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Analyse complète de deux postures sur la question d'une possible "médecine de l'embryon et du fœtus", à savoir « l’idéologie de conviction », et l'« éthique de la responsabilité » Comment ces deux positions posent-elles le question de la valeur d'un embryon, et des responsabilités qui y sont attachées ?
Par: Claude Sureau, Professeur honoraire de gynécologie obstétrique /
Publié le : 05 juin 2008
Oser parler de « médecine de l’embryon et du fœtus », n’est-ce pas, en fonction de bien des idéologies, une insulte à la raison ou un sacrilège ? C’est pourtant ce que nous allons tenter de faire en analysant précisément ce que nous conseille « l’idéologie de conviction », avant d’envisager ce que nous propose une « éthique de la responsabilité ».
Cette idéologie repose, en matière de procréation humaine, sur deux propositions majeures :
Un tel postulat conduit à quelques interrogations :
A - On ne saurait nier l’importance du projet parental, mais il est légitime de se poser des questions sur sa signification profonde comme sur les limites qu’il comporte
En ce qui concerne sa signification, doit-on comprendre que la vie d’un embryon ne peut être prise en considération que si elle découle d’un tel projet ? Combien d’enfants, conçus naturellement en dehors d’une volonté formellement exprimée, n’ont-ils pas été, ensuite, acceptés, aimés, choyés ? On dira que le projet parental était déjà présent, de manière non explicitement formulée ; peut-être. On dira surtout qu’il ne faut pas confondre l’embryon conçu in vivo, parfois « par inadvertance », et l’embryon conçu in vitro, concrétisation d’un « projet » qui entraîne bien des contraintes. Proposition intéressante qui conduit à établir une discrimination entre les embryons, fondée sur les modalités de leur constitution ; ce concept n’est pas absurde. On peut même soutenir qu’il découle naturellement de l’avis du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994 « […] la protection accordée par la loi à l’être humain depuis sa conception ne s’applique pas à l’embryon in vitro. »
Mais ne convient-il pas alors de s’interroger sur la cohérence de cet avis avec l’article 16 du Code civil, article d’ordre public ? : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie. »
Le projet parental doit-il, par ailleurs, être considéré comme respectable en toutes circonstances, parce qu’il émane de la libre expression de l’autonomie individuelle, ou peut-il comporter des limites ? En ce cas, à qui appartient-il de les définir ? Quelques exemples illustreront la difficulté de la décision :
L’exemple le plus démonstratif est probablement celui du clonage reproductif. On le sait à peu près universellement condamné ; la loi française l’a même dénommé « crime contre l’espèce humaine », affirmation qui laisse d’ailleurs perplexe l’observateur impartial. Il n’en est pas moins condamnable en raison de ses conséquences médicales et psychologiques. Mais une telle entreprise ne peut-elle être considérée par certains comme la forme extrême d’un projet parental (1)?
Il est d’autres exemples, assez surprenants : lorsque Sharon D. et Candace McD, toutes deux sourdes et vivant en couple eurent recours au sperme d’un ami également sourd afin d’avoir un enfant lui-même atteint, au nom d’une idéologie communautariste, l’incertitude surgit (2).
Elle apparaît également lorsqu’un « projet parental » commun lors de la fécondation artificielle s’est estompé dans le conflit d’un couple séparé. Le cas de Natalie Evans, qui dû subir une ovariectomie pour cancer débutant et se retrouva séparée de son conjoint alors que deux embryons étaient cryopréservés, est exemplaire à cet égard. La législation comme la jurisprudence britanniques exigent leur destruction, et cette décision, approuvée en première instance par la CEDH, vient d’être confirmée par un arrêt de Grande Chambre (3). Il en fut de même, on s’en souvient, pour Mary Sue Davis en 1989 par décision de la Cour suprême du Tennessee, puis de celle des États-Unis.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur la situation découlant du droit positif français et de sa jurisprudence en cas de décès du conjoint alors que les embryons sont conservés et leur transfert réclamé par la veuve (4). On sait que ce pur scandale législatif et judiciaire est en passe d’être réglé grâce à la réflexion intelligente de quelques députés (5).
L’argument de l’absence d’avenir de l’embryon in vitro (qui ne peut « espérer » une survie que dans la mesure où il est transféré) apparaît d’une particulière faiblesse, si l’on considère, comme Bertrand Mathieu l’a récemment (6) fait observer, l’éventualité, certes lointaine mais non absurde, du recours à un « utérus artificiel » (7): sera-t-il toujours légitime de faire dépendre la reconnaissance de l’embryon de son implantation dans l’utérus, alors que celle-ci ne serait plus nécessaire ?
