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Par: Chantal de Singly, Directeur de l’hôpital Laënnec, AP-HP /
Publié le : 18 Novembre 2008
Éthique et économie ne riment généralement pas dans la vie hospitalière. Alors que le premier apparaît comme la clef de l’action bonne, le sens du soin, le second désigne la contrainte, la limite aux soins ; d’un côté, la grandeur, la générosité, de l’autre, la mesquinerie du calcul ou l’étroitesse de la vision comptable. D’un côté, le médecin, les soignants qui se dépensent et se donnent sans compter, de l’autre côté, le directeur près de ses sous ! Le trait est, certes, un peu forcé mais, en deçà de la caricature, se dessine l’image d’un directeur éloigné des soins, agissant par seul intérêt financier, image que je viens ici, d’emblée, gommer en posant la question des enjeux éthiques pour un directeur d’hôpital et plus généralement pour tout manager hospitalier. Dans ce métier qui comporte trois dimensions essentielles – premièrement, garantir la qualité des soins par la qualité des organisations et le développement des compétences, deuxièmement, veiller à la cohésion sociale avec la reconnaissance individuelle et le respect des règles du jeu et, troisièmement, répartir les ressources rares entre les unités et services - il ne saurait être question d’agir sans interroger le sens de l’action, le sens pour la société, pour la communauté hospitalière, pour la personne malade, pour soi. Car, l’hôpital étant une « entreprise », une institution, qui a cette particularité que l’humain y travaille l’humain, la question du sens pour cette humanité agie et agissante est posée en permanence.
Or, cette question du sens est malmenée lorsque les soignants se sentent en incapacité de proposer aux personnes malades les soins « justes » au nom de l’absence de ressources. Lorsque la seule réponse possible à la demande de soin est celle du manque de moyens, du manque de personnel, du manque de médicaments, du manque de lits, la rareté des ressources devient insupportable. Il faut donc s’interroger sur cette rareté : est-elle une donnée de notre société ? D’où vient-elle ? Pouvons-nous agir sur elle ? À l’échelle d’un établissement de santé, comment se perçoit cette rareté ? Qui y prend les décisions d’allocation des ressources rares ? Quels sont les critères et les modes opératoires à l’œuvre dans ces décisions ? Quels sont les principes et les valeurs implicites ou explicites qui les fondent ?
Telles sont les questions que je me propose d’explorer en partant de la mission centrale de l’hôpital, celle de soigner, avant de discuter la notion de rareté. Cette problématique permet de revenir au sujet-clef du management hospitalier : celui de l’allocation des ressources, en examinant comment il se fait et devrait se faire. Ce n’est qu’à condition que cette allocation soit lisible, fondée, partagée, que les différents professionnels peuvent accepter les limites économiques et les intégrer dans leurs choix de soin. La qualité des décisions d’allocation de ressources devient, alors, un facteur de cohésion d’une communauté hospitalière. C’est donc une responsabilité lourde des managers d’hôpital.
L’hôpital a pour mission première le soin aux malades. C’est au médecin, éclairé par des avis éventuels d’autres professionnels, qu’il appartient de déterminer, pour chaque patient, le soin adapté : soigner chaque malade en fonction de l’ « état de l’art », c’est ainsi que l’impose la déontologie médicale.
