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Par: Elsa Gisquet, Sociologue, Institut national de veille sanitaire, chercheur associée au CSO-FNSP/CNRS /
Publié le : 02 Septembre 2009
Les progrès de la médecine ont permis l’émergence de thérapeutiques de plus en plus efficaces. En contrepartie, ils ont généré des situations cliniques qui remettent en cause le bien-fondé de l’acte médical. A partir du moment où une vie peut être maintenue artificiellement, l’avènement de la technique crée alors son propre paradoxe et les réanimateurs sont en proie à des dilemmes éthiques de plus en plus importants : faire vivre, laisser mourir ou faire mourir ? Comment des hommes et des femmes parviennent-ils aujourd’hui à prendre des décisions hautement difficiles sur le plan émotionnel ? Et plus précisément, comment une organisation, dont le but officiel est de soigner, parvient-elle à décider de la mort ?
Aujourd’hui, plus de 70 % (Lemaire, 2003) de la population française décède à l’hôpital. Les études sur la mort à l’hôpital mettent en avant son caractère éminemment social : la mort et le mourant sont au cœur de nombreuses négociations, de stratégies professionnelles et émotionnelles susceptibles de varier selon les services hospitaliers et les hôpitaux.
Ce phénomène sera illustré à partir d’une enquête menée auprès de deux services de réanimation néonatale et qui a fait l’objet de ma thèse (Gisquet, 2004,2008). L’exacerbation des problèmes éthiques dans le cas d’un nouveau-né présentant d’importants risques de séquelles, fait de la réanimation néonatale un modèle, susceptible de nous permettre de développer des analyses que nous espérons suffisamment généralisables pour éclairer les processus décisionnels de limitation et arrêt de traitement.
La démarche adoptée consiste, en partant d’une importante enquête de terrain réalisée dans deux services de réanimation néonatale, à dégager les modes de régulation propres à une décision d’arrêt ou de limitations des soins. Un travail ethnographique s’est déroulé sur une période de 10 mois pour le service A et de 6 mois pour le service B afin d’analyser in situ les pratiques ; il s’agissait d’assister aux staffs et aux discussions quotidiennes des médecins et infirmières afin d’appréhender la construction d’un processus décisionnel, puis de suivre les interactions entre acteurs dans une situation de crise, au moment d’un choix de vie et mort. Ces observations ont été complétées par des entretiens auprès des pédiatres réanimateurs, infirmières et parents (à l’intérieur du service et/ou ayant perdu leur enfant au cours de la période d’hospitalisation).
Nous commencerons par une présentation des deux services de réanimation néonatale qui présentent des caractéristiques différentes en terme d’ambiance et de critères décisionnels (1). A partir de là, nous tenterons de modéliser les différents facteurs socio-organisationnels susceptibles d’influencer les décisions de LATA et d’expliciter les variations entre les services hospitaliers (2) et les conséquences pour les acteurs, professionnels de santé et parents (3).
Le service de néonatalogie A prend place dans un hôpital bénéficiant d’une importante renommée en obstétrique et néonatalogie. Créé au début des années 70, son agencement et sa décoration témoignent de son passé : alors que les nouvelles constructions prévoient des petits espaces confinés pour un meilleur confort, ici les chambres sont en majorité collectives et toutes les parois sont vitrées ; les peintures sont pâles et à certains endroits écaillées.
C’est un univers à part. Situé au 4éme étage, clos par des portes toujours soigneusement fermées, le service de réanimation vit à son rythme, avec ses propres règles. A l’intérieur du service, tous les professionnels sont vêtus d’un pyjama bleu. Impossible de distinguer les infirmières des médecins, si ce n’est d’après leur badge. Et pourtant la division du travail n'en est pas moins présente. Dans le stress et l’urgence du quotidien, l’organisation des activités n’est pas laissée à la seule initiative des groupes professionnels. Bon nombre de procédures et règles de pratiques organisent le travail de tous les jours : elles déterminent ce qu’il est important de dire pendant les staffs, elles définissent ce à quoi les infirmières doivent être vigilantes.
