les êtres humains. La justice s’exerce dans le temps long, voire dans l’atemporalité. Non seulement ce qui est juste aujourd’hui doit l’être aussi demain ; mais les demandes futures ne doivent pas être sacrifiées aux demandes présentes. La justice doit pouvoir, semble-t-il, s’abstraire de tout contexte qu’il soit temporel ou affectif, s’élever selon la formule de Thomas Nagel à un « point de vue de nulle part ».
Le soin consiste essentiellement à faire face à un désordre singulier et contextuel : une maladie, une souffrance, le désordre après une catastrophe naturelle ou, de façon plus quotidienne, le désordre dans une salle à manger. Le soin, dans toutes les définitions que nous pouvons lui donner (médical, psychologique, affectif, ménager, domestique, etc.) redonne un ordre vivable. Le soin est par définition partial, singulier, éphémère et plus ou moins urgent.
Nous devons avoir la lucidité de reconnaître que nous penchons plus vers le soin que vers la justice pourtant considérée comme l’un des quatre principes de l’éthique biomédicale depuis l’ouvrage de Beauchamp et Childress. Nous parlons peu de justice et, quand nous voulons parler de justice, nous sommes tentés de parler de justesse en l’assimilant à une vertu soignante et oubliant la dimension sociale que contient la justice. Cela tient au moins à deux raisons : la plus évidente est que notre éthique est une éthique du soin. Une autre raison tient, je crois, aux deux figures du mal que le soin et la justice combattent respectivement. Le mal que combat le soin, c’est le désordre d’une situation présente (la maladie, la souffrance) qui est plus immédiatement visible que l’injustice dont la manifestation n’est pas immédiate. Cette dernière se montre grâce aux études et aux statistiques et c’est ainsi qu’un gradient social a pu être mis en évidence.
Le soin ignore la finitude des ressources, leur rareté, leur coût. Du point de vue du soin, de la confrontation à un désordre présent, il est inacceptable, totalement immoral, inhumain de ne pas soigner au nom d’un impératif économique. Dans la perspective du soin, l’argument économique passe pour inhumain, voire pour meurtrier.
Le soin dépend, dans la façon dont il est donné, de la relation, d’événements fortuits, des personnalités ; la justice exige l’impartialité.
On peut penser de trois façons l’articulation entre justice et soin.
1. La première consiste à faire primer la justice sur le soin. On risque alors de réduire le soin à un résidu, un luxe, un supplément d’âme. Plus exactement ce qu’on doit à la personne, c’est l’efficacité, le soin comme cure (et non comme care), la survie dans les limites des ressources disponibles, la capacité de vivre la vie qu’il veut mener. Les soins doivent être rationalisés ou rationnés en fonction d’un impératif de justice. On peut aller jusqu’à la position utilitariste du philosophe Peter Singer : les soins doivent être donnés en fonction du seul critère de leur efficience, en fonction du nombre de QALYs qu’ils permettent de procurer. On voit bien poindre l’idée d’une hiérarchie des valeurs des vies. Le « soin » est alors réduit à un acte standard. On en manque la singularité.
2. La deuxième articulation du soin et de la justice consiste à concevoir la justice comme soin redéfini comme care. La théorie du care peut être interprétée comme une critique de la dissociation entre care et justice. Elle ne peut pas se réduire à un appel à se soucier les uns des autres ni à la critique de l’autonomie et au constat de l’interdépendance humaine. Les théoriciens du care entendent déplacer le champ et la focale de notre attention morale vers les attitudes et les sentiments qui se jouent dans les activités quotidiennes du soin. L’éthique est elle-même définie comme care, comme disposition à prendre soin du soin. Ces attitudes et ces sentiments du soin sont le plus souvent invisibles ; et celles et ceux (plus souvent celles que ceux) qui les pratiquent sont le plus souvent méprisés ou oubliés : ce sont les « subalternes ».
Donc on le voit bien : la théorie du care défend une certaine idée de la justice comme soin ; contribue à une société juste tout ce qui rétablit la sensibilité morale contre la pensée abstraite et l’autonomie comme indépendance ; aussi bien ceux qui sont capables de cette sensibilité que ceux qui sont l’objet de cette sensibilité. Finalement dans ces conditions la justice est proche de la justesse puisqu’il s’agit de trouver l’ajustement adéquat des rôles dans une situation singulière (notamment entre un patient et un malade). Cela conduit à une réhabilitation du soin mais aussi à une tentative de redéfinition de la justice qui fait sauter le lien entre justice et impartialité. La justice n’est pas impartiale car nous n’avons pas les mêmes sentiments envers ceux dont nous sommes proches qu’envers des inconnus. Nous devons être partiaux. Nos responsabilités morales doivent être proportionnelles à la force de nos liens et de nos capacités à nous occuper des autres.
3. Contre une subordination du soin à la justice et contre leur assimilation, on peut défendre une conciliation, en posant que la justice et le soin doivent s’exercer sur deux terrains distincts.
La justice permet que pouvoirs, opportunités, reconnaissance et ressources soient répartis équitablement, en oubliant totalement les préférences et les intérêts des uns et des autres. Mais la justice n’a pas vocation à réguler l’intimité des rapports humains. L’exigence de justice doit pouvoir, y compris au nom de la justice elle-même, se donner ses propres limites. Et donc à la question de savoir s’il faut être juste et impartial dans le soin, je répondrai d’un côté que le soin doit s’exercer dans des institutions justes mais que le soin ne saurait être juste et impartial lui-même.
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