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Éditorial d'opinion et d'analyse autour de l'amendement Touraine/Delaunay qui propose de ne plus recueillir auprès des familles la position du défunt qui n’aurait pas exprimé son refus d’un prélèvement sur le registre national automatisé.
Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /
Publié le : 31 Mars 2015
L’article 46ter de la loi de modernisation du système de santé a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 10 avril 2015. Désormais la famille ne serait plus consultée par l’équipe médicale pour recueillir auprès d’elle la position du défunt n’ayant pas officialisé sa position relative à un possible prélèvement de ses organes avant son décès. La non inscription sur le registre national du refus serait considérée, en toutes circonstances, comme l’expression présumée ou tacite d’un consentement au don d’organes. Un décret en Conseil d’État fixera avant le 1er janvier 2017 les modalités d’expression et de révocation de refus.
Le législateur avait affirmé dans la loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011 que « Le prélèvement et la greffe d'organes constituent une priorité nationale ». Cela justifie-t-il pour autant de remettre ainsi en cause le rapport de confiance si délicat entre une famille éprouvée par les conditions souvent dramatiques d’une mort annoncée dans le contexte d’une réanimation médicale, et des médecins qui pourraient être suspectés demain de privilégier l’obtention de greffons au mépris de toute convenance ? Cette forme d’appropriation du cadavre à bas bruit peut à juste titre interroger et inquiéter. La signification même du don de soi à un autre n’est-elle pas dénaturée, dès lors que le législateur préfère la présomption d’une acceptation par absence d’expression anticipée d’une opposition (sous forme d’enregistrement administratif) à l’affirmation d’un « choix libre, éclairé et exprès », définition même du consentement ?
Tout est parti d’un amendement adopté le 19 mars 2015 par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, approuvé par le gouvernement. Sans la moindre concertation publique et sur la base d’arguments fragiles, les députés Michèle Delaunay et Jean-Louis Touraine ont estimé que la « pénurie en greffons » cesserait dès lors que les soignants renonceraient à se concerter avec la famille afin d’envisager la possibilité ou non d’envisager un prélèvement d’organes tenant compte de la volonté du défunt. Leur constat : actuellement, dans près de 33 %[1] des situations susceptibles d’engager un processus de prélèvement, l’opposition dont témoigne les familles constitue une entrave. Pour être précis 1099 personnes en mort encéphalique seraient de la sorte exclues de la « chaîne du don ». Au nom de l’intérêt supérieur des personnes malades en attente d’un greffon mais également, nous dit-on, par compassion à l’égard de familles auxquelles épargner une demande difficile dans un contexte dramatique, les parlementaires ont estimé que les obstacles seraient levés dès lors que le principe de consentement présumé serait strictement respecté et appliqué sans autre forme. Cela, au mépris des principes essentiels qui conditionnent la relation de respect et de sollicitude auxquels sont attachés les professionnels de santé les plus impliqués dans ce champ si complexe des pratiques biomédicales. Ces derniers n’ont pas manqué du reste de le faire savoir, s’opposant avec fermeté à cet amendement.
Rappelons que loi du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d'organes avait retenu, dans un contexte plus soucieux de l’accessibilité subreptice de greffons à partir des cadavres que de considérations d’ordre éthique, le principe en soi discutable de consentement présumé. En 2015, seulement 13 % de la population française connaissent la loi de 1976 dont on constate les carences en terme de communication… Soucieux des bonnes pratiques et de l’acceptabilité sociale d’une intervention sur le cadavre, le législateur avait souhaité, dès la loi du 29 juillet 1994 relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, plus d’exigence et d’humanité dans la prise en compte de la volonté non explicite du défunt. La récente loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011 reprend cette préoccupation. Elle s’est imposée à travers les années comme une évidence intangible, désormais abolie : « Ce refus (au prélèvement) peut être exprimé par tout moyen, notamment par l'inscription sur un registre national automatisé prévu à cet effet. Il est révocable à tout moment. Si le médecin n'a pas directement connaissance de la volonté du défunt, il doit s'efforcer de recueillir auprès des proches l'opposition au don d'organes éventuellement exprimée de son vivant par le défunt, par tout moyen, et il les informe de la finalité des prélèvements envisagés. » D’un point de vue démocratique, il est important de préciser que les états généraux de la bioéthique avaient confirmé, si besoin était, le bien fondé de cette position[2]. L’acceptation d’un geste intrusif touchant à l’intégrité du cadavre justifie décence, mesure et circonspection : toute approximation, voire tout abus à cet égard risquerait d’en affecter la légitimité et l’acceptabilité sociale. C’est bien ce dont il est question aujourd’hui.