Lorsqu’un enfant présente de lourdes inquiétudes sur le plan cérébral, les médecins et les infirmières qui s’occupent plus particulièrement de lui, se réunissent pour discuter de la poursuite ou de la réanimation.
Les participants du service A : 1 infirmière, 2 internes, 3 chefs de clinique, 2 Praticiens hospitaliers, 1 Chef de service - Chef de Service : Tu présentes ? - Interne : Enfant né à 28 semaines. Les échographies cérébrales du 21 et 22 montrent des zones hétérogènes. Puis le 1/03, à 12 jours de vie, leucomalacie cavitaire pariétale gauche (note 1). 3/03 : leucomalacie bilatérale. 5/03 : leucomalacie bilatérale Confirmé par l'IRM - Chef de service : Donc l'EEG mis entre parenthèse, on a l'IRM qui confirme ce qu'on avait vu à l'ETF, des lésions de plus de 2 cm, dont on sait de par la littérature et de par notre expérience que c'est grave. Donc de toute façon, la survie de cet enfant ne pourra se faire qu'au prix d'un handicap très sévère avec des parents jeunes qui sont agriculteurs. Donc on va voir si on a des éléments suffisant pour interrompre la vie de cet enfant. Est-ce qu'il y a des signes cliniques ? - PH : elle est un peu mollassonne.
- Chef de service : Et l'infirmière qui s'occupe d'elle ? - Infirmière : Là, elle a un peu plus envie de téter. Elle a un peu tendance à se réveiller. - Chef de service : Donc elle n'est pas symptomatique. Quel est ton avis toi ? - PH : objectivement, c'est une catastrophe. Les lésions sont importantes, avec des parents qui sont agriculteurs et qui vivent dans un trou pas possible. - Chef de service : Je suis assez partisan pour qu'on aille jusqu'au bout de notre démarche et des actes médicaux. On va dans le sens d’une grande gravité, donc on doit se poser la question du devenir de cet enfant, si l’on suit l’habitude qu’on a. La survie sera au prix d’un polyhandicap sans possibilité de récupération. Tout le monde est d’accord sur ce résumé ? - Chef de clinique : B. avait des questions. - Chef de service : On n’en n’est pas là. On verra ça après. La règle c’est d’établir un pronostic et ensuite on aboutit à une décision. Donc là, on est dans l’établissement d’un pronostic et on a les éléments pour. Moi je dis au nom de tous je pense que l’on est face à un cas gravissime et que donc il faut arrêter la réanimation. Hochement de tête des participants - Chef de Service [en direction du chef de clinique qui reçoit la famille] : Comment tu vas t’organiser ? |
Dans ce service, il n’existe ni litiges ni incertitudes sur la décision à prendre. Les cas problématiques sont facilement triés. Les processus décisionnels reposent sur un schéma d’exécution qui permet de rendre effective la décision à prendre. Sur 15 trajectoires suivies pour seulement deux d’entre elles la décision a été ajournée, une décision d’arrêt des soins ayant été prise dans tous les autres cas.
Le visiteur qui pénètre dans le service B est d’emblée surpris par son accessibilité. L’unité est insérée dans un réseau d’unités de soins tournées vers la périnatalité : gynécologie obstétrique, maternité et pédiatrie. Avant d’entrer dans ce service B, un sas fait le lien avec l’extérieur ; il existe un code pour déverrouiller la porte et un Interphone pour appeler le personnel, mais la porte n’est fermée que pendant la nuit. Tout au long de la journée, le matin comme le soir, les parents peuvent entrer et sortir sans avoir besoin de demander l’autorisation. La frontière entre les groupes professionnels est peu marquée : les médecins indépendamment de leur expérience et de leur qualification discutent et s'écoutent entre eux, ils n’hésitent pas non plus à participer à certaines activités qui normalement incombent à l’infirmière. Aucune règle formelle ne définit strictement les sujets que les médecins doivent aborder pendant les réunions ou les enfants dont les infirmières doivent s’occuper.
