texte
article
"Worou-Guillaume est né au Bénin, en pleine brousse, il y a cinq ans maintenant. Grossesse normale, pas de soucis particuliers, accouchement sans probléme. Beau bébé, parents heureux ! [...] Au fur et à mesure, les déficits de motricité prennent de l’importance, des regards évasifs, un manque de tonicité nous inquiètent."
Par: Cédric Gicquel, Membre du groupe polyhandicap France/Espace éthique/AP-HP /
Publié le : 14 Mars 2012
Tu veux rester à ses côtés
Maintenant, tu n'as plus peur
De voyager les yeux fermés
Une blessure étrange dans ton cœur
Léonard Cohen, Suzanne
C’est donc un papa, un jeune papa, qui va parler de la responsabilité à travers le prisme de son expérience.
Quelques éléments biographiques afin de mieux comprendre l’origine de cette parole.
Worou-Guillaume est né au Bénin, en pleine brousse, il y a cinq ans maintenant. Grossesse normale, pas de soucis particuliers, accouchement sans problème. Beau bébé, parents heureux ! Retour en France, à l’âge de 6 mois… Nous constatons des retards dans la motricité, des « angoisses nocturnes », des mouvements stéréotypés mais on nous dit que cela n’est rien, juste un peu de retard. Au fur et à mesure, les déficits de motricité prennent de l’importance, des regards évasifs, un manque de tonicité nous inquiètent.
Une kyrielle d’examens à Necker, une attente d’un diagnostic précis, un parcours du combattant pour trouver une prise en charge adapté avec ce leitmotiv de la part de certains médecins « arrêter de vous inquiéter, tout va bien ».
Arrive une IRM a deux ans, plus énigmatiques que les autres, mais toujours pas de diagnostic étiologique. Il n’y a pas eu d’annonce du handicap, il n’y a pas eu ce moment, cette date précise que de nombreux parents ont en mémoire où l’on vous annonce que votre fils est handicapé.
C’est une annonce implicite, qui se déroule sur des mois et des mois. Des allusions parfois à l’autisme mais rien de plus. C’est grâce à une psychomotricienne du CMPP, qui avait fait un stage au CESAP, que nous avons pu à la fois trouver une structure adaptée mais aussi un nom sur le mal de Guillaume.
Les médecins ne nous avaient jamais parlé de polyhandicap et nous découvrons ,au jour le jour, la signification de ce nom : polyhandicap.
Dans notre « malheur », nous découvrons que notre fils possède quelques acquis que d’autres non pas : il peut se déplacer à quatre pattes, il n’a jamais fait de crises d’épilepsie, il n’a pas de corset, il est en « bonne santé », pas de va et vient à l’hôpital, même pas de fausses routes pour les repas ! Ai-je eu de la culpabilité en regardant mon petit bonhomme qui ne marche pas, ne mange pas tout seul, fait de grands sourires, crie souvent, regarde le monde avec étonnement, à des crises d’angoisses , à des pleurs ou des rires incontrôlés, a des stéréotypies ?
Pas forcément, je ne me sens pas coupable, peut-être par ce qu’il n’est pas sorti directement de mes entrailles. Par contre, souvent, je me sens coupable de mon incapacité à m’occuper de lui, à prendre le temps, à vivre à son allure.
« Avec eux, il fallait une patience d’ange, et je ne suis pas un ange »
J.L Fournier, On va où Papa ?
Alors qu’est-ce qu’être responsable de son enfant ? Quelle est donc cette éthique de la responsabilité que doit cultiver le parent de tout enfant, mais avec plus de force quand le petit d’homme est handicapé et qu’il est polyhandicapé.
L’objet de la responsabilité c’est le vulnérable en tant que tel selon Paul Ricoeur, en ce sens l’enfant polyhandicapé est bien ce vulnérable car il ne possède pas cette autonomie minimale ; non seulement il ne la possède pas en acte mais il ne la possède pas non plus en puissance.
En ce sens, le sujet polyhandicapé est vulnérable à vie.
Cette vulnérabilité s’exprime dans le quotidien : Manger, se vêtir, se laver, être propre sont pour nous un combat au jour le jour.
Guillaume mange facilement, pas de fausse route si tout est bien mixé ou assez écrasé, il sait exprimer sa faim en se mettant devant le frigidaire et en grognant mais il ne peut ni boire ni manger seul ; il faut aussi se mettre à son horaire car il ne peut pas gérer sa sensation de faim et se met à pleurer en cas de retard.