52 330 personnes vivent avec un greffon fonctionnel, 5 357 greffes ont été réalisées en 2014 (soit une progression de 4,5 % entre 2013 et 2014), depuis 1991 le nombre de greffes réalisées en France a progressé de 45 %[3]. Nous comptons 23,8 donneurs par million d’habitant, alors que la moyenne européenne est de 14. À ce jour, 20 311 personnes sont en liste d’attente. Si, d’un terme lui même discutable s’agissant d’éléments tirés du corps humain, notre pays est en situation dite de « pénurie » de greffons, quelles en sont les véritables raisons ? Les effets positifs de la prévention routière en matière de mortalité, la qualité de notre système d’intervention des SMUR et des SAMU, les stratégies de traitement des AVC, les avancées scientifiques pour limiter le rejet du greffon, l’extension de l’indication des greffes à des personnes qui n’en bénéficiaient pas jusqu’alors, ne serait-ce que du fait de leur âge ou d’indications d’ordre médical (37 % des prélèvement sont réalisés sur des personnes de plus de 65 ans, y compris à partir d’organes qualifiés de ‘’limites’’) constituent autant d’éléments pour expliquer une pénurie qui semble davantage relever de l’extension des pratiques de la greffe que d’obstacles personnels aux prélèvements. Le fait d’avoir privilégié dans notre pays le prélèvement sur cadavres, sans valoriser autant qu’il était nécessaire le don à partir de personnes vivantes[4] et d’apparentés, contribue lui aussi à ce qui, d’un point de vue strictement quantitatif qui ne manque pas, d’interroger s’agissant de tels enjeux, est considéré comme un « déficit » à compenser quelque puissent être les méthodes auxquelles recourir.
Autres points. La proposition de loi du 6 février 2013 visant à constituer un registre national des donneurs d’organes ne justifiait-elle pas une discussion qui d’emblée lui a été refusée, cela pour des raisons qu’il conviendrait de connaître ? Est-il juste que les personnes inscrites sur le registre automatisé du refus puissent bénéficier, en cas de besoin, d’une greffe d’organes : le principe de réciprocité ne devrait-il pas s’appliquer à cet égard, ne serait-ce que pour contribuer à la responsabilisation de chacun ? Doit-on être assigné à se prononcer sur notre position au regard du prélèvement d’organes, et comment respecter le choix de la personne qui ne souhaiterait pas anticiper les circonstances de sa mort ? À cet égard les récentes discussions relatives aux directives anticipées en fin de vie démontrent toute la difficulté de l’exercice. Il est évident que les personnes en situation de précarité sociale ou éprouvant des difficultés d’ordre culturel seront davantage vulnérables au regard de l’évolution législative que celles en capacité de faire valoir leurs droits.
Au moment où, précisément afin de bénéficier de davantage de greffons, après avoir mis en œuvre les techniques du prélèvement sur donneur décédé après un arrêt circulatoire est expérimentée le prélèvement d’organes à la suite d’une décision d’arrêt de réanimation (Maastricht 3), n’ajoute-t-on pas à la confusion et à la difficulté en imposant de manière abrupte de nouvelles règles qui compromettent l’esprit même du principe de don et rendent plus difficiles encore les missions assumées par les professionnels de santé ? Certains politiques, je le crains, interprètent déjà le don comme une forme de dette sociale, abolissant de la sorte cette si précieuse expression de nos solidarités.
Voilà autant de questions de société dont on a été spolié alors qu’elles auraient pu contribuer à une délibération publique et à une mobilisation tout aussi importantes que celle que François Hollande a initié, avec succès, en juillet 2012 à propos de la fin de vie. Le don d’organes qui concerne pourtant nos solidarités dans la vie aurait-il moins d’importance pour nos décideurs que les conditions d’assistance médicalisée en fin de vie ? Leur conception de la démocratie sanitaire si souvent invoquée dans les discours, est-elle rétive à une concertation publique ainsi sacrifiée à des enjeux qui, pour le moins, justifiaient que l’on puisse les approfondir et en discuter ensemble, dans la transparence ?
Le don d’organes représente un acte de solidarité et de fraternité : il incarne à sa façon les valeurs d’engagement et de responsabilité qui animent, eux également, la vie démocratique. Les coordonateurs de prélèvements au sein d’équipes médicales motivées, savent à la fois l’urgence de décider et les conséquences dramatiques de l’expression d’un refus. Ils ne dérogent pas pour autant aux principes éthiques qui se sont imposées dans ces circonstances de haute vulnérabilité. L’équilibre à trouver est fragile afin de surmonter l’insupportable dans un contexte de dignité et de respect, permettant alors d’envisager, à travers un temps de délibération, le choix possible d’assumer ou non nos devoirs d’humanité. L’essentiel dans ces moments difficiles, ne saurait être altéré par la suspicion d’actes pratiqués à l’insu. Le sentiment de trahison et d’abus compromettrait l’indispensable besoin de considération et de confiance au regard d’une décision que l’on ne saurait en aucun cas instrumentaliser. On ne peut donc qu’être rétif à ce qui ne peut que contribuer à la défiance, pour ne pas évoquer ici une ingérence déplacée de l’État en termes de libertés individuelles, là où, dans des circonstances intimes et éprouvantes, le respect sans condition, le dialogue, la prévenance et la loyauté s’imposent à tous.