Comme dans le service A, lorsque la trajectoire d’un enfant devient incertaine, les professionnels se réunissent.
Participants du service B : 1 infirmière, 2 internes, 2 chefs de Clinique, 3 experts neurologie (qui ne font pas partie du service mais s’y rendent quotidiennement pour passer les échographies cérébrales), 1 PH, 1 chef de service. - Expert 1 : au niveau des échographies, on voit qu’il a une hémorragie qui est sûrement bilatérale, mais j’ai du mal à voir le côté droit parce que sa fontanelle est très petite. Et puis aussi au niveau de la substance blanche, on ne peut pas parler de leucomalacie, mais y a quand même des petites anomalies. - Chef de service : bon elle, cliniquement, elle est pas trop mal. Et au niveau du pronostic ? - Expert 2 : bah là, c’est pareil, vu l’âge, c’est difficile de savoir ce que ça va donner plus tard - Expert 3 : ce qui est sûre, c’est que déjà pour un 24 S le pronostic est pas bon, alors là, avec en plus une atteinte de la substance blanche… - CS : en tout cas rien qui montre qu’on est certain que ce sera catastrophique ? Silence des trois experts - E2 : oui, mais on pourrait aussi tourner les choses dans l’autre sens et dire qu’on est pas certain qu’elle s’en tire bien. - CS : oui, mais c’est ce que j’ai dit, j’ai dit on est pas certain que ce sera catastrophique. Bon, mais là en tout cas, le point de vue des parents a été très clair. - Chef de clinique : oui, ils ont dit qu'ils étaient prêts à prendre en charge. En fait, ce qui s'est passé, c'est que je les ais vu et je pensais pas aller si loin dans la discussion. Je leur aie dit donc qu'on était très inquiet, qu'elle avait saigné dans sa tête et ils m'ont dit qu'ils étaient prêts à prendre l'enfant quel que soit le type de handicap. - Interne : oui, fin quand même hier ils m'ont demandé quel serait le type de séquelles. Ils sont focalisés sur les lésions. Et cette nuit, pareil, ils ont demandé la même chose à Delphine. - CS : bon, faut voir ensuite comment ça évolue. - E3 : oui et voir jusqu'où vous, vous êtes prêt à aller. - CS : c'est sûr qu'il faut d'abord qu'on sache si on continue ou pas pour savoir quel discours tenir aux parents. - CC : et on a une idée à peu près des délais à attendre. - CS : moi je sais pas, je pense qu'on peut attendre 10 jours. Christine ? - E1 : oui, fin faudrait que vous me la fassiez grossir un peu pour que je vois son côté droit. - CS : oui, donc on fait ça, on attend 7-10 jours et on se réunit et en attendant, on surveille. |
Les différents points de vue individuels s’expriment, sans qu’aucun registre argumentaire ou jurisprudence ne vient justifier une éventuelle décision d’arrêt de réanimation et uniformiser les points de vue. Le modèle organisationnel, loin d’aider à la prise de décision par une sélection, augmente la possibilité de choix et le coût de la décision : sur 10 trajectoires critiques qui ont fait l’objet d’une première réunion, pour seulement 4 d’entre elles un arrêt de réanimation a été décidé, pour les 6 autres trajectoires, la réunion a été ajournée et il a été décidé dans seulement 2 cas d’arrêter la réanimation.
En même temps que les réunions prennent des tournures différentes dans chaque service, très vite une difficulté de taille est apparue pour saisir le déroulement d’un processus décisionnel : l’impossibilité d’analyser les débats entre les participants pour reconstruire leurs choix. Alors que pour comprendre une décision collective, la démarche consiste le plus souvent à partir des arguments échangés pour regarder la manière dont ils se confrontent et se combinent, ici cette démarche s’avère impossible dans la mesure où il n’existe pas de réels débats autour de la décision à prendre. Les participants ne prennent pas tous part à la discussion, comme si on était devant un processus qui se déroulait en quelque sorte en dehors des acteurs. C’est donc dans les régularités du fonctionnement qu’il a fallu chercher les éléments qui permettent de prendre une décision de limitation ou arrêt de traitement. L’analyse des processus décisionnels révèle alors que les processus d’accord reposent sur la médiation d’éléments regroupés en trois types : les règles de pratique, les critères médicaux et les valeurs défendues. Nous les présenterons successivement.