Il en est de même pour le reste de la vie quotidienne, il faut s’adapter au rythme à la fois temporel mais aussi « acquisitionnel » de Guillaume. Bien qu’il fasse des efforts pour nous aider, nous sommes obligés de coller à ses capacités et non aux nôtres.
Mais le quotidien nous interroge aussi fondamentalement.
La question éthique se pose aussi de façon très concrète, dans le quotidien.
Guillaume depuis deux ans met sa main dans la bouche, se faisant baver et mouillant ses affaires ;cette stéréotypie lui est préjudiciable sur le plan physiologique (risque de déformation du palais mais également blessures aux doigts) sur le plan social (refus de la part des autres de rentrer en relation avec lui car il a la main pleine de bave) mais aussi sur le plan psychologique (il se coupe volontairement de la relation à autrui pour s’enfermer dans la succion de lui-même et concentre toute son attention sur ce geste répétitif).
Nous lui avons donc, après concertation avec l’équipe du CESAP, mis des attelles au niveau du coude qui l’empêchent de mettre sa main dans la bouche. Or ce systéme est une contrainte tout autant physique que psychologique et provoque de temps en temps des plaies sur les bras.
Depuis plus d’un an et demi, il porte ce système d’attelles en journée mais, aussitôt enlevées, il remet ses mains dans la bouche.
Quelle répercussion psychologique sur Guillaume avec cette contrainte quotidienne ? Une contrainte, donc, pour le « bien » de Guillaume mais qui nous questionne.
Autre contrainte, le brossage des dents.
Guillaume refuse catégoriquement toute intrusion dans sa bouche, s’il accepte les aliments dans sa cuillére, il est impossible d’introduire quoi que ce soit d’autre. Tous les soirs, quand nous ne sommes pas fatigués, car parfois nous capitulons devant cette épreuve et pour lui et pour nous, il faut attraper Guillaume, le ceinturer et lui laver les dents : pleurs, cris et énervements. Mais nous savons que si nous ne lui brossons pas les dents tous les jours, il risque des caries, des problémes de gencives, donc pour éviter une souffrance potentielle nous sommes obligés de lui faire violence.
Une contrainte donc pour le « bien » de Guillaume.
Couper les ongles.
Guillaume entre facilement en contact avec autrui avec ses mains, il attrape les cheveux, les visages, il faut donc lui couper les ongles assez réguliérement afin qu’il ne blesse pas dans sa prise de contact mais aussi qu’il ne se blesse pas lui-même (régulièrement, il se griffe le bas ventre). De nouveau, nous sommes obligés de lui faire violence car il refuse de nous donner sa main, se met à gesticuler dans tous les sens : pleurs, cris et énervements.
Ce sont ce que j’appelle des violences paradoxales, car elles sont produites avec une intention bénéfique pour Guillaume et pourtant elles sont éprouvantes, et pour lui et pour nous.
Le comprend-il ? Cette question me travaille toujours. Comprend-il que nous le faisons pour son bien, par ce que nous l’aimons et que nous ne voulons pas qu’il souffre plus tard ? Épreuve particulièrement culpabilisante, qui nous renvoie à notre propre violence, à nos limites.
Les trois premières années, Guillaume ne dormait pas, toutes les nuits il se réveillait et pleurait, trois ans de nuits blanches où la violence monte en vous parce que vous vous sentez inutile, fatigué, limité dans votre capacité à être proche de votre enfant, à écouter sa souffrance et ses angoisses qui, littéralement, vous avalent.
J’ai eu beaucoup de mal à aimer mon fils, pendant les premières années de sa vie, je ne suis pas certain de l’avoir aimé comme il le méritait ; parfois encore je m’interroge.
Ses longues nuits blanches, baignées de larmes et de solitude, ses dangereuses bascules en arrière à tout moment qui faisaient que nous redoutions à chaque instant qu’il se fracasse la tête, m’ont épuisé et m’ont peut-être révélé à moi-même. La vulnérabilité de l’autre, son extrême dépendance appelle aussi en nous une violence car elles nous demandent trop, car elles exigent une rupture dans la réciprocité, un oubli de soi qui n’est absolument pas naturel ; d’autant moins évidente dans une société qui nous habitue au tout, tout de suite et qui promeut la jouissance de soi avant l’effort sur soi. Cette vulnérabilité met à mal tout espoir, toute normalité, elle nous renvoie à cette partie sombre que nous cachons derrière une sociabilité apparente.
N’est-ce pas terrible pour un père d’éprouver cette violence, cette impuissance ?
« Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière. » J. Green.
J’ai souvent cherché quelle pouvait être cette lumière qui pouvait être au bout de cette nuit, quelle aurore m’attendait ?
