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"Devant la brisure qui s’annonce, la personne malade désire avant tout de ne pas être abandonnée. Rarement elle abdique."
Par: Bruno Dallaporta, Néphrologue, Centre d’hémodialyse chronique, Clinique Edouard Rist (Paris) /
Publié le : 10 Février 2015
En hémodialyse, nous savons d’expérience que les personnes dont l’état général est encore satisfaisant, déclarent majoritairement par anticipation refuser l’acharnement thérapeutique et vouloir mettre fin à leur existence dès lors que leur état deviendrait trop altéré. En réalité, parvenues à la position extrême de leur vie, dans notre service, les demandes d’arrêt irrévocable de traitement ou d’euthanasie de ces mêmes personnes n’ont représenté que 1.5 % des cas (3 cas sur environ 200 décès en douze ans). La vie désire la vie et les malades aussi. Ainsi malgré l’hémodialyse et les lourdes complications associées, leurs corps supportent l’épreuve et leurs esprits persévèrent dans l’effort. Devant la brisure qui s’annonce, la personne malade désire avant tout de ne pas être abandonnée. Rarement elle abdique. Une personne malade peut-elle parler de sa mort prochaine ? Rappelons qu’une énigme est une question difficile pour laquelle nous n’avons pas encore la réponse mais dont nous savons qu’elle est possible. La mort n’est pas une énigme, elle est un mystère. Il est une question sans donnée dont on sait que la réponse échappera à jamais. Les directives anticipées nous donnent l’illusion de croire que la mort est une énigme que nous pourrions résoudre à condition d’y mettre tous les moyens.
Dans notre monde où la standardisation des pratiques envahit tout, y compris la médecine et bientôt le champ de la mort, plane une terreur nouvelle : celle de la bureaucratisation de la mort prochaine. La mort était autrefois un passage, elle est devenue une insulte dans notre monde contemporain. Remplir des formulaires pour une personne lors de son admission dans un service de médecine concernant des directives anticipées est un moyen de la neutraliser. Insérer dans le dossier du patient un document à caractère impératif est une façon de mettre entre parenthèses un enjeu essentiel. Dans le basculement du paternalisme médical à l’autonomie, la personne malade s’est émancipée. Mais ne risquons-nous pas, en poussant trop loin cette logique, de nous aliéner à nouveau à un autre maître, plus envahissant et plus stérilisant aussi dont le visage commence déjà à poindre sous la figure de la norme, de l’évaluation et du protocole ?
L’autonomie pure sans aucune parcelle d’hétéronomie est sans doute un leurre. La mort comme mystère possède de fortes potentialités anthropogènes. Elle révèle nos désirs ignorés, participe de la culture, génère de l’humain et crée de l’univers symbolique. L’univers symbolique s’affaiblit et l’amplification de l’univers instrumental est sans nul doute la seule possibilité de lutte contre la finitude. Le gommage de la dimension mystérieuse de la mort y participe certainement. À la question : une personne malade peut-elle parler de sa mort prochaine ? La réponse est certainement affirmative. Mais tout n’a pas à être légiféré. Sans doute faut-il aussi distinguer la discussion anticipée qui est du coté de la vie de la directive anticipée contraignante qui est du coté de la mort. La discussion anticipée, c’est donner la possibilité à une personne de s’exprimer sur sa mort sans que cette dernière prenne uniquement la figure d’un tabou. Cette mise en mots anticipée introduit du désir et du sens ; elle fait reculer la mort. Elle permet aussi au malade de se constituer comme sujet. Dans un service, les discussions entre les soignés et les soignants favorisent aussi le développement d’une culture d’équipe. À l’inverse, les directives anticipées contraignantes et obligatoires s’inscrivent dans l’univers instrumental. Elles rabattent le sujet en un individu, substituent la parole au protocole, transforment le mystère de la mort en une énigme dont on croit qu’on aura la réponse en multipliant les procédures. Les directives anticipées ne sont pas désir et rencontre mais risque d’industrialisation. Dans notre époque travaillée par la souveraineté de norme et l’idolâtrie du protocole, la mise en place de directives anticipées contraignantes doit nous rendre attentifs. Ainsi la véritable question qui se pose est alors : dans notre monde instrumental, la rationalisation administrative de notre propre mort sera-t-elle une démarche innovante ? Ou le symptôme supplémentaire d’une civilisation de la performance qui veut gommer la mort ?