Le service A est marqué par une forte volonté de standardisation des activités de travail : rien n’est laissé au hasard, des procédures déterminent ce qu’il faut regarder, ce qu’il faut faire, ce qu’il est important de dire. La prise en charge de chaque enfant tend à être standardisée le plus possible et la coopération entre les groupes professionnels est organisée selon des règles formelles.
Loin d'une standardisation des pratiques, ce sont les arrangements au jour le jour qui sont à la base du fonctionnement du service B. La coordination des activités s’organise par ajustements (note 2) et l’informel permet de faire face aux aléas du quotidien : la présentation quotidienne de chaque enfant n’est pas standardisée, le médecin rapporte les derniers événements ; les infirmières reportent rarement leurs interventions par écrit et peuvent choisir les enfants dont elles ont la charge en fonction de leurs affinités. Dans ce fourmillement d’acteurs, la différentiation entre les groupes est relativement faible : les infirmières, souvent jeunes et avec une faible expérience professionnelle, sont à l'écoute des médecins qui portent attention au travail des infirmières. La coordination des activités s’obtient par ajustement constant.
Parmi l'ensemble des complications neurologiques possibles, il existe des "cas clairs", pour lesquels il tend à être reconnu que la réanimation doit être arrêtée. Ainsi, pour une hémorragie cérébrale de grade IV ou une souffrance fœtale la littérature admet clairement que le pronostic neurologique est catastrophique et les réanimateurs trouvent légitime d'arrêter la réanimation. De même quand l'hémorragie cérébrale ne dépasse pas le grade II, tous reconnaissent qu'il faut poursuivre la réanimation. En dehors de ces cas clairs, il existe une zone grise à l’intérieur de laquelle le pronostic neurologique est incertain ; il n’existe pas de normes scientifiques claires et les bornes qui délimitent la poursuite de la réanimation restent à définir et sont d’ailleurs fixées différemment selon les services (Gisquet, 2005).
Le service A a élaboré une sorte de « jurisprudence » qui définit les éléments limitant la prise en charge. Il s'agit de critères médicaux stricts à partir de données d’imagerie médicale, du refus de mettre en place certaines thérapeutiques comme les systèmes de dérivation cérébrale, de fixer ensuite des barrières au-delà desquelles on refuse de poursuivre la réanimation. Au final le service A se dote d’outils performants pour repérer les anomalies (note 3) et de critères médicaux stricts définissant de manière très nette l’arrêt de la prise en charge. Outre le choix de ces critères, la connaissance apportée par les imageries cérébrales et autres examens est considérée comme fiable et certaine dans l’élaboration du pronostic neurologique. Le doute ne transparaît jamais. Les connaissances et les certitudes sont mises en avant. Le choix des critères et la manière de les considérer concourent à une politique restrictive de la réanimation : la prise en charge est suspendue dès que l’apparition d’un critère témoigne du handicap futur de l’enfant.
Dans le service B, les critères limitant la poursuite de la prise en charge sont beaucoup plus diffus. Il est difficile de dégager des critères ou argumentaires sur lesquels les professionnels se fixent pour arrêter la réanimation. Eux-mêmes insistent sur l’incertitude liée à tout pronostic neurologique. Contrairement au précédent service, les critères sont considérés comme peu fiables et leur incertitude toujours mise en avant. En fait, quand la trajectoire est située en zone grise, les pédiatres du service B n’ont pas véritablement construit de critères médicaux définissant strictement l’attitude à adopter, à partir notamment des imageries médicales, et s’en remettent plus à des éléments extérieurs qui sont principalement l’avis d’autres experts, l’aggravation de la situation et l’opinion des parents (recueillie uniquement en l’absence de consensus médical). Cette mise en doute de critères médicaux invite à défendre une politique permissive qui consiste à ajourner les décisions et poursuivre la prise en charge dès lors qu’il n’est pas clairement établi que le pronostic neurologique est catastrophique.