Même si la décision finale de soin incombe au médecin, deux autres facteurs interviennent, aujourd’hui, de manière très évidente dans la thérapeutique que le médecin va prescrire, les références ou les normes (« l’état de l’art » codifié par les autorités compétentes) et l’avis du patient lui-même. Car, références et normes encadrent la pratique médicale : les références médicales, d’abord « guidelines » ou recommandations de bonnes pratiques, deviennent progressivement opposables au sens où, elles engagent la responsabilité de ceux qui ne les respectent pas. La Haute Autorité en santé à titre principal, en assure la production et la diffusion. Désormais, avec la mise en place depuis 2004 d’une évaluation obligatoire des pratiques professionnelles des médecins, la HAS est censée assurer la vérification que ces normes sont connues des professionnels. Dans certains cas, le respect au nom de la qualité des soins de ces normes est encouragé par des incitations financières. Ainsi, le remboursement des « médicaments T2A » - médicaments coûteux que l’Assurance maladie finance à l’hôpital en fonction de la dépense réelle - précise les conditions d’usage de ces derniers : impossible d’en obtenir le remboursement en dehors des indications prévues. Par ailleurs, l’avis de la personne soignée prend une place de plus en plus grande dans la décision du médecin, à tel point qu’a émergé la notion d’alliance thérapeutique pour désigner la conclusion du dialogue singulier médecin/malade, où le malade peut être amené à orienter le choix, voire à choisir lui-même le traitement qui lui sera délivré.
Normes et avis du malade contribuent donc à la décision médicale. Une autre dimension participe à cette décision : celles des ressources susceptibles d’être concrètement déployées pour soigner. Il s’agit de prescrire des traitements effectivement disponibles pour le patient « ici et maintenant ». Aucun médecin ne décidera une opération urgente à cœur ouvert dans une région du monde qui n’est pas équipée pour la faire. Aucun médecin ne prescrira à un malade un médicament dont il sait qu’il n’est pas disponible en pharmacie. Avant de décider une greffe d’organe, il faut inscrire le malade sur une liste d’attente, et ce n’est qu’au moment où ce bien très rare sera devenu accessible que la greffe pourra effectivement s’opérer.
Donner le soin « juste » au malade signifie lui procurer les actions et ressources nécessaires et suffisantes à son état et cela relève d’une décision qui conjugue l’avis du médecin, celui du patient, le contexte de normes et la disponibilité de ressources pour soigner.
Quand fut mis au point, en 1996, un médicament pour soigner le sida, les antiprotéases, et quand il a été énoncé, en même temps, que le médicament ne serait pas produit en quantité suffisante pour soigner tous ceux qui en avaient besoin en France, le Conseil national du sida proposa de distribuer ces traitements trop rares par tirage au sort. Mais, une mobilisation sans précédent mit rapidement fin à la question de savoir comment on établirait la liste des bénéficiaires. La tension était insupportable et, ni les associations de patients fortement engagées, ni les médecins, ni le Ministère de la santé n’étaient prêts à une telle sélection. La tension s’est transformée en pression sur le laboratoire qui fut sommé de produire le médicament en suffisance. Une telle situation de rareté était inacceptable et n’a pas été acceptée. Ainsi, il est intéressant de se pencher sur les raisons de ce refus massif : ce que représentait le sida - une maladie qui condamnait, à court terme, des personnes jeunes - des associations de malades extrêmement mobilisées et une rareté relative « produite » par un laboratoire pharmaceutique et, donc, révisable. Cette situation extrême souligne jusqu’où peut conduire une tension générée par la rareté des ressources de santé.
Au quotidien, dans un hôpital français, cette tension est généralement plus modérée, mais aucun, si bien doté soit-il, n’échappe à la notion de ressources limitées. Les besoins tant en personnels qu’en équipements, en travaux ou en médicaments, n’ont aucune borne devant la qualité totale, le risque zéro, le soin de tous et des demandes constamment croissantes de soins.
Mais, plus généralement, l’activité hospitalière est une activité humaine, dans un monde humain avec ses limites qui génèrent une rareté sensible y compris dans les pays qui y consacrent une part importante de leurs ressources. À l’échelle d’un hôpital, la rareté des ressources s’y perçoit le plus souvent à deux niveaux : d’une part, sur l’ensemble de son budget (avec les crédits disponibles pour payer), d’autre part, sur des ressources spécifiques difficiles à mobiliser. La rareté éclate lorsqu’il s’agit de recruter des compétences indisponibles sur le marché du travail, des anesthésistes, des chirurgiens, des manipulateurs de radiologie, des électriciens, par exemple, ou lorsqu’il s’agit d’acquérir des équipements rares – soit qu’ils sont insuffisamment fabriqués, soit que leur installation est soumise à des autorisations limitatives - ou encore, quand l’hôpital doit faire appel à des prestations externes rares.
