texte
article
"La question « qu’est-ce qu’une maladie neurologique dégénérative ? » ne demande pas qu’est-ce que nous avons à en dire mais que dit-elle de nous, individuellement et socialement. La question est celle alors du malade dans la maladie et non plus de la maladie sans le malade. Elle n’est plus question de physique mais d’éthique et de métaphysique. L'enjeu n'y est plus de connaissance mais de reconnaissance."
Par: Jean-Philippe Pierron, Philosophe, Chaire Valeurs du soin, Lyon 3 /
Publié le : 04 Septembre 2014
La réponse à la question "Qu’est-ce qu’une maladie neurologique dégénérative ?" parait aller de soi, du moins si l’on accepte de se situer à l’intérieur de l’activité médicale et de sa manière de poser la question. Si cette question est une question de neurologue, elle appellera une réponse de neurologue, lequel s’attachera à mettre en évidence des facteurs étiopathogéniques. Problème de connaissance, elle porte un enjeu de classification des maladies, lequel notablement consacre l’entrée en force et l’importance des neurosciences et de la génétique dans la définition de la maladie aujourd’hui. Sémiologie médicale, nosographie, processus de classification des maladies en sont les indices dans la langue médicale. Cette langue parle de l’existence ébranlée en ses capacités cognitives dans des mots-concepts, des mots-modèles d’autant plus universels qu’ils sont impersonnels. Elle recherche le plus petit dénominateur commun de ces diverses maladies neurodégénératives dans la biologie et à l’échelle de l’infiniment petit. Ce faisant ces mots décalent, déplacent, parfois annulent la question de la rencontre (impossible ?) de l’homme malade en se concentrant sur l’inscription dans un cas, une rubrique, une classification qui permettra d’inscrire dans un dispositif thérapeutique, installant jusqu’à parfois assigner à un projet d’orthopraxie sociale grâce aux mesures de la dépendance (G.I.R). Ainsi il est significatif d’observer comment le passage de la nomination à la désignation de la maladie neurodégénérative a une forte portée épistémologique dans l’histoire de la médecine mais aussi une signification sociale et politique non moins majeure relative à notre compréhension de la maladie et de sa chronicité. Le nom de la maladie était expression d’une découverte dans le champ de la recherche clinique : Alzheimer. La maladie devenue signal ou emblème, accompagnée de tous les imaginaires proliférants associés à la démence, s’est faite manifestation d’un bouleversement de notre compréhension de ce qu’est l’humain et d’une effraction dans le champ social manifesté par une entrée en généralité substantielle : « L’alzheimer. » Enfin, la maladie devenue concept sera objectivation et indication au service d’une clinique qui parlera alors de maladies neurologiques dégénératives au pluriel susceptibles d’être inscrites dans des dispositifs cliniques. Mais il y a là un risque. Que cette objectivation de la maladie manifeste par la confusion du corpus et du lexique écartèle l’épreuve d’exister la maladie et la connaissance qu’on en a, au risque d’inventer des monstres linguistiques servant les discours institués – ceux de la santé publique et de l’institution de soin – dont la rigidité justifie l’appellation de langue de bois mais aussi un étrange accompagnement des maladies ou du vieillir. Ici la langue médicale devient un milieu d’interprétation qui contraint l’existence non pas à se manifester mais à répondre aux sommations d’un questionnement impersonnel et à une gestion institutionnelle de la dépendance.
Or, c’est ici qu’il faut avoir un peu de mémoire ! On peut se souvenir du fait qu’il y a à peine 20 ans toutes ces maladies n’étaient pas nommées. Cela interroge sur ce que vivaient et comment s’inscrivaient dans l’espace social et culturel ces malades porteurs de maladies chroniques. On doit alors reposer la question.
La question « qu’est-ce qu’une maladie neurologique dégénérative ? » ne demande pas qu’est-ce que nous avons à en dire mais que dit-elle de nous, individuellement et socialement. La question est celle alors du malade dans la maladie et non plus de la maladie sans le malade. Elle n’est plus question de physique mais d’éthique et de métaphysique. L'enjeu n'y est plus de connaissance mais de reconnaissance. En effet, la maladie d’Alzheimer manifeste dans notre société une expérience du mal. Bien plus qu’une maladie, elle est malaise dans l’identité des vivants humains. Elle sert de révélateur en négatif de ce qu’est ou devrait être pour nous l’humain. Ce dernier devrait être susceptible de réactivité, d’être doté de grandes capacités cognitives, d’exister dans l’interaction pour être bien adapté. Or, si nous sommes d’une société du réseau (web) ; le triomphe de la maladie y sera celui de la panne réseau. La maladie neurodégénérative, comme si le microcosme du réseau neurologique était le reflet du macrocosme de la société construite sur le réseau informatique, est alors révélatrice du type d’adaptation, de normalité et de normativité qu’exige notre société. D’autre part, la maladie neurodégénérative trouble nos évidences sur ce qu’est un homme. Elle malmène la frontière entre objet et sujet. Pas vraiment malade au sens de la somatique (le cœur va bien) ; pas vraiment fou au sens de la psychiatrie (ce n’est pas une maladie mentale), le malade est malade d’une identité en train de se déliter. Le quelque chose qui lui arrive altère inexorablement, lentement mais sûrement, dans son intégrité d’individu et sa dignité de personne responsable, le quelqu’un qui continue de vivre. Le quelque chose y ébranle le quelqu’un au point que ce dernier ne peut même plus dire qu’il est quelqu’un ou qu’il a quelque chose. Lorsque la maladie atteint ce qui fait le cœur de la subjectivité, comment résister, l’enjeu est alors éthique, à l’objectivation qui réduit l’autre, dans la connaissance qu’on en a et dans la prise en charge qu’on en prend, au rang d’« objet de soin » ?