Parsons soulignait que le vieux précepte « sauver le malade à tout prix » a pu être assoupli sans que le principe de la valeur éminente de la vie humaine ne soit brisé. Une fois les nouvelles techniques acquises apparaissent « les possibilités d’inflexions, de variation et d’enrichissement qu’une valeur est susceptible de recevoir par l’éclairage qu’elle retire de sa présence dans une combinaison nouvelle » (note 4). La traduction de cet éminent principe de la vie humaine connaît des transgressions pratiques très différentes.
A défaut de pouvoir guérir, les médecins font des choix sur ce qu’ils souhaitent éviter dans l’entreprise de réanimation. Pour le service A, le risque de la mission exercée est de poursuivre la réanimation d’un enfant qui présentera un handicap très sévère. Le handicap est un drame pour l’enfant et ses parents, qui, pour reprendre les mots des infirmières et médecins, « fait éclater les couples », « cause des souffrances physiques insupportables ». En parallèle l’idée domine que la décision se doit d’être prise par les experts médicaux, les parents étant trop désorientés.
Pour le service B, le risque le plus grave est d’arrêter la réanimation d’un enfant qui aurait pu avoir une qualité de vie acceptable. Le service B défend l’idée que la réanimation doit être continuée jusqu'à ce qu’il soit clairement établi que la qualité de vie de l’enfant sera catastrophique. D’abord parce qu’il existe « des handicapés heureux et des familles qui se transcendent autour du handicap de leur enfant », ensuite parce que le pronostic neurologique est toujours probabiliste et dans le doute, il vaut mieux poursuivre la réanimation. Cette décision ne doit pas forcément être prise par le corps médical, les parents doivent pouvoir intervenir.
Même si la participation des parents à une décision de poursuite ou d’arrêt de traitement reste limitée (Gisquet, 2006), celle-ci est envisagée différemment selon les services. Pour le service A, les parents doivent être informé, mais il n’est pas souhaitable qu’ils participent à une décision aussi difficile. Pour le service B, il est important que les parents se prononcent sur la décision à prendre c’est eux qui supporteront le handicap de leur enfant.
Notre mode de présentation pourrait simplement prêter à conclure qu’il existe une succession d’oppositions entre les deux services. Il est surtout important de souligner que chacune de ces options prises finit par constituer l’ossature implicite d’un processus décisionnel. Les décisions d’arrêt ou de limitation des soins ne sont ni le simple produit de croyances, ni l’unique conséquence de l’application de règles et de normes fixées par l’organisation ; elles sont la résultante de la combinaison entre différents éléments qui servent de mise en règle de la décision.
Pour autant ces cadres décisionnels sont loin de fonctionner comme des prescriptions qui assurent le bon déroulement d’un processus décisionnel. Pour qu’ils réussissent effectivement à orienter la décision, il faut que les acteurs parviennent à se les approprier, à s’accorder avec les valeurs défendues, à être en accord avec l’orientation choisie par l’organisation, sinon des tensions peuvent émerger. Certes dans le Service A la décision est consensuelle, médecins et infirmières et même parents s’accordent autour d’un arrêt de la prise en charge dès lors que le risque de handicap est avéré. Mais dans le service B, le modèle décisionnel peut être générateur de tensions et de malaises chez les professionnels et les parents. Investiguer sur les raisons de ces tensions peut nous permettre de saisir les principes qui permettent de faire accord entre les participants.
L’orientation donnée aux cadres décisionnels est différente selon les services. L’orientation prise par le service A vise à « maîtriser la mort », c’est-à-dire qu’elle vise à éviter le handicap et pour ce faire conduit à construire un cadre décisionnel pouvant permettre de rendre effective une décision, amène à trier le plus finement possible les trajectoires et à donner une définition étroite de la qualité de vie acceptable. En retour la participation des profanes est exclue. Le service B s’est, lui, tourné vers des principes de « modernité médicale » : relativisme de l’expertise médicale, participation des parents aux décisions. Relativisme autour du sens de la mission : le service B ne se donne pas le droit de juger d’une qualité de vie acceptable, ce qui le conduit à sélectionner avec moins de conviction, moins de rigueur, les trajectoires médicales.
