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Par: Brigitte Savelli, Cadre supérieur socioéducatif, Hôpital San Salvadour, AP-HP /
Publié le : 10 Février 2011
Depuis trente ans, j’exerce à l’hôpital San Salvadour de Hyères. Cet établissement dépend de l’AP-HP et a une longue tradition de prise en charge de maladies chroniques, sévères et non guérissables.
Une expérience de presque 100 ans qui lui a permis de traiter successivement le rachitisme, la tuberculose, la poliomyélite, les enfants hypotrophiques, les maladies métaboliques et génétiques. Avant une reconversion en 1970 avec l’accueil de sujets polyhandicapés, souffrant d’encéphalopathies sévères. Actuellement, l’hôpital s’oriente vers la prise en charge de sujets cérébrolésés, de dégénérescences, victimes d’affections intercurrentes, de traumatismes divers à la suite d’accidents de la voie publique ou de tentatives de suicide.
Notre action comporte un volet important de prises en charge des aidants et, de manière générale, au-delà du volet médical et du volet social, elle cherche à construire une vie différente pour les patients, autant à accepter qu’à créer.
« Qu’est ce qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue ? » En guise de réponse, nous avons une expérience dont le mérite est d’être diverse et de pouvoir rendre compte d’un grand nombre de situations. La plus grande générosité implique une ode à la vie abstraite, c’est-à-dire, une vie qui s’affirme en tant que telle, sans avoir à se justifier par telle ou telle de ses capacités incarnées. Notre volonté et notre éthique sont de favoriser chaque petit bonheur ou plaisir, maçonné à chaque instant.
La question que nous nous posons aujourd’hui : « Comment mourir dignement en évitant les souffrances ? » appelle comme réponse une première évidence issue de notre expérience. De fait, il s’agit de deux questionnements totalement dissociés. On peut vivre aujourd’hui sans souffrir, bien au-delà du confort du malade, sans être obligé de se poser la question d’une mort digne. Nous avons fait des progrès en terme de traitements antalgiques et d’évaluation de la douleur, y compris chez la personne ne pouvant pas communiquer.
La médecine moderne a contractualisé la relation patient/soignant. Il fallait évoluer. On ne pouvait accepter une équipe médicale toute puissante et prenant toutes les décisions face à un malade égaré et livré aux bons soins de l’institution.
Bien sûr, on peut parfois tomber dans la caricature. Alors, le médecin se présente comme un technicien offrant plusieurs solutions, fondées sur une analyse « bénéfice-risque » voire « coût-bénéfice », qui n’exclut pas une dimension économique avec devis à l’appui. Et il revient alors au patient de faire le choix. Face à son désarroi et à sa demande : « Docteur, à ma place, que feriez-vous ? », le médecin de répondre : « Je n’ai pas le droit de vous influencer. »
Mais le patient a son mot à dire.
Dans la réflexion qui est la nôtre aujourd’hui, il n’était plus admissible de laisser la décision de l’euthanasie dépendre du seul pouvoir du médecin ou des proches dans une aide à mourir camouflée et lourdement punissable.
La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, a permis de mettre en place, mieux qu’un transfert d’attribution de la décision, une approche pluridisciplinaire qui recueille l’avis des patients, de ses aidants, de l’ensemble d’une équipe et qui tient compte des moyens modernes mis à leur disposition. Elle évite l’acte ou le passage à l’acte instantané de la piqûre létale, acceptant de reconnaître un dernier doute, un scrupule, plus conforme à notre engagement éthique auprès de nos patients. Et elle aide les proches à choisir leur rôle sans s’épuiser en évitant les situations extrêmes : mourir avec ou s’enfuir en abandonnant.
1 – Victor a 23 ans. Jeune étudiant brillant, méningite, atteintes physiques sévères, communique par le regard, parents enseignants effondrés, prises en charge hebdomadaires. La famille s’est remise dans le mouvement de la vie et vient régulièrement le voir.
2 – Lucie. A 4 ans, début d’une maladie neuro-dégénérative, ventilo assistée pendant dix ans, morte à 20 ans. Les parents ont déménagé et se sont installés à quelques kilomètres de l’hôpital. Visites journalières jusqu’au décès.
3 – Hector. 30 ans, tétraplégique, ventilo assisté. Études reprises grâce à la mise en place d’une aide assistée par informatique. Visites régulières de ses parents et Hector voit grandir son fils qui avait un an lors de l’accident de son père.
4 – Ghyslain. 40 ans. Encéphalopathe polyhandicapé, arriération profonde (QI entre 30 et 50). Après apprentissages éducatifs à l’hôpital est devenu artiste peintre exposant, illustrateur de livres. Sa mère nous avait dit : « Je le croyais mort à la naissance, et aujourd’hui vous me demandez de signer une autorisation pour disposer de ses œuvres ! » Elle vient le voir réguliérement.
5, 6, 7, 8, 9…
100 – Marius. Jeune homme de 21 ans, maladie neuro-dégénérative, sourd muet, tétraplégique, communique par ordinateur. Extrêmement fragile, vulnérable, ventilo assisté. Auteur de poèmes publiés et mis en musique.