B - Mais il convient d’avancer encore dans la réflexion sur cette réalité ontologique
Cette approche « matérialiste » ne conduit-elle pas naturellement à accepter la brevetabilité des cellules souches embryonnaires ? On sait que le Comité consultatif national d’éthique, dans son avis n° 93 du 22 juin 2006 a reconnu la légitimité des brevets portant sur les techniques visant à produire des éléments thérapeutiques éventuels à partir de cellules vivantes, fussent-elles embryonnaires. Mais il a formellement proscrit les demandes de brevets portant sur ces cellules, en tout cas tant qu’elles ne sont pas profondément transformées.
Une distinction doit-elle être faite entre les embryons et les cellules embryonnaires ? on connaît les fluctuations de la pensée législative et réglementaire à cet égard, ainsi que l’a remarquablement démontré Frédérique Dreifuss-Netter, lors du colloque de l’Académie des sciences du 8 septembre 2006 (8).
Que se passera-t-il lorsqu’un embryon conçu in vitro, congelé ou non, puis transféré, se révélera porteur d’une anomalie non létale mais lourde de conséquences pour son avenir ? Quelles seront alors les responsabilités encourues ? Sera-t-il concevable d’envisager à l’égard des praticiens concernés l’application de la directive 85/374 de la Communauté européenne, sur la responsabilité du fait des produits défectueux ? (9)
Cet embryon, qui pour certains ne mérite pas plus de considération qu’un globule rouge, peut-il, doit-il, être considéré comme un « être humain » ? On connaît l’étonnante réponse de la Cour Administrative d’Appel de Douai (6 décembre 2005) à la procédure initiée à la suite de la décision du T.A. d’Amiens dans l’affaire des 512 embryons malencontreusement décongelés : pour cette Cour, l’attribution de la qualité « d’être humain » à ces embryons ne devrait venir à l’esprit de personne (10)…
Comme on le voit, cette « matérialisation » de l’embryon humain, suscite de profondes interrogations, indépendantes des choix philosophiques, car quel que soit son avenir et surtout s’il est incertain, il demeure pour beaucoup et sans référence à une hypothétique « animation », notre « frère en humanité ».
Elle repose également sur deux concepts clés.
Le premier de portée générale : l’homme est libre de sa destinée ; cette liberté, cette autonomie décisionnelle, lui confèrent une grande responsabilité.
Le deuxième concerne spécifiquement la procréation : la personne humaine débute son existence à la procréation et doit par conséquent être respectée totalement et en toutes circonstances. Sans que le lien soit étroit, ce concept est volontiers associé à celui de l’existence d’une « âme » individuelle et du risque de compromettre par des décisions temporelles inappropriées sa « vie éternelle ».
Ces concepts conduisent également à quelques interrogations.
Le début de la « personne humaine » est-il aussi chronologiquement défini qu’on l’affirme communément ? À quel moment le situer avec précision ? Entre l’accolement du spermatozoïde à la membrane pellucide et la segmentation cytoplasmique associée à la migration des deux premiers noyaux, plus de trente heures s’écoulent. Il va falloir attendre ensuite 15 jours avant que l’unicité de l’embryon devienne définitive ; ce qui laisse subsister une incertitude quant au moment précis où une « personne » nouvelle a fait son apparition. On ne peut oublier par ailleurs les positions dogmatiques qui ont fait refuser l’inhumation de nouveau-nés non baptisés en terre consacrée, évoquée par Jacques Gélis (11), l’obligation d’extraction foetale exigée par Cangiamila (12) sur des corps de femmes enceintes mourantes ni manquer de s’interroger sur la pérennité de certains interdits.
La destruction de cette « personne embryonnaire » est-elle aussi attentatoire à la dignité humaine qu’on le prétend ? Deux exemples viennent immédiatement à l’esprit : la réduction embryonnaire où le sacrifice de plusieurs embryons est nécessaire pour que quelques-uns survivent. Faut-il en ce cas préférer la mort « naturelle » de tous ? Autre exemple, la grossesse extra-utérine. Autrefois, certains clamaient que la vie de l’embryon est d’une valeur supérieure à celle de sa mère et qu’on ne pouvait en aucun cas y porter atteinte. Au début du XXe siècle, des femmes sont mortes au nom du respect de ce principe considéré comme dogmatique. Puis la situation a évolué, ce qui montre bien qu’elle peut évoluer encore. Et on a reconnu, grâce aux progrès de l’imagerie et de la chirurgie, que l’on pouvait, par des moyens thérapeutiques divers, provoquer la destruction de l’œuf ectopin, sans enlever la trompe, et ainsi protéger l’avenir procréatif de la femme au prix de la mort de l’embryon. D’où la question vraiment essentielle : est-il admissible de détruire un embryon vivant aujourd’hui, pour sauvegarder une trompe et permettre ainsi à un autre embryon de vivre demain ?