Le premier niveau est le plus inacceptable pour les hospitaliers : si l’hôpital répond à un besoin prioritaire aux yeux de tous, pourquoi la société ne lui donne-t-elle pas l’argent nécessaire ? Sur le second niveau de rareté, le rejet est moins radical, mais la cause n’est pas acquise pour autant. Sur les difficultés de recrutement, par exemple, chacun mesure qu’il faut plus de trois mois pour former un infirmier ou un médecin et que le thème des « vocations » à susciter est délicat. Mais, émerge alors la question de l’anticipation par les pouvoirs publics des besoins de ces compétences et des arbitrages à faire, sur l’accès aux écoles, aux universités, sur les salaires et les carrières afin d’attirer les jeunes vers les métiers de la santé.
Il est un troisième niveau, moins associé à la contrainte économique mais, non moins sensible, qu’est la rareté pour chacun de son propre temps. Chaque journée ne fait que vingt-quatre heures et chaque année, trois cent soixante-cinq jours. Une existence compte donc une quantité déterminée d’années et d’heures. Cette limite de son temps peut engendrer des tensions chez ceux pour qui la charge de travail apparaît trop lourde : l’objectif à atteindre devient alors insupportable.
Pour éviter le burn out qui en découle, il faut choisir de ne pas faire certaines activités ou d’y consacrer moins de temps. Il faut gérer son temps par rapport à des ordres de priorité, ce qui est évidemment plus simple lorsqu’on est maître de ses activités. Un médecin pourra décider, sans doute, plus facilement du temps qu’il accorde à chacun de ses patients qu’un aide-soignant dont le travail est davantage prescrit. Il est cependant indispensable que, dans ce travail de soin où une personne humaine agit au contact d’une autre, demeure une part de décision personnelle du soignant qui lui permette de s’ajuster (y compris dans le temps passé) aux besoins spécifiques et imprévisibles du soigné.
D’où vient la rareté des biens ? La rareté de nos ressources est d’abord la nôtre, celle de notre finitude humaine, avec ses propres limites de durée de vie, de capacité à agir, avec ses forces et ses faiblesses. C’est, ensuite, celle d’un monde dont nous mesurons, de plus en plus, qu’il est épuisable et que son développement n’est plus garanti, à tel point que, rien aujourd’hui ne saurait se faire qui ne soit pas « durable ». Effet de mode ? Certainement, mais prise de conscience, aussi, qu’aucun progrès humain ne peut rendre suffisantes les réponses à nos besoins qui ne font que croître quand nos ressources diminuent.
Mais, la rareté est également le résultat de nos choix - l’exemple du sida l’illustre parfaitement – et, de ce fait, la rareté apparaît largement aussi relative qu’absolue. Les ressources ne sont pas disponibles de la même manière autour du monde, ni en un point donné, pour tous les hommes et les femmes. Ces différences sont au centre des questions que posent les théories philosophiques et politiques de la justice sociale. John Rawls formule ainsi la question qui a fondé toutes ses recherches de philosophie politique : « Dès lors que l’on conçoit la société comme un système de coopération entre citoyens tenus pour libres et égaux, quels sont les principes de justice les plus appropriées pour spécifier les droits et les libertés et pour régir les inégalités économiques et sociales entre les citoyens qui concernent leurs perspectives de vie complète ? »[1]. Quels sont les biens qui, dans une société donnée, doivent être également répartis ? Quelles sont les inégalités acceptables ?
