Infirmière et travailleuse sociale avant d’entreprendre des études de médecine, C. Saunders a été confrontée à la souffrance et à la solitude des mourants atteints de cancer. C’est pourquoi elle a ouvert en 1967, au sud de Londres, le Saint Christopher’s Hospice. Son approche, qui associait étroitement prise en charge technique et accompagnement humain, est rapidement devenue un modèle dans le monde entier.
Les quatre dimensions de la souffrance globale (total pain) pour Cicely Saunders
Pour C. Saunders, la souffrance vécue par les personnes à l’approche de la mort est une souffrance « globale » (total pain), qui compte quatre dimensions inséparables :
- une dimension physiologique (souffrir dans son corps) : douleurs, fatigue, symptômes inconfortables (nausées, vomissements)… ;
- une dimension psychique (souffrir dans son esprit) : anxiété, dépression, perte d’estime de soi… ;
- une dimension sociale (souffrir dans sa relation à autrui) : perte des rôles sociaux et familiaux, difficultés pour travailler, « parcours du combattant » administratif et financier… ;
- une dimension spirituelle (souffrir dans son âme) : interrogations sur le pourquoi de la survenue de la maladie, besoin de repenser à sa vie, de lui trouver un sens…
C’est la raison pour laquelle les soins palliatifs font souvent intervenir, dans des équipes pluridisciplinaires, des compétences multiples : médecins, infirmières, aides-soignantes, psychologues, bénévoles… Il s’agit de prendre soin de la personne de manière globale, par des thérapies médicamenteuses, des approches psychologiques et sociales (musicothérapie, acupuncture, socio-esthétique…) et avant tout par la relation et l’accompagnement humain.
Si les travaux de Cicely Saunders ont inspiré, dès les années 1970, des médecins français tels que Michèle Salamagne par exemple, il faut attendre 1987 pour que s’ouvre la première unité dédiée. En France, les soins palliatifs naissent véritablement avec la circulaire ministérielle du 26 août 1986, dite « circulaire Laroque », relative à l’accompagnement des malades en phase terminale. À cette époque, les soins palliatifs sont surtout conçus sur le modèle des hospices anglais, c’est-à-dire comme des services d’hospitalisation spécifiques. La circulaire Laroque précise cependant qu’« à terme, tous les services hospitaliers prenant en charge des malades lourds […] devront être en mesure de pratiquer les soins palliatifs ». Au-delà de la création de services spécialisés, l’objectif est la mise en œuvre, par tous les soignants, d’une « culture palliative », c’est-à-dire d’une manière de soigner et d’accompagner centrée sur le confort du malade et sa qualité de vie.
La loi du 9 juin 1999 constitue une deuxième étape. D’une part, elle dispose que « toute personne malade dont l’état le requiert a le droit d’accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement ». D’autre part, elle étend l’accompagnement aux proches, en permettant aux personnes qui le souhaitent de prendre un « congé d’accompagnement » pour passer du temps auprès d’un proche en fin de vie.
On l’a un peu oublié : le développement des soins palliatifs s’est heurté à des obstacles et des réticences parfois vives. Comme le rappelle Patrick Verspieren (2016), « à l’issue des Trente Glorieuses […] culminait [un] déni de la mort. La médecine s’était dotée de nouveaux moyens, d’une efficacité qui surprenait même les médecins […]. Lutter contre la mort, pour sans cesse tenter de la repousser, telle était la tâche [que s’assignait] la médecine ». Dans ce contexte, parler de soins palliatifs revenait à « baisser les bras » et les unités de soins palliatifs étaient qualifiées de « mouroirs » par « tous ceux qui militaient contre l’introduction en France des nouvelles méthodes de soin des grands malades atteints de douleurs chroniques intenses ». Les méthodes de soulagement de la douleur faisaient aussi scandale, la morphine étant présentée uniquement « comme une drogue source de toxicomanie et cause de dépression respiratoire mettant la vie en grand danger ».
Aujourd’hui encore, des représentations erronées et des idées fausses circulent à propos des soins palliatifs. Deux sont particulièrement prégnantes.
