texte
article
"Faire en sorte de démontrer que l’éthique n’est pas un dispositif de survie mais une modalité essentielle à la pensée indispensable au projet de vie. Nos propositions, notre création permettent, alors que le corps dérive, s’affaiblit, se rétracte, à la pensée de demeurer du côté de la vie"
Par: Brigitte Savelli, Cadre supérieur socioéducatif, Hôpital San Salvadour, AP-HP /
Publié le : 11 Février 2014
L’hôpital San Salvadour s’est spécialisé dans la prise en charge des patients polyhandicapés. Notre longue expérience dans le soin des enfants, adultes cérébrolésés nous a conduit à nous diversifier, recevant aujourd’hui des personnes aux polyhandicaps acquis, pour un séjour de rupture, une admission définitive ou des soins palliatifs. Toutes situations au pronostic incertain.
Situations singulières, chaque patient que nous accueillons, quelque soit l’étiologie, se trouve dans une situation traumatique dont l’intensité se représente en un avant et un après. Avant le traumatisme il y avait un sujet qui était sur sa trajectoire de vie avec sa famille qui, dans l’après, se transforme en aidant.
Ce contexte fait de nous, non pas des spécialistes de la rééducation, où il s’agit de permettre à un sujet de récupérer une fonction atteinte, mais des ré-adaptateurs spécialistes de l’harmonie du sujet quelque soit son état, dans son environnement.
On évoque le care et le cure, concept qui renvoient en français à la notion de soin : deux aspects parfois complémentaires, parfois opposées, d’une action de bientraitance. San Salvadour en est une parfaite illustration puisque notre exercice professionnel se fait toujours aux limites de nos connaissances... Qu’est-ce qu’une vie bonne, voire même, une fin de vie éthiquement accompagnée ?
Le cure, le défi du soin dans sa dimension de savoir technique est relevé à San Salvadour car nous disposons des savoirs les plus expérimentés dans le domaine qui est le nôtre. Reste le care, car il ne suffit pas d’assurer une vie maintenue. Il convient de constamment interroger l’état d’angoisse, d’ennui, d’attente mortifère, dans lequel peut se trouver un sujet et ses aidants. Parenthèse absolument destructrice si le vide s’y installe, isolée de toute action : salle des pas perdus au tribunal de la vie ou on attend indéfiniment le procès sans savoir de quoi on est coupable… À en arriver à souhaiter, tellement le désespoir est immense, une sentence même injustifiée, comme pour le mélancolique qui ne trouve pas d’autre moyen pour se délivrer d’une douleur morale insupportable.
À San Salvadour notre défi est de faire en sorte de démontrer que l’éthique n’est pas un dispositif de survie mais une modalité essentielle à la pensée indispensable au projet de vie.
Nos propositions, notre création permettent, alors que le corps dérive, s’affaiblit, se rétracte, à la pensée de demeurer du côté de la vie ; aux aidants de ne pas avoir à affronter le terrible dilemme entre : abandonner ou « mourir avec ».
Souvent, à l’annonce d’un diagnostic sévère la question lancée au médecin est « docteur vous me donnez combien de temps encore… ? » Interrogation que l’on peut, avec de l’expérience professionnelle, dépasser lorsqu’elle est celle d’un adulte, mais difficile à supporter lorsqu’elle émane d’un enfant, voire, d’une certaine manière, d’un nouveau-né… Aussi surprenant que cela peut sembler, effectivement les médecins intervenant en néonatalogie témoignent de l’impression d’une telle demande ! Ce qui les interpelle profondément.
Léa est née avec un trouble génétique pulmonaire gravissime dégénératif, provoquant une détresse respiratoire aigue, cas extrêmement rare : trois en France, peu dans le monde ; maladie orpheline s’il en est. À quatre mois, les médecins compétents face au diagnostic, proposent aux parents d’arrêter les soins. Ils sont alors confrontés à une opposition farouche. Au nom d’une conception de l’éthique du soin, ces professionnels acceptent de prendre en compte leur désir de vie. Cependant, ces jeunes parents ne connaissent pas les codes et vont mettre au défi toute l’institution… Léa se contente, pour ce qui la concerne, de supporter toutes les souffrances que lui renvoient son corps et les soins imposés. Elle développe une autonomie qu’exprime sa présence, son attention ; elle développe des compétences, vit des moments de joies, des temps de mal-être. Mais aussi, à quatre ans elle semble très amoureuse du Prince charmant de son dessin animé…
Les parents sont en situation marginalité sociale, mais le comble est que Léa est née par PMA dans un univers où les enfants représentent la seule richesse. La mère quitte logement, travail, et environnement familial pour s’installer à côté de l’hôpital et être près de Léa chaque jour ; le père fait des allers-retours quotidiens de 150 km. Les parents sont indispensables à la survie de cette enfant, dont ils sont la première énergie.
Il nous faut monter des dossiers administratifs afin qu’ils obtiennent des aides financières indispensables, et démontrer l’exceptionnalité du cas, passer devant des commissions qui se transforment en tribunaux alors qu’elles sont techniques, expliquer le cas en refusant d’être un avocat de la famille, mais bien un professionnel social que l’on fait sortir pendant le délibéré.…
Les parents exigent la perfection au-delà de ce qu’il est nécessaire, les marqueurs du soin sont souvent approximatifs dans le déroulement journalier. Certes ils ne menacent pas de déposer plainte, mais scrutent, observent, interpellent, vérifient de façon la plus active qui soit chaque geste. Peut-on le leur en vouloir, les rejeter vers une autre institution ? Non car il n’existe pas de structures plus adaptées, et nous ne pouvons pas faire courir de risques supplémentaires à Léa. Peut-on les menacer ? « Votre agressivité est inadmissible, nous pouvons porter plainte ! » Pourquoi pas ? En tout état de cause, certains soignants n’ont pas résisté.
Se coltiner ainsi la misère du monde quand on y parvient ne procure jamais la satisfaction narcissique de l’instantané mais vient souligner l’échec de certains, et l’ensemble de l’équipe doit faire avec. Paris, l’université de New York ont été contacté, les professeurs répondent. Pour New York, on suit le dossier mais pas de solution pour l’instant ; à Paris, la maman est reçue longuement, sans prise d’honoraire. À l’évocation d’une transplantation cœur-poumon, la maman propose son poumon ; un refus scientifique et médical est opposé.
Pour l’instant, Léa joue, exprime ce qui lui plait ou déplait, avec son petit doigt met en place une stratégie qui lui permet d’enlever parfois son dispositif trachéal qui la gêne.
Défi du soin, les parents ne connaissent pas beaucoup plus les codes du système qu’à leur arrivée, mais ils se sont intégrés à la vie de l’hôpital, tel Tarzan, fils d’un lord anglais, dans la jungle. La jungle hospitalière n’a plus aucun secret pour eux, ils s’y adaptent et participent même à des temps institutionnels (fêtes, réunions). Eux qui étaient hostiles à toute forme d’échange social !
Défi du soin d’avoir accepté qu’à la question posée par Léa « combien me reste-t-il à vivre ? », il soit répondu : « que ce temps soit long ou court, tes parents seront toujours là, et nous, nous ne vous abandonnerons pas. Si notre regard se pose sur toi, nous ne pouvons plus nous en détourner… »
Voici le défi du soin auquel chaque jour nous sommes confrontés dans notre hôpital ; voici notre expérience.