En matière de soins, la France affiche un objectif d’égal accès de tous, un objectif mais, surtout, une « valeur » fondatrice des droits individuels. L’hôpital public joue un rôle particulier dans le respect de ce droit d’accès aux soins car, il est aussi appelé en recours lorsque les offreurs privés de soins ne sont pas disponibles. Ceci rend, au sein de l’hôpital, le manque de ressources encore plus crucial car, si les ressources de l’hôpital public ne lui permettent pas de répondre à la demande, qui prendra sa relève ?
La rareté relative de certains biens, au sein d’une collectivité donnée, résulte des priorités qu’elle se fixe. Accepter pour un pays de consacrer 10% ou 15% du PIB à la consommation de bien de santé exprime une priorité. En France, les assemblées législatives votent chaque année le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. L'objectif national d'assurance maladie (Ondam) a été introduit par la Loi organique du 22 juillet 1996 portant création des lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS) et participe donc, du renforcement des pouvoirs du Parlement dans le financement de la Sécurité sociale. Mis en place pour la première fois en 1997, il est fixé pour l'ensemble des régimes de l'assurance maladie et fait l'objet d'un vote annuel du Parlement. Ces décisions démocratiques créent la disponibilité relative - en creux, la rareté relative - des ressources pour soigner dans le cadre des financements socialisés. Les mutuelles fixeront, dans un débat interne avec leurs cotisants, leur propre contribution. Et les dispositions individuelles à payer en sus des prestations socialisées ou mutualisées, une part non remboursée des soins, complètent les ressources financières que la société consacre aux soins.
Par ailleurs, l’État peut décider de financer des actions particulières au nom d’enjeux de santé publique : c’est ainsi que le Président de la République française a présenté, le 24 mars 2003, le Plan Cancer, c’est-à-dire un ensemble de mesures financées pour agir sur toutes les pathologies du cancer. L’ensemble de ces financements, socialisés, mutualisés ou personnalisés, permettent des payer des salaires, des médicaments, des équipements, des travaux et de développer la recherche. La répartition des ressources nationales entre les différents offreurs de soins se fait, désormais, en grande partie sur la base de l’activité, qu’il s’agisse de remboursement à l’acte, pour les professions libérales, ou de tarification à l’activité, pour les établissements de soins (la tarification à l’activité se met progressivement en place depuis 2004). Les financements vont là où l’activité se déploie. Se pose alors la question de la répartition, sur l’ensemble du territoire, de l’offre de soin dans des zones où les cabinets médicaux sont relativement rares et les établissements de soins inexistants ou incomplets. Les Agences régionales d’hospitalisation (ARH) peuvent agir sur l’équipement en lits par le biais de dotations spécifiques aux établissements concernés mais, là aussi, surgit le problème de trouver un moyen pour attirer les médecins libéraux dans les « déserts » de soins. L’ensemble de ces mécanismes aboutit à dessiner un paysage français de l’offre de soin avec, plus ou moins de lits d’hôpital, plus ou moins de lieux de consultations sur le territoire, plus ou moins de cabinets médicaux différemment présents. La richesse relative nationale en matière de soins est, donc, le fruit de différents arbitrages collectifs et individuels.
À l’échelle de l’hôpital, comment s’opère la répartition des ressources rares entre les différents services et unités ? Comment les acteurs de soins disposent-ils des moyens nécessaires pour soigner ? Cette allocation des ressources ne relève bien évidemment pas du seul directeur mais, c’est sous sa responsabilité que sont alloués chaque année les budgets (c’est-à-dire les emplois et les crédits d’exploitation) aux unités de soins, lesquelles s’assurent (avec les médecins responsables et les cadres) de la bonne répartition interne des moyens disponibles près des personnes soignées. C’est le directeur qui décide les investissements à réaliser. Même si les allocations de ressources ne sont pas toutes remises en jeu chaque année - une partie d’entre-elles étant simplement reconduite - il faut décider des mesures nouvelles, des plans d’économies, des travaux, des achats d’équipements, décisions qui vont modifier l’équilibre d’une répartition de ressources. Mais, si les ressources deviennent trop rares dans les services de soins, remettant en question leur capacité à soigner, les soignants interpellent directement le directeur sur sa capacité à bien arbitrer, questionnent le processus de décision mis en œuvre et en discutent les critères.