La première consiste à opposer soins curatifs (visant la guérison) et soins palliatifs (cherchant à aider la personne à vivre le mieux possible avec une maladie que l’on ne peut guérir). Cette opposition est trompeuse car elle suggère que les approches curatives et palliatives ne peuvent pas coexister, et que l’approche palliative n’intervient qu’en toute fin de parcours, lorsque l’approche curative ne montre plus de résultats. Or, les soins palliatifs précoces se développent dans la prise en charge des maladies incurables graves (SFAP, 2023). Et c’est la proportion entre approches curative et palliative qui varie avec l’évolution de la maladie, la seconde prenant de plus en plus de place au fur et à mesure que la maladie évolue.
La deuxième idée fausse, liée à la précédente, consiste à penser que les soins palliatifs n’interviendraient que lorsque la mort est imminente. Comme le souligne Isabelle Lesage (SFAP, 2023), « on voit dans les soins palliatifs l’échec de la médecine et un temps angoissant où la mort se rapproche ». Le soin palliatif est assimilé à une médecine de la mort. On le limite à la phase terminale des maladies graves et incurables. Or il concerne toutes les maladies potentiellement mortelles, et peut être nécessaire à tous les stades.
Comme le souligne Vianney Mourman (2023), médecin de soins palliatifs, il serait beaucoup plus juste de décrire les soins palliatifs comme une médecine de la qualité de vie. Et à l’approche de la mort, comme le formule Monique de Kerangal (2023), infirmière à la Maison médicale Jeanne Garnier, le soin palliatif consiste à se demander ce qu’on va pouvoir faire quand il n’y a plus rien à faire. Il consiste à découvrir « un autre faire » : à soulager les douleurs, atténuer les symptômes, permettre un « moins mal être », proposer une présence, une écoute. Bref, à agir avec la conviction que la fin de vie « fait partie intégrante de la vie », et à essayer de rendre les derniers instants les plus apaisés possibles.
Valeur éthique du soin palliatif
À l’heure actuelle, une offre diversifiée permet, en théorie, un accompagnement palliatif aussi bien à l’hôpital qu’à domicile et en EHPAD (voir encadré). Cependant, malgré quatre plans de développement et un cinquième plan en cours, un consensus existe sur le fait que cette offre est actuellement insuffisante et inégalement répartie.Selon la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP 2023), parmi les personnes qui auraient besoin d’un accompagnement palliatif, les deux tiers n’y auraient pas accès (non pas tant du fait d’un manque de structures qu’en raison de l’insuffisance de ressources humaines formées).
Le témoignage d’une journaliste du Monde, Vanessa Schneider (2023), est récemment venu illustrer cet état de fait (Le Monde du 16 janvier 2023).
L’accompagnement insuffisant des personnes qui vont mourir et de celles qui sont à la fin de leur vie pose, d’un point de vue éthique, un double problème.
D’abord, parce que l’éthique est, avant tout, une non indifférence à la souffrance d’autrui, un non abandon, le maintien d’une présence quoi qu’il arrive, notamment vis-à-vis des plus vulnérables (Hirsch, 2004). Comme le souligne Claire Fourcade, présidente de la Société française d’accompagnement et de soin palliatif, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, être présent auprès des mourants, s’engager à tout faire pour apaiser leurs souffrances, c’est leur témoigner qu’il restent à nos yeux pleinement dignes de considération et de sollicitude. C’est ne pas les laisser livrés à eux-mêmes. C’est leur témoigner une solidarité inconditionnelle. Cette réaffirmation est d’autant plus importante dans une société qui valorise tant la jeunesse, la santé et l’indépendance. Ainsi, pour Claire Fourcade, l’accompagnement palliatif est « une manière de témoigner du souci que nous avons les uns des autres et les uns pour les autres ». C’est une manière de réaffirmer l’inaliénable dignité de chacun, jusqu’au terme de son existence. Le code de déontologie médicale ne dit pas autre chose en son article 37 (« En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l’assister moralement […] ») et en son article 38 (« Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage […] »). Vianney Mourman (2023) exprime la même idée : « Ce n’est pas parce qu’une personne est en train de mourir, parce qu’elle est en fin de vie, parce qu’elle a une maladie grave, qu’elle n’a pas droit à une qualité de vie. C’est justement dans ces circonstances qu’il importe le plus de témoigner à la personne qu’on la considère toujours comme notre semblable et comme un sujet à part entière. »
Les lacunes de l’accompagnement de la fin de vie sont, d’autre part, particulièrement problématiques dans un contexte où l’on débat de la légalisation éventuelle d’une aide médicale à mourir. Car le risque est grand, dans ce contexte, que les demandes d’aide à mourir ne reflètent pas la volonté de la personne, mais résultent d’un défaut de soin ou d’un déficit d’accompagnement.