L’être humain est supérieur à un organisme simplement vivant. La personnalité est souveraine, par rapport à la vie dans sa simplicité biologique. Connaissez-vous Freaks ? Une troupe de cirque de monstres tellement humains qui viennent nous bousculer, nous épingler à notre peur, à notre fascination voyeuriste. Notre désir qu’ils disparaissent n’est que l’expression brutale et irréfléchie de notre panique. « Si j’étais à sa place, je voudrais qu’on m’aide à mourir. ». C’est l’erreur à ne pas faire et que n’a pas commise la Loi Leonetti.
Un premier constat : beaucoup de ces situations qui ont été évoquées précédemment ne sont possibles que du fait des avancées médicales, notamment en néonatologie. Ces progrès ont permis à beaucoup d’enfants de vivre malgré un polyhandicap qu’il a fallu prendre en charge. Elles ont également été rendues possibles du fait d’un changement de perception.
Dans les années 60, les enfants cérébrolésés à la naissance, quelle qu’en soit la cause (obstétricale, génétique, post-natale ou autre), étaient confondus et rassemblés dans une complète confusion : les Infirmes Moteurs d’Origine Cérébrale qui dans des conditions particulières de prise en charge, étaient susceptibles de scolarisation, d’être considérés comme des sujets vivants. Tous les autres relevaient de la vie végétative. Ils respiraient « comme les plantes », selon les mots d’un médecin !
Certains se sont mobilisés en faveur de ces enfants. On peut se rappeler de cette très grande affiche réalisée par le comédien Michel Creton qui avait été placardée sur tous les murs de France, présentant une enfant polyhandicapée. Les candidats à la présidentielle de 1981 y étaient interpellés : « M. Giscard d’Estaing, M. Mitterrand, qu’allez vous faire pour cette enfant qui ne votera jamais pour vous ? » À la suite de cette mobilisation, une loi a prévu la prise en charge de ces enfants, accompagnée d’une réflexion transdisciplinaire a donné un corpus théorique et technique.
Quelles seraient les conséquences d’une loi autorisant l’injection létale pour mettre un terme à ces vies déficientes ? Quels critères de la bonne vie pourraient encadrer cette pratique ? On voit le danger : ne pas tenir compte de la diversité, de la pluralité et de la complexité des situations.
Le dispositif qui viendrait autoriser un acte euthanasiant comporte dans son origine deux perversions principales. La première est qu’il soit prétexte à une intention cachée d’ordre idéologique dont la dimension économique serait transparente, tournant le dos a toute approche éthique. Cette intention pourrait apparaître rétrospectivement. Rappelons qu’en Italie, Basaglia a obtenu la fermeture des hôpitaux psychiatriques où les patients entraient sur une décision judiciaire et non médicale. Mais les législateurs qui l’ont soutenu, n’ayant pas prévu de dispositif de remplacement, les malades sont morts dans la rue. En France, la création de l’intersecteur a permis une désaliénation sans abandon.
La seconde perversion : laisser la décision à une commission administrative.
Le dispositif administratif sera-t-il accessible à tous? Générera-t-il sa propre clientèle par un effet suggestif ? Qu’en sera-t-il des commissions qui doivent le faire fonctionner ? « Aujourd’hui on se réunit pour 10 dossiers de demande d’euthanasie, les 10 dossiers sont complets, nous pouvons statuer ? »… Sans moi ! Alors que travaillant à San Salvadour je prends toutes mes responsabilités quand j’accompagne au bout du chemin une personne vulnérable ventilo assistée, lors des sorties face à la mer, dans un bateau ou dans un stade de rugby. Il nous faut penser à accepter la précarité de ces personnes vulnérables. Nous travaillons actuellement notre exercice d’accompagnement de ces moments de vies différentes avec la boîte à outils conçue en sociologie de la précarité. Attention à ceux qui, obnubilés par une idée trompeuse de l’autonomie du patient et de la souveraineté de la vie bonne, ne se donnent pas le temps de tirer les enseignements dont nous permet de bénéficier la Loi Leonetti !
Notre hôpital qui domine un lac méditerranéen est situé sur une colline appelée le Mont des oiseaux. Une légende faustienne y est attachée : une très belle jeune fille à la voix sublime attirait tous les oiseaux, mais sa mère, une sorcière, voulait échanger avec le diable une éternelle jeunesse contre l’âme de sa fille. Le diable s’est vengé en enlevant la voix de la jeune fille et la colline ne fut plus visitée par les oiseaux. Elle devrait s’appeler le Mont d’où les oiseaux sont partis.
Effectivement, San Salvadour est resté sans voix. Ceux qui y sont accueillis sont privés, en quelques sortes, de la parole.
Mais tous ceux qui nous ont visités sont repartis enrichis de l’expérience d’une traversée, au-delà de leurs propres projections personnelles et d’une perception simpliste du corps souffrant.