La répartition des ressources de l’hôpital est donc un enjeu important. Avec la réforme Hôpital 2007, deux changements majeurs viennent d’intervenir sur la prise de décision dans ce domaine : la tarification à l’activité et la nouvelle gouvernance.
En faisant découler les ressources de l’hôpital des actes de soins réellement faits, la tarification à l’activité propose un mécanisme en apparence « simple » d’allocation des ressources internes : il suffirait d’attribuer à chaque service les recettes qu’il génère, déduction faite des frais des services communs de l’hôpital. Pour un service de soin donné, les recettes correspondraient à la somme des nombres de séjours de chaque groupe homogène multipliés par le tarif national unitaire du groupe homogène. Si ce montant compense les coûts engagés, le service dispose des ressources pour travailler. En cas contraire, l’activité du service est vouée à disparaître.
La réalité n’est pas aussi « simple » : certaines activités sont mieux valorisées que d’autres par le biais des tarifs (du fait du mode de fabrication des tarifs via le PMSI). Par ailleurs, la mesure de l’activité par le PMSI sous-estime certains facteurs d’augmentation des coûts, tel l’allongement de la durée moyenne de séjour du fait des caractéristiques sociales (revenu et environnement social) de la population soignée. En outre, il ne saurait être question de supprimer au nom de la T2A des activités de soins indispensables dans un territoire donné. Néanmoins, la T2A oblige à mesurer la production de soin et permet d’ouvrir un dialogue interne pour discuter les écarts de coûts par rapport aux tarifs ainsi que s’interroger sur les activités prioritaires pour l’hôpital. La répartition des ressources n’est plus une boîte noire. Peut s’engager, alors, un débat sur la manière dont seront réparties les recettes de l’hôpital entre les différentes activités.
Avec le conseil exécutif, qui réunit autour du directeur de l’hôpital, des médecins et des directeurs-adjoints et avec la délégation de gestion du directeur aux médecins responsable de pôles (les pôles étant des ensembles de services), la nouvelle gouvernance élargit le mode de décision, notamment, en matière d’allocation des ressources en y impliquant des médecins. Même si de nombreux directeurs d’hôpital avaient pris l’habitude de demander l’avis du président de CME, du doyen de l’UFR de médecine ou des chefs de service, cette concertation était laissée au libre-choix de chacun, plus souvent organisée en tête-à-tête qu’en discussion collective.
Désormais, avec le conseil exécutif, les décisions importantes de l’hôpital confrontent des points de vue différents. Il en émerge des solutions mieux préparées, mieux éclairées et, in fine, mieux acceptées. Renforcer en postes d’infirmiers le service des urgences plutôt que celui de cardiologie, ouvrir une salle supplémentaire de bloc opératoire d’orthopédie plutôt qu’une salle d’endoscopie digestive, rénover un service d’hospitalisation, etc., sont des décisions qui sortent du bureau du DRH ou de la direction des soins, de la direction des investissements ou du directeur général. De telles décisions supposent, au niveau de la communauté hospitalière, une anticipation des besoins de soin dans son environnement et un partage des connaissances pour bien arbitrer. Elles conduisent la communauté à se définir a priori des règles du jeu d’allocation des ressources.