Pourtant, le handicap de Guillaume m’oblige, à la fois à une connaissance renouvelée de moi-même et un changement de regard.
Je ne connaissais pas du tout le polyhandicap avant son irruption dans ma vie, et mon rapport avec le handicap était marqué par une certaine défiance, une certaine gêne, bien que mes conceptions morales me poussaient à une acceptation, toute formelle, de la différence et du handicap.
Peut-être que cette lumière c’est celle qui enrichit mon regard, lui donne l’épaisseur d’une expérience certes difficile mais qui petit à petit me transforme.
Plotin nous enjoint de ne pas cesser « de sculpter notre propre statue. » Le travail d’homme est ce long travail du négatif qui nous débarrasse de la gangue de nos imperfections qui masque le chef d’œuvre que nous sommes.
Nos enfants nous sculptent, nous taillent, nous arrachent à nous-mêmes ; en les éduquant, ils nous éduquent, en les accompagnant, ils nous accompagnent. Notre statue, notre œuvre est indéfectiblement lié à nos enfants, ils sont notre renaissance, notre deuxième vie si nous acceptons de nous mettre à leur écoute.
La patience est une vertu, une excellence, elle est une vertu que les parents d’enfants polyhandicapés doivent apprendre à cultiver.
Nous n’avons pas la patience des anges, mais peut-être que nous apprenons à la posséder, du moins c’est ce que j’expérimente chaque jour.
« Vous devez vivre au jour le jour. Vous ne devrez pas être obsédé par l’avenir.
Ce sera une expérience trés dure mais vous ne la renierez pas. Vous en sortirez meilleur.
Ces enfants naissent deux fois. Ils doivent apprendre à se mouvoir dans un monde que leur première naissance a rendu plus difficile. Et la seconde dépend de vous, de ce que vous saurez lui donner. Mais, au bout du compte, pour vous, aussi, ce sera une renaissance. »
G.Pontiggia, Nés deux fois.
Je crois que dans ce texte se concentre toute la vie d’un père d’enfant handicapé.
« Vivre au jour le jour… » Les progrès de Guillaume se font sur un fond d’incertitudes, il devrait marcher mais parlera-t-il ? Dira-t-il un jour « papa » ?
Accepter ce que nous voyons aujourd’hui, ne pas se projeter pour ne pas se fracasser mais pour ne pas fracasser non plus son enfant, le perdre dans nos propres exigences de normalité. C’est aux parents de faire le deuil, ce n’est pas à l’enfant de porter le chagrin de ses parents.
« Vous ne la renierez pas. » Oui, cette expérience est douloureuse, elle me renvoie à mes propres failles, mes propres limites, souvent nous pleurons moins sur le handicap de notre fils que sur notre propre douleur, notre propre image déformée que nous projetons sur Guillaume.
S’élever à sa souffrance et non rester enfermé dans notre souffrance, s’élever à ce qu’il est et non pas à ce que nous voudrions qu’il soit.
Il faut apprendre à dépasser la blessure narcissique pour (re)découvrir son enfant par-delà sa propre souffrance, on peut, alors, parler de « renaissance » car une relation plus singuliére, peut-être plus réciproque peut, petit à petit, se tisser et se construire.
Mais pour le moment, je n’en suis qu’aux commencements, et cette « renaissance » n’est que conceptuelle et lointaine.
Être père c’est être un passeur, c’est faire passer d’une rive à l’autre de l’existence, de l’enfance à l’âge adulte, de la dépendance à l’autonomie.
J’ai surnommé Guillaume, mon « petit Socrate » car il a un regard interrogateur sur le monde, il nous examine longuement, regarde les étoiles, ouvre ses grands yeux plein de reconnaissance pour ce réel qui s’ouvre à lui, bien que ce soit ce réel qui semble le faire souffrir et l’angoisser.
Et pourtant mon « petit Socrate » me cause bien des soucis, me pose bien des questions : quel est son avenir ? Pourquoi crie t-il ? A-t-il mal quelque part ? Va-t-il marcher ? Pourra-t-il dire un jour « papa » ? Que puis-je lui transmettre ? Pourrais-je lui faire goûter à mon amour pour Bach, m’extasier avec lui d’un couché de soleil en Aubrac, discuter avec lui, me disputer avec lui ?
Je dois faire le deuil de cet aîné qui ne sera jamais celui de mes rêves de père, de ces moments de complicité intellectuelle que j’attendais, que j’espérais, de celui auquel j’aurai voulu transmettre mes idées, mes passions, mes principes, quitte à ce qu’il les balance à l’adolescence pour mieux les redécouvrir - ou pas - à l’âge adulte.