C’est ce que pointent les membres du Comité consultatif national d’éthique (2023) qui ont rédigé une « réserve » à la fin de l’avis 139 : « Développer une aide active à mourir alors que l’accès aux soins palliatifs est très inégalement réparti sur le territoire français et très insuffisant par rapport aux besoins laisse entrevoir la possibilité d’un recours à cette aide par défaut d’un accompagnement adapté. » C’est aussi la raison pour laquelle la première recommandation du CCNE, dans cet avis, porte sur le développement des soins palliatifs : « Il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte. Une modification de la loi ou des pratiques qui favoriserait l’amoindrissement du soin relationnel et l’affaiblissement du devoir d’accompagnement ne serait pas éthiquement admissible » Pour le CCNE, « la maîtrise médicale de la douleur contribue à réduire, voire parfois à faire disparaître, les demandes d’aide à mourir ». Par conséquent, « la société française a besoin, avant toute réforme, d’une accélération des efforts […] en faveur des soins palliatifs et de la formation des professionnels de santé. »
L’offre en soins palliatifs aujourd’hui
Le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie décrit la manière dont est actuellement organisée l’offre de soins palliatifs en France.
- Les unités de soins palliatifs (USP) sont des services spécialisés avec des équipes pluridisciplinaires. Il y en a environ 70 en France (soit environ 1970 lits). Vingt-deux départements en seraient dépourvus ;
- Les lits identifiés de soins palliatifs (LISP) sont des lits dédiés dans des services non spécialisés en soins palliatifs, souvent confrontés à des décès. Il y en a environ 5 600, répartis dans 900 hôpitaux. Les départements dépourvus d’USP ont globalement plus de LISP.
- Les équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP) sont des équipes spécialisées qui se déplacent à l’intérieur et/ou à l’extérieur de l’hôpital, au domicile des patients et dans les établissements médico-sociaux. Aujourd’hui, les trois-quarts des EHPAD auraient signé une convention avec une EMSP.
- les équipes ressources régionales en soins palliatifs pédiatriques sont au nombre de 23. Ce sont des équipes spécialisées dans l’accompagnement de la fin de vie des enfants.
Aussi longtemps que le patient peut rester à son domicile, son accompagnement peut être réalisé par son médecin traitant. Celui-ci peut solliciter l’aide d’un dispositif d’appui à la coordination (DAC), d’un réseau de santé ou d’un réseau de soins palliatifs, et demander l’intervention d’une équipe mobile de soins palliatifs. Une hospitalisation à domicile (HAD) peut également être proposée.
Selon le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie, en 2021, sur les 350 000 Français décédés à l’hôpital, 40% ont pu bénéficier d’une prise en charge palliative et 20% sont décédés dans une structure spécialisée (USP ou LISP). Et sur les 150 000 personnes qui sont décédées à domicile, 40 000 ont pu être accompagnées par une équipe d’hospitalisation à domicile.
La coordination régionale des soins palliatifs en Île-de-France (https://www.corpalif.org/) propose un annuaire des ressources en soins palliatifs dans la région.
A Paris et dans les Hauts-de-Seine, le dispositif Pallidom propose un service d’urgences palliatives à domicile. En savoir plus : http://bit.ly/41jChPo
Soulager la souffrance à tout prix ? Le principe du « double effet »
L’article L.1110-5 du code de la santé publique dispose que « toute personne a le droit d’avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance ». Ce droit implique, pour les soignants, une obligation de moyens : « Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour que ce droit soit respecté ».La douleur s’apprécie à la fois à partir de ce que le patient exprime et grâce à des échelles adaptées. Pour la soulager, l’Organisation mondiale de la santé distingue trois paliers d’antalgiques : la paracétamol et les anti-inflammatoires non stéroïdiens ; la codéïne et les autres opioïdes faibles ; les opioïdes forts tels que la morphine.
