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Le nombre de candidats à une greffe hépatique n’a cessé d’augmenter, alors que le nombre de greffons n'a pas augmenté dans les mêmes proportions. Cette inadéquation pose la question d’une juste répartition de ce bien rare, une particularité de la greffe hépatique étant l'absence de suppléance artificielle.
Par: Serge Duperret, Praticien hospitalier, Service de réanimation chirurgicale, HCL, Lyon, docteur en éthique, Université Paris-Sud - Paris-Saclay /
Publié le : 02 Septembre 2010
En vingt ans, la greffe hépatique est devenue un geste codifié. Alors qu’elle représentait une prouesse technique réservée à une minorité, elle assure, à cinq ans, la survie de plus de 70 % des malades greffés. Dès lors, le nombre de candidats n’a cessé d’augmenter (entre 2002 et 2007, la progression a été de 28 % (1), alors que le nombre de greffons (organes prélevés) n'a pas augmenté dans les mêmes proportions (en 2007, on comptait un taux de 21 nouveaux inscrits par million d’habitants pour un taux de greffes de 16,8). Cette inadéquation pose la question d’une juste répartition de ce bien rare. Une particularité de la greffe hépatique est l'absence de suppléance artificielle. Le facteur temps devient, dès lors, fondamental. Une autre est que la greffe s'adresse à des types de maladies très différentes, de l'insuffisance hépatique, comme la cirrhose, au cancer du foie (hépatocarcinome). Le processus évolutif et, donc, le facteur temps sont très différents. Si dans le cas de la cirrhose, on peut classer les malades en fonction de l’intensité des symptômes cliniques et biologiques secondaires à la déchéance hépatique, dans le cas de l’hépatocarcinome, les critères sont surtout iconographiques ou radiologiques. Attribuer un même bien, rare, pour des patients aussi différents, devient dès lors très complexe. Dans la pathologie cancéreuse, le délai d’attente prend une place encore plus marquée que dans la cirrhose, car si la tumeur dépasse, avec le temps, une certaine taille, la réalisation d’une transplantation ne change pas le pronostic du cancer, et devient contre indiquée, par ce qu’inefficace.
En raison de disparités inacceptables entre les centres de greffe quant aux délais d’attente (de un à sept mois), à la mortalité sur liste (de un à huit), et s’inspirant de l’expérience nord américaine, un nouveau score, le « score foie », est mis en place depuis le 6 mars 2007. Il modifie les règles d’attribution et de distribution des greffons hépatiques sur le territoire français. Les paramètres sont techniques, à savoir la gravité de la maladie pour les cirrhoses, la taille de la tumeur pour les cancers, la durée d'attente sur liste d'inscription et la distance entre le centre préleveur et le centre transplanteur. Même si l'Agence de la biomédecine souhaite que l'attribution de tous les greffons se fasse à partir de ce score et donc de façon nationale, une priorité régionale est conservée ; les organes sont d'abord proposés au centres correspondant à la région de prélèvement. Dans le même esprit, conserver une latitude de choix personnalisé pour les centres, il est possible de demander un avis d’experts pour les patients mal caractérisés par ce classement. Les experts accordent éventuellement des points supplémentaires permettant de gagner des places sur la liste nationale d'attribution des greffons.
Les premiers résultats objectifs sont favorables avec moins de décès sur liste, diminution du délai d’attente et du nombre de greffes prématurées (trop précoce, sans augmentation de la survie du patient), mais un mauvais accès à la greffe pour les porteurs d'hépatocarcinomes, alors qu’il s’agit maintenant d’une des premières indications de greffe. L'adhésion des centres à ce score est diverse puisque l'on est passé de l'attribution d'un greffon à un centre (ce centre choisissait un malade appartenant à sa liste selon des critères propres), à une distribution directe par l'ABM à un malade classé par un score national. Même si le choix régional persiste et représente encore une proportion importante des cas, le score actuel n'est pas reconnu comme universel au sens où des dilemmes nouveaux sont apparus. L'existence de ceux-ci pose le problème éthique de l'attribution d'un bien rare ou comment être Juste s'en s'éloigner du Bien.
Le nouveau score semble, en apparence, s'accorder avec une éthique procédurale, mais si l'on tente d'établir un parallèle avec la théorie de la justice de Rawls par exemple, il apparaît que la procédure est sujette à la critique. Certes, le score vise à une juste attribution aux plus démunis, c'est à dire les malades les plus graves. Mais sont-ce les plus démunis? L'accord sur la définition du plus démuni n'existe pas, il est certainement difficile à obtenir mais la démarche n'a pas eu lieu ou plutôt le cadre de la discussion pour y aboutir n'a pas été fixé. Le plus démuni ne peut-il pas être celui qui a le plus "envie" de greffe et qui est mal "classé" ; par exemple une jeune femme qui doit d'abord être greffée avant d'envisager une grossesse et qui est porteuse d'une maladie des voies biliaires sans critères de gravité retenus dans le "score foie".
Par ailleurs, les acteurs de la délibération ne doivent-ils être que des professionnels de la santé? Pour que chacun soit revêtu du "voile d'ignorance", la société civile ne doit-elle pas être représentée ou au moins écoutée, avant de définir le plus démuni ? Pour Rawls, la règle est produite de façon éthique par un groupe quand le respect de la procédure est admis par tous. On aboutit bien à une règle, mais celle-ci est révisable quand un problème ne trouve plus de solution. Une règle ne peut être universelle que si la procédure d’élaboration est respectée. Si tous admettent la procédure, la règle du jeu, alors la règle est universelle. De plus, les contractants doivent être tous d’accord sur le respect des biens premiers. Le dernier d’entre eux prend une place cruciale : « les bases sociales du respect de soi-même, de la confiance en soi ». Il est clair que les patients qui sont sur une liste d’attente de greffe n’ont pas tous bénéficié de ces bases sociales de manière équitable pour accéder à la greffe ; leur parcours de soin est très inégal.
