Forum #9 : Servir le bien public est-ce encore une vocation ? (18 janvier 2017)
Un forum organisé le 18 janvier 2017, de 18h30 à 20h30, à la Mairie du 4ème arrondissement de Paris, 2 place Baudoyer.
Publié le : 20 Juillet 2016
Le terme « vocation » est porteur d’une connotation mystique. Le serviteur du bien public serait appelé par la voix supérieure de l’intérêt général ; dans le travail noble auquel il serait voué, il trouverait consolation pour sa faible rémunération.
Cette vision du bien public, encore répandue, et les représentations qui l’accompagnent doivent être questionnées : le bien public a-t-il déjà été une vocation ? Est-il exact que les métiers visant le bien public n’attirent plus à eux que des personnes avant tout désireuses d’occuper un emploi et peu soucieuses du bien public ? Si ce diagnostic d’une « crise des vocations » n’est pas justifié, comment expliquer le sentiment qui l’inspire ?
Grands témoins :
- Nathalie LOISEAU (directrice de l'École nationale d'administration à Strasbourg)
- David GRUSON (délégué général de la Fédération Hospitalière de France)
Le forum #9 en vidéo : "Servir le bien public, est-ce encore une vocation ?"
Synthèse des débats (Paul-Loup Weil-Dubuc)
Deux mots dans cet énoncé connotent la soumission. Le verbe « servir » suppose une soumission à des demandes ou des ordres d’un commandant. On retrouve cette idée quand on parle du service de l’Etat ou des serviteurs de l’Etat pour désigner les fonctionnaires. La « vocation » suppose un appel aspirant celui qui le reçoit, par son étymologie. Cette formulation dessine en creux plusieurs caractéristiques du « bien public ». Sa supériorité : le bien public est supérieur en valeur à tous les biens ; tous les biens non-publics, les biens privés (toutes les formes de bonheur individuel, la gloire personnelle) sont de moindre valeur que le bien public. Son idéalité : le bien public n’est pas un bien matériel susceptible d’être stocké, capitalisé ou de croître mais une idée que l’on honore et dont on ne conteste pas la valeur parce qu’elle est le fondement même de l’unité de la communauté. Le bien public correspond en fait ici au sens le plus ancien (et aussi le plus abstrait) du mot « république » que l’on trouve dans l’antiquité, politeia chez les Grecs, Res publica chez les Romains, et qui ne désigne pas un régime politique particulier mais la raison d’être d’une communauté politique, à savoir le souci partagé de la préservation d’un bien commun, et donc public parce que commun, placé au-dessus des biens privés. Pour Aristote, ce bien public, c’est l’eudaimonia en grec, à savoir le bonheur des citoyens qui consiste dans l’exercice des vertus éthiques et qui est la finalité ultime de la vie humaine. C’est cette idée du bien public, très ancienne, qui continue de s’exprimer dans l’intitulé de ce forum : « Le bien public est–ce encore une vocation ? ». Ce bien commun a besoin de serviteurs, de commis mandatés par les citoyens vertueux pour faire fonctionner la société.
La question posée : « servir le bien public, est-ce encore une vocation ? » suppose que cette idée du bien public est en crise ou peut-être même déjà morte. Si tant est que le diagnostic soit en partie justifié, quelles raisons peuvent l’expliquer ?
Cela tient à un ensemble de contradictions entretenant une « souffrance éthique », ou du moins un trouble éthique, autrement dit un fossé entre les valeurs éthiques proclamées et le contexte où ses valeurs éthiques devraient et pourraient se vivre.
C’est d’abord une contradiction entre les finalités du service public – soigner toute personne et les moyens donnés aux agents de ce bien pour l’atteindre, ce que l’on traduit par « injonction contradictoire ». Ce dont la plupart des soignants et du personnel administratif témoignent et se plaignent, c’est d’un manque de moyens et de temps pour honorer le bien public qu’ils sont supposés servir, d’un ensemble de barrières implicites ou explicites qui viennent compromettre l’accès de tous aux soins.