Comme le souligne Elisabeth Quignard (2016), « si les progrès des antalgiques nous ont fait espérer [une] suppression de la douleur, on la constate pourtant toujours autant, et l’insupportable pour les soignants, ce sont les douleurs non soulagées ».
Certains symptômes sont ainsi dits « réfractaires » aux traitements. Ce sont (selon la définition proposée par Nathan Cherny et Russel Portenoy en 1994), des symptômes dont la perception est insupportable et qui, en dépit des efforts obstinés pour trouver un protocole thérapeutique adapté, ne peuvent être soulagés sans compromettre la conscience du patient.
Dans ce cas, une sédation peut être mise en œuvre, en plus de l’analgésie. Selon la définition proposée par la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, « la sédation est la recherche, par des moyens médicamenteux, d’une diminution de la vigilance pouvant aller jusqu’à la perte de conscience. Son but est de diminuer ou de faire disparaître la perception d’une situation vécue comme insupportable par le patient, alors que tous les moyens disponibles et adaptés à cette situation ont pu lui être proposés et/ou mis en œuvre sans permettre d’obtenir le soulagement escompté. La sédation […] peut être appliquée de façon intermittente, transitoire ou continue ».
La lutte contre la douleur et la souffrance peut ainsi faire naître deux questionnements éthiques.
En premier lieu, on vient de le voir, en présence de symptômes « réfractaires », une sédation (c’est-à-dire une altération de la vigilance voire de la conscience du patient) peut parfois être envisagée. L’enjeu – à la fois clinique et éthique – est alors de doser cette sédation, afin de soulager le plus possible les douleurs et les souffrances, tout en permettant au patient (si tel est son souhait) de rester le plus possible conscient de ce qui lui arrive, et de continuer d’avoir des relations avec ses proches. Il s’agit, au cas par cas, de proportionner la sédation.
En second lieu, comme l’a souligné Jean Leonetti (2013), les médicaments administrés pour lutter contre la douleur (comme la morphine), ou pour provoquer une sédation, ont des effets secondaires et peuvent, dans certains cas, hâter la survenue du décès : « Les médicaments sédatifs ou antalgiques peuvent avoir pour effet secondaire d’accélérer la survenue de la mort, notamment par leur effet de dépresseur respiratoire ».
Selon Jean Leonetti, il s’agit d’un risque acceptable en phase avancée ou terminale d’une maladie car, d’une part, « en fin de vie, la qualité de vie prime sur la durée de vie », et d’autre part « l’intention du médecin est le soulagement du patient ».
L’argument ici mobilisé est ce que l’on appelle, depuis le Moyen-Âge, « le principe du double effet » (Leheup, 2006). Selon ce principe, la mort du patient, suite à l’administration d’antalgiques à haute dose, n’est pas éthiquement condamnable dès lors que la mort n’est pas intentionnelle mais survient comme un effet secondaire involontaire de l’action visant à soulager le patient. En d’autres termes, même si elle a pour effet de hâter la survenue du décès, l’administration de morphine à hautes doses n’est pas répréhensible, dès lors que le médecin n’a pas cherché à provoquer délibérément la mort, mais a agi dans l’intention d’apaiser les souffrances du patient.
Cette argumentation était explicitement reprise dans l’article 2 de la loi du 22 avril 2005 :« Si le médecin constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit en informer le malade […], la personne de confiance […], la famille ou, à défaut, un de ses proches. La procédure est inscrite dans le dossier médical. ».
Certains commentateurs ont vu dans l’administration d’une dose possiblement létale de morphine une forme d’ « euthanasie passive ». Selon eux, d’une part, l’argument du double effet est hypocrite : cela revient à pratiquer une euthanasie déguisée, qui ne dit pas son nom. D’autre part, la difficulté qu’il y a de s’assurer de l’intention qui préside au geste du médecin peut donner lieu à des dérives et des abus : quelle différence y a-t-il entre ces pratiques et les cocktails lytiques qui étaient administrés pour soulager les souffrances réfractaires avant le développement des soins palliatifs ?