La tentation demeure de refuser cette vulnérabilité afin de rester dans une posture d’incompréhension, de mélancolie ; pourtant, pour le bien de Guillaume, celui de sa sœur, l’acceptation d’une différence, d’une brisure dans la vie idéale est la garantie que cette vie même est ma vie, que j’en suis acteur, responsable. Je ne peux me défausser sur une quelconque malchance ou un destin immuable.
Quelle liberté puis-je transmettre à Guillaume ?
Car c’est bien cela, que peut offrir un père à son enfant, une liberté, pas seulement une autonomie matérielle et un bien-être, mais une liberté, c'est-à-dire une capacité de choisir sa fin, d’orienter sa vie et non pas la subir.
Quelle liberté pour Guillaume alors que les entraves physiques ne viennent pas d’une pathologie externe mais d’une faille à l’intérieur même de son être, une faille que nul corset, nul prothèse ne pourra compenser.
Le polyhandicap, ce n’est pas seulement une incapacité de se mouvoir physiquement, de répondre soi-même aux sollicitations primaires, c’est un « être-dépendant de », une vulnérabilité où se joue la vie et la mort.
Aujourd’hui, je ne sais pas quelle liberté je pourrai lui transmettre ; de l’affection, une présence, plus qu’une présence, une alliance même. Oui tout cela je suis capable de lui donner, mais ce qui fait l’essence même de la paternité, cette transmission je n’en sais rien.
Les parents d’enfants handicapés doivent accepter, et cela n’est pas forcément évident, qu’un tiers vienne s’inscrire dans la relation éducative.
Ce tiers, c’est le corps médical qui s’impose du fait même du handicap, c’est aussi tous les réseaux de professionnels socio-éducatifs et para-médicaux. Le sentiment de dépossession de son enfant s’accentue puisqu’il ne s’agit pas seulement d’accompagnement à l’éducation mais aussi de compréhension de la pathologie et du handicap.
Comment ne pas être déstabilisé par cette ignorance qu’est la nôtre ? Comment ne pas culpabiliser devant nos erreurs, nos tâtonnements, nos questions devant les « spécialistes » du polyhandicap ?
Cette expertise que produit l’alchimie des jours.
On sait que cette déstabilisation entraîne frustration et culpabilité ce qui pourrait mettre un terme aux prises en charge sous le prétexte que nous connaissons mieux nos enfants que les experts.
Certes, nous avons l’expérience du quotidien, nous avons cette expertise que produit l’alchimie des jours ; cependant, les professionnels apportent cette distance nécessaire qui peut donner de l’espace à vivre à nos enfants.
Nos projets de vie, tel que nous le demande la MDPH, peuvent les étouffer, un peu comme ces parents qui poussent leurs enfants à devenir médecins par ce qu’eux-mêmes n’ont pas su l’être ; à 3,4, 5 ans, quel peut être le projet de vie de Guillaume ?
Lorsque j’ai lu ce passage dans la liasse de papier à remplir pour obtenir une orientation et l’AEEH, j’avais envie d’écrire « une bonne prépa pour intégrer l’X de préférence » !
L’attente des parents est tellement grande que le regard et le conseil des professionnels, sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, est nécessaire pour l’enfant.
C’est pour cela que je parle de chemin à trois.
Nous devons nous défaire d’une toute-puissance, pour que nos enfants ne soient pas prisonniers de nous-mêmes : ils ont déjà assez de problèmes ! La réflexion éthique est donc capitale car elle recentre l’attention vers le sujet de l’accompagnement et décentre le parent pour laisser une place à l’enfant ; c’est toujours l’enfant qui est accompagné, le parent, lui, est soutenu dans l’épreuve du handicap.
Ce soutien doit se faire avec les mots justes, ni une vaine compassion ni une distance stérile.
Et, nous, nous devons savoir que malgré tout le soutien possible, la souffrance se vit toujours tout seul, solitairement.
Être parents d’un enfant polyhandicapé est non seulement un chemin compliqué dans la vie au quotidien mais il l’est aussi, et essentiellement, quant à la recherche de prises en charges adaptées et de structures adéquats.
À titre personnel, ce parcours a été relativement rapide, nous avons eu une place au SESSAD en deux mois et une place à l’IME en une année.
Mais cela ne doit pas nous voiler la face sur toutes ces situations de détresses : les parents qui passent leur temps à l’hôpital, qui jonglent avec leur travail, l’angoisse de ne pas trouver une structure qui prenne correctement en charge leur enfant, les questions de vie et de mort qu’ils se posent chaque jour, car leur enfant est très lourdement handicapé….
