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Par: Elisabeth G. Sledziewski, Maître de conférences de philosophie politique, Université de Strasbourg (Institut d'Etudes Politiques) et Espace éthique /AP-HP, membre du conseil scientifique de l’Espace éthique Alzheimer /
Publié le : 06 Février 2012
Depuis Michel Foucault, philosophes et anthropologues s'emploient à mettre au jour la dimension biopolitique de la société moderne, c'est-à-dire la priorité donnée, dans l'exercice du pouvoir, au contrôle de la vie physique et matérielle du groupe. Gouverner n'est plus faire peser une tutelle verticale sur les âmes et châtier ou faire mourir les sujets récalcitrants, mais produire le corps biopolitique : gérer de façon rationnelle les conditions d'existence des populations, assigner les normes de leur bien-être et réguler leur développement. La cité, jadis définie en termes moraux par Aristote comme la « communauté du bien-vivre », tend à devenir, selon les termes de Giorgio Agamben, « l'espace de la vie nue », à savoir un biotope, un milieu à n'appréhender qu'en termes de qualité de vie et de santé. « La modernité commence, écrit Agamben, quand l'espèce et l'individu deviennent, en tant que simples corps vivants, l'enjeu des stratégies politiques. »
La protection sanitaire du groupe revêt dans ce contexte un enjeu politique décisif. La cité, comme instance de prise de conscience collective, de formation et d'expression d'une volonté générale, est le lieu où s'articulent, aussi bien symboliquement que concrètement, communauté vitale et immunité. La tâche de la politique est désormais la mise en place de dispositifs immunitaires permettant la sauvegarde du corps commun. D'où la promotion de l'œuvre de santé au rang des priorités gouvernementales (par exemple, les "grands chantiers" du quinquennat de Jacques Chirac en 2002), et l'appel grandissant des pouvoirs publics au "civisme sanitaire" (titre d'une tribune de presse du secrétaire d'État à la Santé Bernard Kouchner en 1998) pour conjurer crises épidémiques, périls écologiques et risques comportementaux.
Toutefois, si l'œuvre de santé relève de la décision publique, l'appel au civisme sanitaire s'adresse, lui, à des individus. Comme le note Roberto Esposito, la biopolitisation de la société s'opère dans une synergie qui est aussi une tension dialectique entre les deux paradigmes de la communauté et de l'immunité, l'un valorisant le lien, l'engagement et le don réciproques, l'autre au contraire la "soustraction à la condition commune" et le souci de soi. Même s'il postule le salut commun, le désir d'immunité est en effet singulier et la démarche d'immunisation implique un individu qui choisit de s'y prêter... ou de s'y dérober. Ce choix, justement parce que c'est un choix, ne va pas de soi. Il faut que chacun des individus qui composent le groupe, consente à l'immunisation et contribue à la réaliser : donne de soi-même, en somme, selon une logique non de l'appartenance aveugle à un processus objectif, mais de la participation solidaire et du don.
Cette logique est celle de l'éthique. Celle qui constitue chaque individu comme sujet co-responsable de son proche en humanité et en communauté. Celle qui fait dépendre de sa bonne volonté le sort de la communauté et de l'humanité. Au-delà de ses incontournables déterminants techniques et socio-économiques, le projet de santé publique, quel qu'il soit, interpelle des sujets dont il requiert l'aval moral et sans lesquels il est tout simplement voué à l'échec, fût-ce dans la cité biopolitique. C'est ce qu'énonçait fort bien le slogan de la campagne de prévention anti-VIH lancée par le ministère de la Santé en avril 1987 : « Sida - il ne passera pas par moi. » Cette mobilisation de l'ego a beau s'opérer au niveau du corps propre individuel, c'est bien le sujet éthique qu'elle vise, dans sa disponibilité altruiste et sa capacité à se représenter chacun de ses partenaires comme un alter ego. La vaccination, du moins prophylactique, ressortit à la même figure morale : interpellation par la cité d'un moi qu'elle ne considére pas comme un simple lambeau du tissu vivant à immuniser, mais comme un opérateur de socialité réflexive par qui l'immunisation peut prendre sens. La singularité de l'interpellé revêt ici une dimension éthique, puisqu'elle est l'instance de conversion assumée du destin sanitaire individuel en destin sanitaire collectif, ou pour ainsi dire, un cogito sanitaire : « je me fais vacciner, donc nous sommes immunisés. » Mais la condition de fonctionnement de cette instance est l'autodétermination du sujet, l'exercice de son libre arbitre immunitaire. Pour que s'opère la conversion éthique du salut singulier en salut commun, il faut que la démarche individuelle d'immunisation soit volontaire, inscrite dans une logique de sollicitude et de consentement. En d'autres termes, il faut que la cité sache proposer, et non enjoindre à chacun de s'y engager.
Une telle proposition, justement pour ne pas risquer d'être confondue avec une injonction, devra être énoncée dans la langue du contrat social, c'est-à-dire renvoyer à la culture de la citoyenneté, valorisant en l'occurrence l'adhésion du sujet au pacte sanitaire, sa qualité d'acteur du dispositif soignant et sa familiarité avec les institutions de santé. L'implication des médecins traitants, la réquisition des lieux et établissements de soins habituels, à l'exclusion de tout théâtre d'exception aux connotations dramatiques, installeront d'emblée la vaccination dans un horizon civique identifiable, rassurant et incitatif. Le contraire de ce qui a été fait pour la campagne H1N1 2009-2010, semble-t-il. Cet échec fut celui d'une opération ponctuelle, mais aussi le témoin d'une impuissance de la cité à gérer démocratiquement et convivialement ses choix biopolitiques. Inversement, la réussite d'une campagne de vaccination prophylactique révèle l'aptitude de la cité démocratique à garder la maîtrise de sa dynamique biopolitique, aujourd'hui irréversible.
Cette maîtrise reste possible s'il est clairement admis que le destin sanitaire du groupe passe par chacun de ses membres. En la personne de chaque patient, il incombe donc à la démocratie biopolitique de reconnaître un acteur concerné par le projet de santé, et ce à trois niveaux distincts : comme corps singulier inclus dans l'être vivant de la communauté, comme sujet relationnel en charge de son devenir parmi les autres, et comme citoyen porteur d'une part indivise de souveraineté.