Tel n’est pas l’avis de Jean Leonetti (2013). Pour lui, il y a une grande différence entre sédation « en phase terminale » et sédation « à but terminal » : dans la sédation en phase terminale, prévue par la loi, « l’intention est bien de soulager la souffrance physique et psychique, et non de donner la mort ». Au lieu d’une augmentation progressive des doses pour obtenir le décès du patient, le but est d’atténuer une perception jugée insupportable, en altérant le moins possible la vigilance et la conscience.
Ce raisonnement continue aujourd’hui de sous-tendre l’approche du législateur français.
La sédation profonde et continue jusqu’au décès
La loi du 2 février 2016, dite « Claeys Leonetti », a créé un droit d’accès à « une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès ». Celle-ci peut être mise en œuvre dans trois situations (voir encadré).Cette sédation profonde et continue jusqu’au décès (SPCD) doit être distinguée de la sédation symptomatique proportionnée évoquée précédemment. Elle est réservée aux patients en phase terminale ou agonique de leur maladie, dont le décès est attendu « à court terme », c’est-à-dire (selon la Haute autorité de santé) dans les heures ou dans les jours qui viennent. Elle consiste à plonger le patient dans un coma profond pour soulager une souffrance réfractaire ou pour contrôler un symptôme insupportable, quand on ne parvient pas à l’apaiser autrement.
La sédation profonde et continue consiste ainsi à être profondément endormi, en toute fin de vie, pour éviter toute souffrance, quand le fait d’être éveillé est insupportable. Cette sédation ne met pas un terme à la vie : on endort le patient jusqu’à ce que la mort survienne. Les recommandations encouragent, en première intention, l’administration de benzodiazépines (médicaments qui ralentissent l’activité cérébrale) par voie parentérale (injection dans le sang). Une analgésie (traitement contre la douleur) est généralement aussi mise en œuvre et des soins de confort continuent d’être prodigués.
La sédation profonde et continue jusqu’au décès : trois situations
Selon la loi du 2 février 2016, la « sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès » peut être mise en œuvre à l’hôpital, en établissement médico-social ou à domicile, après une procédure collégiale, dans trois situations.
- À la demande du patient :
Situation 1
(a) Le patient est « atteint d’une affection grave et incurable ».
(b) Son « pronostic vital est engagé à court terme » (le décès est considéré comme inévitable et imminent, devant intervenir dans un délai de quelques heures à quelques jours).
(c) Il présente « une souffrance réfractaire aux traitements ».
Situation 2
(a) Le patient, atteint d’une affection grave et incurable, décide d’arrêter un traitement.
(b) Cet arrêt de traitement engage son pronostic vital à court terme et il est susceptible d’entraîner une souffrance insupportable.
Dans ces deux situations, l’équipe soignante motive sa décision d’accepter ou de refuser de mettre en œuvre la sédation profonde et continue.
- Lorsqu’un patient ne peut exprimer sa volonté :
Situation 3
Une sédation profonde et continue jusqu’au décès est également mise en œuvre :
(a) quand le médecin arrête un traitement de maintien en vie (par exemple la ventilation artificielle) au titre de l’obstination déraisonnable ;
(b) si le patient ne s’y était pas opposé dans ses directives anticipées ou par un autre moyen.
Pour certains, la frontière est ténue entre la sédation profonde et continue et l’euthanasie. Le médecin Jérôme Sainton par exemple, fait une différence entre la sédation palliative (qui peut être profonde mais reste potentiellement réversible) et la sédation profonde et continue. Selon lui, cette dernière « n’est plus l’auxiliaire des soins palliatifs, mais [un] outil de maîtrise des conditions du mourir ». C’est « une réponse technicienne aux enjeux relationnels de la souffrance en fin de vie ». Avec la sédation profonde et continue, on « ne recherche pas tant le soulagement des symptômes que l’inconscience elle-même ». Cette technique s’inscrirait ainsi dans le cadre conceptuel de l’euthanasie, qui en constituerait en quelque sorte « l’asymptote » (Sainton, 2018).
Pour d’autres, comme le médecin réanimateur Matthieu Le Dorze (2023), il existe une distinction claire, dans l’esprit des équipes qui la pratiquent, entre la sédation profonde et continue jusqu’au décès d’une part, et l’euthanasie d’autre part. Ainsi, lorsqu’une équipe de réanimation associe une sédation profonde et continue au retrait d’une ventilation mécanique, par exemple, l’intention n’est pas de « faire mourir », comme lorsqu’on injecte un médicament à dose létale : elle est de « laisser mourir », en évitant toute souffrance, alors qu’il n’y a malheureusement pas d’autre issue que le décès.
Médecin gériatre et de soins palliatifs, Elisabeth Quignard souligne pour sa part que d’un point de vue éthique, lorsque le patient est conscient, la sédation profonde et continue devrait être envisagée comme un moyen (parmi d’autres) et non comme une fin en soi : « Respecter la volonté du patient de ne pas souffrir n’appelle pas une solution univoque : supprimer sa lucidité et sa conscience pour qu’il ne souffre plus, même si cela peut sembler une délivrance ou un soulagement, procède d’un choix radical qui impose une réflexion approfondie et un certain cheminement avec lui ».
L’on ignore combien de sédations profondes et continues ont été mises en œuvre en France depuis l’entrée en application de la loi du 2 février 2016. Une étude conduite par le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie suggère qu’en 2018, cette disposition « pein[ait] à se mettre en place sur le terrain » (CNSPFV 2018).
Il va sans dire que l’absence de données fiables sur les conditions de mise en œuvre des dispositions légales relatives à la fin de vie pose, elle aussi, un problème d’un point de vue éthique.
RÉFÉRENCES
CENTRE NATIONAL DES SOINS PALLIATIFS ET DE LA FIN DE VIE (2020) Atlas des soins palliatifs et de la fin de vie, 2ème édition, 106 p. https://bit.ly/41ecQP5
COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE (2022) Enjeux éthiques relatifs aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité. Avis n°139. www.ccne-ethique.fr/node/529
HIRSCH Emmanuel (2004) Le devoir de non abandon. Pour une éthique hospitalière et du soin, Paris, Le Cerf, Recherches morales, 336 p.
de KERANGAL Monique (2023) La fin de vie n’est pas un chapitre à part. In : Fin(s) de vie : s’approprier les enjeux d’un débat. Numéro spécial des Cahiers de l’Espace éthique Île-de-France, à paraître.
LE DORZE Matthieu (2023) Complexités de la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès en réanimation. In : Fin(s) de vie : s’approprier les enjeux d’un débat. Numéro spécial des Cahiers de l’Espace éthique Île-de-France, à paraître.
LEHEUP Benoît (2006) Le principe du double effet : un outil aidant à la réflexion éthique dans le cadre de la sédation pour détresse en phase terminale. Médecine palliative, vol. 5, n°2, p. 82-86 https://bit.ly/3Et1tc7
LEONETTI Jean (2013) Rapport sur la proposition de loi visant à renforcer les droits des patients en fin de vie. Assemblée nationale. Rapport n°970. http://bit.ly/3Eukefg
MOURMAN Vianney (2023), <Conférence introductive>, In : Rapport de la consultation lycéenne sur la fin de vie, Espace éthique Île-de-France
QUIGNARD Elisabeth (2016) Douleur et souffrance : le sens d’un questionnement. In : E. Hirsch (dir.), Fins de vie, éthique et société, p. 404-414
SAINTON Jérôme (2019) Le dispositif Leonetti-Claeys : sédation palliative ou terminale ?, Médecine palliative, vol. 18, n°1, p. 41-48 https://bit.ly/3IGN1Qu
SCHNEIDER Vanessa (2023) Récit d’une fin de vie face aux insuffisances de l’hôpital. Le Monde, 16 janvier http://bit.ly/3EqGoPK
SOCIETE FRANÇAISE D’ACCOMPAGNEMENT ET DE SOINS PALLIATIFS (2023) Fin de vie. La voie française de l’accompagnement. Livret de propositions. https://bit.ly/3IoyBmN
VERSPIEREN Patrick (2016), L’invention des soins palliatifs, In : E. Hirsch (dir.), Fins de vie, éthique et société, p. 318-324