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"Les troubles cognitifs peuvent être invalidants et induire une mise à distance de la personne. Réintroduire la notion de sujet permet de supposer la réciprocité d’un échange possible. Penser cette réciprocité éviterait de céder à la tentation d’exclure toute forme de relation, alors même que les personnes s’en excluent parfois elles-mêmes par leur conscience accrue de leurs difficultés. Nul besoin alors de renforcer davantage le retrait de la personne par nos propres difficultés en retour qui doivent également être prises en considération. Chacun se préservant de l’autre dans ce jeu de considération négative."
Par: Pascale Gérardin, Psychologue clinicienne, CMRR Lorraine, CHU de Nancy /
Publié le : 28 Juillet 2014
Aborder à nouveau le thème de la communication avec une personne qui souffre de troubles cognitifs présupposerait que ces difficultés sont, de fait, inhérentes et irrémédiablement liées aux maladies neurodégénératives. Ce n’est pas anodin, ces représentations sont précisément susceptibles de conditionner nos pratiques et conduites vis-à-vis des personnes.
Tout d’abord, qu’est ce que la communication dite normale et entre deux personnes supposées indemnes de tout trouble cognitif ? En recensant la multiplicité des ouvrages de librairie consacrés à la communication dite normale, en recensant nos difficultés, nos maladresses et nos doutes dans les échanges de tous les jours, nous mesurons la complexité qui sous-tend toute transmission d'information entre deux individus.
Notons, entre autres difficultés, qu'entre deux personnes qui communiquent, il y a toujours une distance, un espace. C'est souvent dans cette distance que naissent les possibles malentendus parmi lesquels nous pouvons ne pas nous comprendre, alors même qu'il n'y a pas d'atteinte du langage. Il n'y a sans doute rien de plus complexe qu'une relation humaine. Dominique Wolton nous rappelle ainsi que « la communication permet le rapprochement tout en manifestant la limite indépassable de tout rapprochement. Pourquoi ? Parce que, avec la communication, le plus compliqué reste l'autre ».
Si le guide du voyageur perdu dans le dédale des relations humaines — pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jacques Antoine Malarewicz — pourrait nous être fort précieux, que dire alors de la communication perturbée et troublée par des atteintes du langage ou de la mémoire ? Ces troubles ajoutant certes de la complexité à la complexité.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de banaliser ou minimiser ces difficultés génératrices de souffrances et vécus douloureux au quotidien entre les uns et les autres. Mais nous pourrions tenter de modifier notre regard pour nous situer ou nous recentrer sur une communication intersubjective, entre deux sujets, empreints des mêmes ambivalences, des mêmes doutes et incertitudes. Une communication certes normale.
Les troubles cognitifs peuvent être invalidants et induire une mise à distance de la personne. Réintroduire la notion de sujet permet de supposer la réciprocité d’un échange possible. Penser cette réciprocité éviterait de céder à la tentation d’exclure toute forme de relation, alors même que les personnes s’en excluent parfois elles-mêmes par leur conscience accrue de leurs difficultés. Nul besoin alors de renforcer davantage le retrait de la personne par nos propres difficultés en retour qui doivent également être prises en considération. Chacun se préservant de l’autre dans ce jeu de considération négative.
Penser la personne atteinte dans ses capacités cognitives comme interlocuteur implique tant une validité des paroles émises, même désorganisées de contenu ou de sens, qu’une validité de tout ce qui peut être produit au niveau comportemental comme mode d’expression et d’échange. C'est l'expression d'une économie psychique bien présente d'un sujet encore désirant qui permet d’entendre, comme le souligne Roland Gori, « ce que l’événement d’une maladie, d’une douleur ou d’un trauma physique suscite dans leur psychisme en s’intégrant dans une histoire, élevés ainsi à la dignité de drames d’une existence subjective, et non plus seulement approchés comme limitation d’une capacité physique ou vitale » (1).
C’est en restituant à la personne sa qualité de sujet, en étayant sa subjectivité, que nous défendons en retour ce qui nous fonde et structure, à savoir la relation à l’autre de manière intangible et au-delà de ce qui peut être compris. Le langage restant un moyen d'inter-relation, même s'il s'agit de mots en échos ou de cris.
Selon notre expérience, l’expression des personnes lorsque les troubles sont sévères et évolués est souvent sous-tendue par de profonds sentiments d’insécurisation. Les propos évoquent souvent l'absence, la séparation, l'angoisse de perte et surtout la crainte et le sentiment d'abandon. « Je dois rentrer », « il faut que je retourne chez moi », « mes parents m'attendent » entend-on parfois. Ces retours, essentiellement mnésiques et à valence émotionnelle, semblent témoigner d’une certaine permanence de la subjectivité de la personne et d’une qualité affective qui reste intacte. Les sentiments sont adaptés, ils témoignent d'une détresse importante et d'une angoisse indescriptible, puisque les parents sont convoqués. Retourner chez soi, revendique peut-être la quête d’un ailleurs sécurisant et régressif vers le « bon objet » archaïque et primaire. Chez soi, chez ses parents où tout allait bien dans des tentatives de pensée magique de retour à l’origine : on efface tout et on recommence. Fuir à tout prix une réalité douloureuse et menaçante ou hors d’atteinte, puisqu’elle ne peut être élaborée, le travail de liaison entre l’extérieur et les représentations ne pouvant plus s’opérer.
C’est aussi une façon de rester signifiant, ne pas accepter cette réalité là et vouloir partir. Peut-être signifier la présence d’un élan vital où les pulsions de vie quêtent un ailleurs possible. La demande est certes régressive, mais le désir est bien présent et hautement opérant dans l’économie psychique des personnes comme expression, si besoin est, d’une nécessité vitale de maintenir ce lien.
Si ces paroles traduisent une demande d'être sécurisé, comme nous pouvons le penser, encore faut-il que nous puissions relever ce défi.
Cette conscience en quelque sorte phénoménologique et à propos, nous convoque à répondre. Et c’est peut être de la façon dont nous pouvons répondre à ces sentiments de menace et de perte que les sujets pourront témoigner de ce qu’ils vivent et qu’ils préserveront une certaine identité unitaire.
Une forme de réponse est peut être de concevoir le lien dans une « éthique de l’altérité » et, ce faisant, d’assurer un contenant psychique plus que d’élaborer une conflictualité incertaine. Dans cette réciprocité de la relation revendiquée qui nous place, de fait, nous aussi dans des incertitudes, tant émotionnelles qu’intellectuelles — puisque c’est peut être nous qui n’avons pas toujours les codes de compréhension de l’autre —, contenir, étayer par la seule présence parfois, peut inviter à favoriser un environnement sécurisant pour tous. Chacun se considérant de la manière dont il est considéré dans un jeu de relation, certes difficile, éprouvant souvent, mais profondément humain et toujours riche et fécond, comme toute relation à l’autre.
Notes
(1) Del Volgo M. J., L’instant de dire, Toulouse, Érès, 2012 (préface de R. Gori).