Par ailleurs, la nouvelle gouvernance met en scène de nouveaux acteurs : les médecins responsables de pôle qui ont délégation du directeur pour réaliser, au sein d’un pôle – c’est-à-dire d’un ensemble de services - des arbitrages. Á eux de décider, en s’appuyant sur leurs deux adjoints (cadre de santé et cadre paramédical) et sur les cadres et les chefs de services, comment utiliser au mieux les ressources de leur pôle. S’ils estiment nécessaire, compte-tenu des besoins de soins dans leur pôle, d’avoir plus d’aides-soignants et moins d’IDE, plus de médecins et moins de secrétaires, d’acheter plus de médicaments, plus d’équipements informatiques et moins de matériels hôteliers, ils peuvent, dans l’enveloppe de ressources dont ils disposent, tout à fait le décider. Ils ont donc, entre les mains, la capacité d’adapter leurs ressources aux soins qu’ils souhaitent procurer aux différentes personnes qu’ils prennent en charge. Au plus près des soignés, ce sont les soignants qui répartissent les ressources rares de l’hôpital. Ils connaissent le patient, sa pathologie, ses besoins de soins. S’ils prennent en compte ses attentes personnalisées et celles de son entourage, tout en respectant les normes et standards dans leur domaine et en intégrant une disponibilité des ressources maîtrisée, ils sont en mesure de délivrer des « soins justes », ici et maintenant, pour ce patient donné.
Ces changements de gouvernance, en matière d’allocation de ressources, apportent au processus de décision trois dimensions clefs : des outils de mesure et d’objectivation, le partage d’informations et la discussion fondée sur des règles du jeu définies a priori et, enfin, un élargissement de la capacité à décider. L’étape suivante consistera à poser les valeurs avant de définir les règles du jeu. C’est la pratique du dialogue qui permettra de passer des règles de fonctionnement aux valeurs qui fondent l’action. On rêve alors d’un hôpital où, sur la base de valeurs partagées, des priorités émaneraient d’un dialogue interne associant directeurs, médecins, cadres (ainsi que d’autres : des représentants des personnels, des patients, etc.). De ces priorités découleraient un partage des ressources, explicite et expliqué à tous. Rêve ou réalité à construire… il nous appartient de nous donner ce cadre qui, à défaut de supprimer la rareté, aurait le grand mérite de lui donner du sens, en interne au moins.
Pour que la répartition des ressources rares d’un pays soit acceptée, il faut un débat démocratique sur les priorités afin que la répartition elle-même des ressources rares d’un hôpital soit acceptée. Il faut aussi un débat démocratique sur les priorités qui orienteront le partage des ressources.
Donner l’espace de dialogue, qui permet d’organiser ce débat, relève de la responsabilité des managers hospitaliers. La gouvernance nous y invite et, il ne tient qu’à nous, de la mettre en œuvre, d’aller peut-être même plus loin, notamment, en reconnaissant aux cadres de santé un rôle plus important que celui que l’ordonnance de mai 2005 leur offre. La responsabilité pour un manager hospitalier, qu’il soit directeur, cadre de santé, ingénieur ou médecin, c’est de pouvoir faire émerger le sens de l’action collective autour des priorités de l’hôpital et d’en déduire les arbitrages économiques qui permettront de réaliser ces priorités. La valorisation économique d’un bien résulte d’un équilibre entre l’utilité que nous attachons à ce bien et son coût de production. En cela, la dimension économique nous éclaire sur les priorités perçues par la société. Si cette valorisation se reflète dans les priorités de l’hôpital, celui-ci est en congruence avec la société et la rareté perçue devient une rareté comprise et acceptée dans un monde donné. Si ce n’est pas le cas, de la tension apparaît. C’est au manager hospitalier de faire le lien, de peser sur les arbitrages généraux, pour faire entendre la vision de l’hôpital et de peser sur les arbitrages de l’hôpital pour faire entendre les priorités nationales. C’est au manager hospitalier de définir le cadre pour faire émerger en interne les arbitrages qui permettront le « juste soin » aux personnes soignées. Là, réside sa responsabilité.
[1] John Rawls, La Justice comme équité, Paris, La Découverte, 2003, p. 68.