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"Ce lieu où je suis la maitresse du temps et des choses. Lieu des souvenirs, lieu du présent, parfois lieu d’enfermement pour certains."
Par: Catherine Ollivet, Présidente du Conseil d’orientation de l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, Présidente de France Alzheimer 93 /
Publié le : 27 Janvier 2014
Peut-on encore parler aujourd’hui à des professionnels de l’aide et du soin à domicile du devoir de respecter l’intimité des personnes lorsqu’ils ont la responsabilité d’accompagner la maladie et l’affaiblissement de leur autonomie physique et psychique ? Alors même que chacun ou presque étale sa vie personnelle en braillant dans un téléphone portable au milieu d’un wagon de RER, ou tweet son dernier état d’âme sur les réseaux sociaux, l’intime a-t-il encore un sens, une valeur intrinsèque pour celles et ceux qui soignent et aident la vie à domicile des personnes malades ? L’exemple au plus haut niveau de l’État permet d’en douter. La planète médiatique connait tout de l’hospitalisation de l’un, des troubles de la conscience de l’autre, ou du cancer d’un autre encore, sans parler de leurs états d’âme affectifs…
Après les conséquences dramatiques de la solitude et de l’isolement avec les 15 000 morts du cruel été 2003, et l’arrivée massive des technologies de la communication rapide pour tous, l’injonction aujourd’hui est de « faire du lien », partager, coopérer, transmettre, mutualiser les informations, faire du « soins partagés » expression venue du Québec, et de la plateforme territoriale d’appui à la coordination. Après avoir tant déploré, et à juste titre, les méfaits du cloisonnement étanche entre le sanitaire et le médico-social, l’ordre est maintenant de « faire du transversal », de s’associer dans des réseaux et filières, multipliant les structures et compétences professionnelles représentées. Mais jusqu’où peut-on aller ? Quelles limites le devoir du respect de l’intime doit-il imposer ? Est-ce encore possible aujourd’hui de croire même qu’une limite doit s’imposer ?
Et comment une personne malade, affaiblie dans ses capacités de raisonnement et de penser ses choix, peut-elle encore maintenir son espace physique, affectif, culturel, intime ?
Entre les familiarités bon enfant de l’auxiliaire de vie et ses « ma petite mamie », et le médecin des urgences qui me laisse dénudée aux vues de tous dans un couloir du service pour aller lire mon dossier sur l’ordinateur de la salle de soins ; entre l’inquisition du conseil général qui me demande tous mes revenus pour l’attribution de l’APA et ceux de mes enfants et petits-enfants pour déterminer leurs obligations alimentaires pour m’attribuer l’aide sociale à l’hébergement, et mon souhait de « ne pas coûter à ma famille » ; entre la MAIA et son gestionnaire de cas parque je suis « un cas médico-social complexe », et mon désir de cacher que mon petit-fils me manipule pour me soutirer de l’argent pour faire croire que je suis aimée et bien entourée ; entre mes deux hospitalisations pour fractures à la suite de chutes qui me laissent aujourd’hui seule chez moi dans un lit médicalisé avec l’installation par mes enfants pleins d’amour et d’inquiétude d’une caméra dans ma chambre reliée à leurs ordinateurs pour pouvoir veiller sur moi à distance, et ma certitude que personne n’a à savoir si je dors ou si je ne dors pas à 5 h du matin ; entre mon habitude depuis tant d’années de fumer chez moi comme un sapeur, et l’aide-soignante du SSIAD qui m’ordonne même gentiment, d’éteindre immédiatement ma cigarette pour qu’elle puisse me faire mes soins …
Comment puis-je encore faire respecter MES références sociales, culturelles, de la juste distance, de la pudeur, du « secret » de mes plus ou moins bonnes relations familiales, ou de mes plus ou moins bonnes habitudes de vie ?
Je me souviens de ce jour, il y a 30 ans environ, où j’ai trouvé maman, le manche et la spatule de l’aspirateur à la main, mais sans le corps de l’aspirateur, regard étonné, puis désespéré : « je sais bien qu’il me manque quelque chose, mais quoi ? »
Ce jour-là, j’ai su que le seul « diagnostic » de dépression que son médecin lui avait donné, ne me suffisait plus. Mais qui parlait des malades Alzheimer « jeunes » au début des années 80 ?
Quelques minutes plus tard, j’assistais à une scène violente : ma mère mettait à la porte dans des termes ahurissants de vulgarité et d’irrespect, celle qu’à l’époque on appelait une « employée de maison ».
Horrifiée, j’interrogeais ma mère : « mais qu’est-ce qui te prend ? Comment oses-tu lui parler ainsi ? Et comment vais-je faire, moi maintenant, si tu n’as personne pour t’aider ? »
Ma mère s’est enfermée dans un long silence, la tête entre les mains, puis elle m’a regardée les yeux flamboyants de colère, et a seulement dit dans une fulgurante lucidité : « Je ne veux plus qu’elle me voit comme ça chez moi ! ».