On la qualifiera volontiers de pragmatique, voire conséquentialiste, lui reprochant de négliger les valeurs transcendantes qui fondent l’humanité. Elle se réfère en fait à la protection des individus les plus faibles de la société et à celle de la société elle-même.
Dans ce cadre nous n’envisagerons que quatre problèmes :
A - Le risque d’eugénisme ou plutôt de « néo-eugénisme »
Certes, il ne s’agit plus, heureusement, d’ « améliorer la race humaine », en éliminant les « tarés », que ce soit par leur destruction ou la prévention de leur naissance. Mais il faut reconnaître que la conjonction des « progrès techniques » (imagerie, fécondation in vitro), des exigences et des craintes sociétales et des effets pervers d’une judiciarisation de la pratique médicale conduit à mettre en œuvre des mesures (pourtant condamnées formellement par l’article 16.13 du Code civil) qui tendent à éliminer des êtres humains reconnus comme « non valables ». Les critères conduisant à une telle « reconnaissance » sont parfois très subjectifs, subjectivité aggravée par la relative imprécision des outils diagnostiques. Ils conduisent ainsi à cette « pente glissante » dont Didier Sicard a récemment souligné avec conviction l’éventualité (13). On ne discerne pas clairement aujourd’hui les moyens capables d’enrayer cette « dérive » : revenir sur des « acquis sociétaux » n’est pas imaginable. Peut-être, la seule solution réside-t-elle dans une recherche concernant les gamètes, le processus de fécondation et l’embryon lui-même.
B - La nécessité d’une telle recherche apparaît nettement en effet, tant en ce qui concerne la procréation que la cancérogénèse, deux domaines extrêmement proches
En ce qui concerne la procréation, il s’agit certes de la procréation artificielle dont il convient d’améliorer encore les résultats quantitatifs et qualitatifs, mais aussi la procréation naturelle dont l’ « efficacité » est remarquablement faible, dans notre espèce.
C - Mais elle concerne aussi les générations futures
Ici une question est fréquemment posée : face au vertige qui nous saisit devant l’évolution rapide des techniques et de leurs applications médicales, ne convient-il pas de « souffler un peu », c'est-à-dire concrètement d’accepter un « moratoire », comme ce fut le cas lors de la conférence d’Asilomar en 1975 ? Lorsqu’il y a plus de trente ans Charles Thibault réalisait ses expériences pionnières sur la fécondation in vitro chez la lapine, lorsque Edwards et Steptoe menaient leurs recherches qui devaient conduire à la première naissance après une telle fécondation in vitro dans l’espèce humaine , aurait-il été légitime de leur demander d’interrompre leurs travaux en raison de l’angoisse sociétale et d’une interrogation théologique sur le viol de la « loi naturelle » ?
On peut certes s’interroger sur certaines conséquences de ce progrès. Les dérives comportementales qu’ils ont générées sont connus, en particulier dans certains pays livrés à la « consumérisation ». On objectera que sur les deux à trois millions d’enfants nés de par le monde « grâce à » ou « à la suite de » la mise en œuvre d’une procréation assistée, certains auraient pu être conçus naturellement, que d’autres ont été congelés et que cette congélation génère de nouvelles interrogations, qu’une telle fécondation artificialisée conduit par le diagnostic préimplantatoire qu’elle autorise à d’autres problèmes, de sélection des individus notamment. Tout cela est vrai, et il serait bien inexact de penser que ces questions ne sont pas présentes en permanence à l’esprit de ceux qui, à des titres divers sont impliqués dans ces processus, à commencer par les parents de ces enfants. Mais le médecin que je suis ne peut s’empêcher de penser à ce que nous disions autrefois à une femme jeune, à qui nous venions d’enlever sa trompe restante après une deuxième grossesse extra-utérine et devions révéler sa stérilité définitive. L’établissement d’un tel « moratoire » serait en fait d’une profonde injustice, car les hommes et les femmes d’aujourd’hui ont droit à la poursuite des efforts que les chercheurs et les praticiens d’hier ont initiés. Ce qui ne signifie certes pas qu’il faille accepter ou privilégier toutes les tentatives, toutes les recherches, même les plus osées. La réflexion sur les conséquences de nos actes doit être permanente, de même que la surveillance de ses effets, à court comme à long terme. Et c’est précisément dans cet esprit que l’Académie de médecine, sous l’impulsion vigoureuse de Georges David, insiste depuis des années sur la nécessité d’établir une « PMA (15) vigilance ». Longtemps ignorée, cette recommandation insistante entre progressivement dans les mœurs, que ce soit dans le cadre de l’activité d’institutions officielles comme l’Agence de la Biomédecine, ou de programmes privés tels que ceux organisés par l’Association Follow-up.
D - Reste un problème majeur, de nature philosophique et politique
Celui des relations à établir, à accepter, à tolérer ou à contester entre les mesures de nature législative ou réglementaire concernant la procréation des individus et les motivations personnelles des membres du corps législatif ou de la magistrature. Problème d’une extrême difficulté sur lequel le Conseiller Jean Michaud s’était penché (16) et qu’avait abordé également avec toute sa grande sagesse le Révèrent Père Michel Riquet « Il n’est pas question pour le chrétien […] d’imposer par le moyen de la Loi un point de vue qui lui est propre » (1967).
Elle concerne bien entendu d’abord les parents. Nous avons évoqué plus haut le « projet parental », sa légitimité mais aussi ses limites.
Elle concerne aussi l’intérêt du futur enfant : les risques de souffrance que comporte l’existence d’une anomalie qui peut conduire à l’interruption dite médicale de grossesse après diagnostic prénatal ou la destruction embryonnaire après diagnostic préimplantatoire. Domaine immense où se heurtent dramatiquement la réalité de cette souffrance à venir et son appréciation, par les parents et par les praticiens, voire ultérieurement par les magistrats. Mais il n’y a pas que la souffrance physique et la manière dont les adultes dits responsables l’envisagent en fonction de leurs propres critères, souvent fort subjectifs. Il y a également la souffrance morale, celle liée à l’existence d’un handicap certes, mais aussi celle que génère l’incertitude sur ses propres origines. Il s’agit-là le domaine si controversé de l’accouchement secret, du don de gamètes, de l’accueil d’embryons, de la maternité de substitution, domaine immense en plein processus de réflexion actuellement et qui révèle bien l’importance que prend au sein de ce processus l’existence de « l’être prénatal ».
C’est ainsi que nous sommes conduits à nous pencher sur un problème majeur : celui du statut de cet être prénatal, qu’il soit fœtus viable, embryon implanté ou fœtus non viable, embryon in vitro enfin.
C’est effectivement un problème majeur et négligé. Il est négligé par le droit positif, les lois dites « de bioéthique » de 1994 étant centrées sur le « projet parental », celle « relative à la bioéthique » de 2004 l’étant sur l’utilisation potentielle des cellules souches embryonnaires et la thérapeutique « régénérative ».
Il est négligé par la jurisprudence de la Cour de Cassation dont quatre arrêts fondamentaux (17) ont établi l’irresponsabilité pénale liée à la destruction involontaire d’un fœtus viable. Il est tout autant négligé par la jurisprudence administrative qui par l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Douai, déjà cité, a audacieusement affirmé la non-qualité d’ « être humain » de l’embryon in vitro.
Il est négligé par les politiques, terrorisés à l’idée qu’une discussion sur ce thème pourrait conduire à « ouvrir la boîte de Pandore » de l’interruption volontaire de grossesse.
Il est négligé par les penseurs pour qui ce thème de réflexion rappelle celui qui agitait les théologiens de Byzance sur le sexe des anges.
Je ne sais si les anges ont un sexe, et pour tout dire cela m’importe peu. Mais ce que je sais, comme le savent tous les praticiens impliqués dans la procréation humaine, c’est que cet être prénatal est déjà pour nous comme pour ses parents un « patient ». Un patient, car, avant sa naissance il bénéficie de soins, de procédures diagnostiques telles que l’acte chirurgical d’un diagnostic préimplantatoire, ou de traitements médicaux divers.
Mais un patient très particulier, car certaines circonstances, que nous avons évoquées, peuvent conduire à en envisager la destruction. Nous voici donc en présence d’un « être humain », qui est déjà un « patient », et qui peut pourtant être détruit, car il n’est en aucun cas une « personne » (18).
Qui osera aborder ce problème irritant, objet de tant de controverses, du statut de l’être prénatal ?
Pour certains idéologues, question oiseuse, alors que tant de drames affectent des populations entières, que tant de menaces se précisent autour de la société des êtres nés. Mais faut-il, pour autant, négliger les êtres non-nés ?
Pour certains politiques, question inacceptable car susceptible de réveiller la querelle de l’interruption de grossesse.
Pour certains juristes, la question a été résolue avec l’affirmation par le Comité consultatif national d’éthique en 1984, de la qualité de « personne humaine potentielle ». C’était déjà alors une prise de position courageuse, l’amorce d’une réflexion salutaire. Mais elle fut vite dépassée par le développement des techniques médicales, l’échographie et la procréation médicalement assistée. Aujourd’hui, le problème est fondamentalement renouvelé du fait de celles-ci et mérite un approfondissement de la réflexion juridique, tout particulièrement dans la perspective du réexamen en 2009 de la loi « relative à la bioéthique ».
On comprend bien la réticence de nombreux juristes à mettre en question un principe fondateur du droit français, la summa divisio entre les personnes et les choses.
Il est clair que l’être prénatal ne saurait s’intégrer au « droit des personnes », qu’il ne saurait être « sujet de droit », sous peine de remettre en cause la loi de 1975-1979. Il n’est pas pour autant un « bien » (suivant l’expression utilisée par Portalis en 1804), un « objet de droit » c'est-à-dire une « chose » susceptible d’appropriation, comme un animal domestique.
Dès lors la question est : faut-il créer une « troisième catégorie du droit » propre à cet être prénatal, qu’il convient de protéger mais que l’on peut être amené à détruire, voire à utiliser, mais en aucun cas à soumettre aux lois du marché ? Faut-il le qualifier d’être « titulaire de droits », ou « porteur de droits » spécifiques ? Faut-il, pour respecter l’intangibilité de la summa divisio, situer un tel être, si particulier par l’espérance qu’il porte en lui, le destin qui peut être le sien et son appartenance à l’humanité, dans la catégorie des « choses », mais des choses « non patrimoniales », fondamentalement différentes des « biens » (19) , au risque de choquer les parents qui l’attendent et les praticiens qui le soignent ? Il y a là matière sérieuse à réflexion, à échange d’opinions et d’expériences. la procédure sur le réexamen de la loi de 2004 doit fournir l’occasion d’une telle réflexion.
(1) Voir le roman de David Rorvik, À son image, Paris, Grasset,1978.
(2) Washington Post et Libération, 8 mai 2002.
(3) Avril 2007.
(4) « Faut-il détruire les enfants de Maria et d’Albino Pirès ? », In Claude Sureau, Fallait-il tuer l’enfant Foucault ?, Paris, Stock, 2003.
(5) Claude Sureau, « La lutte finale », Rev Prat Gyn Obst, n° 101. mars 2006, p.3.
(6) Colloque parlementaire sur la révision des lois relatives à la bioéthique, 7 février 2007.
(7) Henri Atlan, L’utérus artificiel, Paris, Seuil, 2005.
(8) Frédérique Dreifuss-Netter, Rev Prat Gyn Obst, n° 112, avril 2007, p.19.
(9) Directive 85/374/CEE, 25 Juillet 1985.
(10) Claude Sureau, « Douai, terminus, tout le monde descend… », Rev du Prat Gyn Obst, n °104, juin 2006, p.7.
(11) Jacques Gélis. Les enfants des limbes, Paris, Audibert, 2006.
(12) Cangiamila, Abrégé de l’embryologie sacrée, Traduction par l’Abbé Dinouart, 1766.
(13) Didier Sicard, « La France au risque de l’eugénisme », Le Monde, 3 février 2007.
(14) Naissance de Louise Brown, 25 juillet 1978.
(15) PMA : procréation médicalement assistée.
(16) Jean Michaud, « Science, religion et droit, », In Aux débuts de la vie, Coll., Paris, La Découverte, 1990.
(17) 30 juin 1999, ch. crim. ; 29 juin 2001, ass. plén.; 25 juin 2002, ch. crim. ; 27 juin 2006, ch. crim.
(18) Claude Sureau, Son nom est personne, Paris, Albin Michel, 2005.
(19) Grégoire Loiseau, « Pour un droit des chose »,. Recueil Dalloz, 2006. n° 44, p.3015-3020.