C’est aussi une contradiction entre un soin (au sens le plus large) de plus en plus encadré et contrôlé par des procédures qui tendent à le déresponsabiliser et un management humain fondé sur la libération de l’hôpital, la responsabilisation des acteurs comme dans toutes les entreprises qui tend à redéfinir les usagers comme des clients.
C’est aussi le sentiment d’une contradiction, d’un choc entre deux principes qui régissent aujourd’hui la distribution des biens considérés comme publics : la logique du besoin – à chacun selon ses besoins - et la logique marchande plus ou moins explicite là encore – à chacun selon son capital économique ou culturel, comme l’atteste la part de plus en plus importante prise par les complémentaires santé dans le remboursement des soins et l’augmentation des inégalités sociales de santé.
Ces contradictions ou ces confusions multiples affaiblissent la capacité du bien public à motiver et à donner un sens aussi bien aux fonctionnaires et aux citoyens.
Mais je ne pense pas qu’il faille en rester là. Ces contradictions renvoient à une opposition théorique sur l’idée même de bien public, opposition qu’il faut à mon avis prendre au sérieux.
J’ai déjà évoqué une idée du bien public. Cette idée est fondée sur une certaine idée de la sphère publique par opposition à la sphère privée qui est notamment celle défendue par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne. Le bien public, c’est ce que produit l’exercice des vertus du citoyen. Favoriser le bien public, c’est donc promouvoir par l’éducation, honorer et reconnaître par les charges publiques les vertus morales des citoyens. La sphère du privé au contraire est celle des besoins et des désirs privés, cantonnée par les Grecs au foyer.
Arendt écrivait que cette idée du bien public comme exercice des vertus citoyennes est en voie de disparition à l’époque moderne, non pas en raison de l’économie de marché, mais plus fondamentalement par l’absorption de l’économie dans la politique. Les Etats-nations sont selon comparables à des foyers, la sphère publique disparaissant, absorbée ou colonisée par la sphère privée et l’objectif d’une gestion rationnelle des besoins. Le bien public s’identifierait, dans les sociétés modernes que Hannah Arendt critique, au bien-être collectif. Le bien public se matérialiserait, et plus encore se liquéfierait pour reprendre l’expression de S. Baumann. Il ne correspondrait plus à des habitudes et des procédures fixes, à des vertus morales incarnées dans l’action. Il serait tout entier dans le résultat lui-même fluctuant selon les évolutions sociales de sorte qu’il ne se mesurerait pas à la vertu de ceux qui le servent mais aux résultats, aux conséquences des actions, à la croissance économique au sein d’un Etat, ou à l’efficience au sein d’une structure de soin, du moins à des faits mesurables.
Cette idée du bien public comme agrégation des biens privés est elle-même ancienne. Le philosophe Mandeville affirmait dans La fable des abeilles que les « vices privés », en particulier la recherche du profit sans autre but que le profit, garantissent le bien public. On pourrait dire que ce qui sert le bien public, c’est la compétitivité, peu nous importe que les moyens en soient publics ou privés.
Il me semble que cette tension entre un bien public comme exercice des vertus et bien public comme bien-être matériel est à l’origine de ces contradictions concrètes que j’ai évoquées plus haut.
Pour conclure, une troisième vision du bien public est peut-être en train d’émerger, celle du bien public comme commun. Le bien public ne serait ni un bien immatériel incarné par l’Etat et les vertus civiques ni le bien-être collectif, liquide, fluctuant au gré de l’intérêt bien compris. Le bien public comme commun est un bien approprié et géré par des collectifs, indépendamment de l’Etat et du marché. Emerge une autre idée du bien public qui n’est elle-même pas si ancienne puisqu’elle semble approfondir l’idéal de « publicité » défendue par Kant : qualité des démocraties à porter en elles-mêmes une place pour le débat contradictoire, à accueillir la diversité des existences.
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