Après étude de la théorie de Rawls, on perçoit que la volonté de s’inscrire dans une éthique procédurale reposant sur la justice est très difficile. L’équité impose un respect scrupuleux de la procédure elle-même s’appuyant sur des pré requis admis par tous. L’extrême complexité du processus de greffe rend ce choix ambitieux. Choisir un score qui a l’avantage de s’affranchir de tous ces obstacles est une alternative qui est nécessaire pour supprimer des inégalités flagrantes, mais ne permet pas de se prévaloir d’une justice de distribution parfaitement éthique, en tout cas selon Rawls. L'adoption d'un score s'accorde plus avec une éthique kantienne où le caractère universel est rattaché à la règle elle-même et non à la procédure d'élaboration.
Faut-il pour autant condamner toute recherche du juste au profit de celle du bien ?
Que fait le transplanteur quand il a le choix d’attribuer un greffon à un malade plutôt qu’un autre (situation du « foie local » par exemple)? Il délibère, vise le juste milieu, se plaçant dans une posture aristotélicienne, à l'opposé d'une justice procédurale. Ces situations sont fréquentes notamment quand l'attribution se fait à partir d'un greffon "local" ou quand une équipe demande (ou pas) un avis d'expert dans le but de rectifier l' "injustice" du score ou encore quand il doit attribuer un greffon dit "limite" (exemple des donneurs âgés ou porteur de surcharge graisseuse). Dans sa recherche du bien, le médecin ne peut prétendre échapper au contexte qui l’entoure. Citons son apprentissage, celui de son « art » pour reprendre Aristote, la région où il travaille (l’activité de prélèvement peut être différente selon les centres concernés et, dés lors, l’attribution « locale » des greffons n’est pas équitable au sens d’une justice distributive), de la situation de concurrence dans la ville où il exerce (c’est le cas pour certaines grandes villes), la politique de financement avec la tarification à l’activité, le recrutement tant en volume (liste des malades) qu’en qualité (étiologie dominante), etc.. Le ou les décideurs n'échappent pas à ces facteurs. Cette navigation, pour reprendre une image empruntée à Aristote, n’obéit pas strictement à une règle. La règle est là pour borner la décision, mais cette dernière n’est véritablement juste que si la conception du bien pour le malade est le fruit d’une délibération. De par la singularité du sujet, prétendre caractériser un malade par le groupe « homogène » auquel il appartient est insuffisant. Certes, ces bornes permettent d’éviter des pratiques paternalistes fortes où le médecin serait tenté de favoriser l’efficacité de la greffe sur le réel besoin. Mais la décision finale est plus complexe, car l’appariement greffon-malade est géométrique, et non arithmétique, pour reprendre la conception classique de la justice distributive. Dans le « score foie », on retrouve un souci de justice distributive, car on attribue plus rapidement un greffon aux malades qui sont les plus graves. Mais ces critères sont trop globaux pour coller à la réalité et mérite un ajustement. Comment ajuster cette décision au mieux ?
Quand on en vient à la décision d’inscription sur liste, souvent les aspects descriptifs ont déjà nourri la discussion, mais il faut reconnaître que même en cas de discussion entre partisans et opposants à une inscription, nous n’agissons pas de façon communicationnelle, mais plutôt stratégique. En effet, il est plus question de convaincre que de tendre vers l’écoute intersubjective telle que le propose Habermas à travers son éthique de la discussion. Nos colloques de transplantation sont trop dominés par les aspects techniques pour revendiquer une éthique de la discussion qui réclame, par ailleurs, une représentation la plus large possible, un respect de la parole de l’autre et d'écarter les positions de leader. Les arguments concernant les aspects techniques de l'inscription (transplantabilité), reposent sur une rationalité stratégique, normée, voire dramaturgique (j’entends par dramaturgique, des arguments sincères fondés sur l’expérience ou des sentiments). Dans ce domaine l'éthique de la discussion est peu performante, elle a plus valeur d’analyse et de critique que de valeur prescriptive. Elle a sa place pour le traitement des sujets de fond comme l'attribution des greffons "limites" ou les objectifs de la greffe (pensons à la qualité de vie pourtant inscrite dans la loi mais peu étudiée). Pour donner une place "juste" à une règle il faut rendre valide par la discussion. Sinon en reste au stade de l’agir stratégique qui est très réactif mais pas toujours éthique.
En réponse aux disparités dans les délais d’attente sur liste et au nombre jugé excessif de greffes prématurées, les règles d'attribution on changé. Mais n’eût-il pas fallu s’interroger sur les raisons de ces disparités en invitant les centres à discuter de façon « communicationnelle » de ces sujets, méthode critique qui s’adapte tout à fait à la résolution de problèmes répétés et laissés sans solution. Des raccourcis sont trop rapidement utilisés sous l’argument de la logique binaire pour donner l'apparence de normes. Pour qu'une norme soit admise et non contournée, elle doit être reconnue par tous. Faire l'économie de cette démarche sert la cause de l’utilitarisme moderne tout en donnant l’illusion que des normes justes sont fixées.
« Ne manque-t-on pas d’emblée les questions de l’action et de la vie moralement juste si, à l’instar de Kant, on se concentre sur le phénomène de la validité prescriptive, du caractère obligatoire des commandements ? », nous explique Habermas quand il s’interroge pour une place pour le bien dans la théorie du juste.
Références :
Données ABM - http://www.agence-biomedecine.fr/