On pourrait s’indigner du système décisionnel déployé dans le service A qui exclut ouvertement la participation des parents à la décision. On pourrait aussi s’étonner que du côté des professionnels, la décision apparaisse aussi consensuelle, en reposant sur des règles formelles. En même temps sur le terrain, c’est dans ce service A que le vécu des parents et des professionnels tend à être le plus positif, puisque, plus le processus décisionnel est standardisé, moins les acteurs doivent s’investir individuellement dans la prise de décision.
Dans le service B, le système décisionnel laisse une possible marge d’autonomie aux acteurs. En fait un certain relativisme médical rend possible des marges de négociation autour de la qualité de vie acceptable et des personnes compétentes pour décider. C’est donc dans un service qui impose peu de contraintes à ses membres qu’une participation plus démocratique aux décisions est possible. Cela étant, le vécu des acteurs est plus nuancé dans ce service B. Les professionnels de santé, et en particulier les infirmières ne sont pas toujours d’accord avec l’orientation prise par le service et souhaitent qu’une décision soit prise quand la survie d’un enfant est trop incertaine et le risque de séquelles élevé. De leur côté, les parents, se plaignent de manquer d’un interlocuteur unique leur transmettant un discours clair et cohérent. Ils éprouvent parfois le sentiment que les médecins n’assument pas leur responsabilité.
Par conséquent, les cadres décisionnels que nous avons pu mettre en évidence à travers nos deux terrains d’étude, et il est possible que l’étude d’autres services nous aurait conduit à mettre en évidence d’autre type de cadres décisionnels, conduisent soit à soulager les acteurs et à les exclure de la décision ; soit à les faire participer, tout en ouvrant la possibilité de tensions. En raison de cette contingence des cadres décisionnels, la participation des profanes à une décision d’arrêt ou de limitation de traitement oblige nécessairement à réfléchir collectivement sur l’intérêt d’une technique, ses incertitudes et les politiques d’accompagnement des familles à mettre en œuvre.
Notes
(1) Les leucomalacies sont des lésions de la substance blanche qui entraînent de graves troubles moteurs.
(2) D'après la définition qu'en fait Mintzberg : l'ajustement mutuel réalise la coordination du travail par simple communication informelle, in Structure et dynamiques des organisations, Paris, Les éditions d'organisations, 1982.
(3) « Il faut se garder d’oublier que si le diagnostic anténatal vise, certes, à informer, en réalité il vise à éliminer et non à soigner ». A. Benbassa, et al, 2001, op. cit., p.36
(4) D’après l’interprétation qu’en fait F. Bourricaud, L’individualisme institutionnel, essai sur la sociologie de Talcott Parsons, Paris, PUF, 1977, p.261.
Bibliographie
GISQUET E, 2008, Vie et mort en réanimation néonatale - Les processus décisionnels en contexte de choix dramatiques, Paris, L'Harmattan - Collection "Logiques Sociales".
GISQUET E, 2006, « Vers une réelle ingérence des profanes ? Le mythe de la décision médicale partagée à travers le cas des décisions d'arrêt de vie en réanimation néonatale », Recherches familiales, n° 3, p.61-73.
GISQUET E, 2005, « Agir dans un contexte de choix incertain : le cas des décisions d'arrêt de vie en réanimation néonatale », Revue Santé Publique, n° 1, p. 25-34.
GISQUET E, 2004, « Les processus décisionnels en contexte de choix dramatique, Etude des décisions d'arrêt de vie dans les services réanimation néonatale », Thése de sociologie, Institut des études politiques de Paris.
LEMAIRE F, 2003, Problèmes éthiques en réanimation, Paris, Masson.
PARONS T, FOX R, LIDZ VM, 1972, « The “Gift of life” and its reciprocation », Social Research, 39(3), p.367-415