En face de ces situations, des professionnels de qualité mais en nombre bien insuffisant, des structures qui manquent mais aussi des structures qui n’existent pas encore, plus souples par exemple pour les enfants régulièrement hospitalisés ou pour ceux dont le comportement les condamnent à ne pas trouver d’établissement.
On connait les causes de ces manques : budgets qui ne suivent pas, tarification peu adaptée, convergences tarifaires qui risquent d’aligner l’ensemble du secteur sur le moins coûtant et pas forcément sur le mieux qualitativement, contraintes administratives où la performance et la formalisation deviennent prioritaires, etc.
Les parents ont donc une responsabilité de soutien non seulement dans leur service ou établissement mais ils doivent également s’investir dans les différentes instances, associations qui peuvent faire évoluer le paysage médico-social.
Cet engagement nous le devons à nos enfants, nous le devons aussi aux autres parents, aux autres enfants qui sont exclus de cette communauté de soin et d’accompagnement causée par la pénurie ; il s’agit en quelque sorte d’une solidarité, une réciprocité car ce que nous avons reçu c’est parce que d’autres se sont battus pour que nous l’ayons.
Il me semble impératif de sortir de cette logique de rentier et d'endosser l’habit d’investisseur, pas pour nous qui avons la « chance » mais pour ceux qui n’ont pas accés aux structures ou aux prises en charges adaptées.
Il faut investir dans de nouvelles idées d’accompagnement mais aussi de financement, nous ne devons pas nous retourner vers le passé et attendre tout d’un Etat-Providence qui, certes, a permit le développement de nombreuses structures mais qui a aussi déresponsabilisé la société sur le nécessaire devoir de solidarité envers les plus faibles.
En effet, de l’Etat Providence nous sommes passé à l’État Maternel ou Maternant qui nous a habitué à tout attendre de ce monstre froid et anonyme, si bien qu’en période de disette économique, tout le système de solidarité nationale se paralyse.
Aujourd’hui nous en payons le prix : « Ah mais il y a l’Etat pour ça ! » ce qui permet à certains de s’exonérer ne serait-ce que de vous aider à porter une poussette dans le métro !
Entre libéralisme outrancier et étatisme, une nouvelle voie doit être tracée où la responsabilité du Bien Commun appartienne à chacun dans le concret de sa vie.
Enfin, il s’agit aussi d’une responsabilité sur la place de la différence et de la vulnérabilité dans notre société.
Il y a actuellement deux grands mouvements de fond qui me paraissent problématiques.
Le premier consiste à voir dans le handicap une sous-catégorie des minorités, visibles ou invisibles, peu importe.
Mais le handicap n’est pas une question de minorité, c’est une altérité radicale, une différence qui n’est pas un fait culturel ni historique mais une radicalité ontologique.
Participant d’une unique nature humaine, la personne handicapé manifeste que cette humanité n’est pas uniforme, elle est l’épiphanie d’un noyau de complexités, de rapports contraires, qui loin d’être une marque de déficience, est support d’une diversité et d’une richesse.
A l’heure de la grande uniformisation, à la recherche d’une humanité performante, belle, éternellement jeune, narcissique, les personnes polyhandicapées annoncent une vérité discordante : le réel ce n’est pas le même, le réel ce n’est pas forcément le beau médiatique, le réel est cette fascination du multiple et de l’altérité.
Nous, parents, nous avons une responsabilité politique, voir même anthropologique : clamer à temps et à contretemps : oui ce sont des hommes !
Cette uniformisation est ce second moment, où le faible, le vulnérable est soumis à l’empire d’une pensée toujours plus normalisante.
Kant, dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, nous a appris que l’homme ne saurait jamais être considéré comme moyen mais comme sujet, comme une fin.
Au vu des défis de la bioéthique, de toutes les menaces qui pèsent sur la vie, on peut se demander si ce grand principe éthique est encore d’actualité. Des pressions de plus en plus fortes, un vocabulaire de plus en plus déshumanisant, des rémanences d’eugénisme « soft » (propos d’un député sur la trisomie 21, sur une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue), avec en toile de fond une vision utilitariste et économique de la vie humaine.
Guillaume n’est pas une charge pour la société, il produit de l’intelligence, des solidarités, des engagements, de la recherche, des questionnements, nos enfants polyhandicapés sont une richesse pour la société car, si elle sait les écouter, ils lui apporteront un surplus d’humanité.
« Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir.
Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore… l’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme.
La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté ».
Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire.