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"Nous devons nous attacher à comprendre ce qui fait que nos sociétés ont, finalement, enfanté des monstres … Car ce sont nos enfants qui se retournent contre nous et nous frappent en plein cœur. Ce sont des jeunes gens pour la plupart nés ou au moins élevés en France ou en Europe, qui tirent sur d’autres jeunes gens ou cherchent à causer le plus de mal possible en se suicidant."
Par: Françoise Tournery Bachel, Cadre de santé formateur, IFSI de St Egrève (Isère), doctorante au Département de Recherche Ethique, Université Paris Sud. /
Publié le : 21 Décembre 2015
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
Un très ancien sage juif, cité par Théo Klein[1], disait que le silence est le meilleur protecteur de la sagesse. Et il est vrai que des paroles inconsidérées peuvent causer beaucoup de tort. Mais si, parfois, la sagesse nous invite à nous taire, à d’autres moments, c’est la conscience de notre responsabilité qui nous oblige à parler, ou, dans le cas présent, à écrire.
Il est des dates qui font effraction dans la mémoire collective de nos pays démocratiques : le 11 septembre 2001, le 7 janvier dernier, et maintenant, le 13 novembre 2015. Il y a un avant et un après.
La question que nous devons nous poser est, me semble-t-il, une fois le choc et l’émotion initiale surmontés : que faire de l’impensable, puisqu’on n’arrive pas à le penser ? Que faire de l’innommable puisqu’on ne peut pas le nommer ? Nos valeurs démocratiques sont à la fois notre force, puisque nous acceptons de nous battre voire de mourir pour elles, et notre faiblesse, puisqu’elles nous interdisent (à juste titre) de répondre à la violence aveugle par la violence aveugle, à l’injustice par encore plus d’injustice, à la haine par la haine, et à rentrer dans le cycle infini de la vengeance.
Nous devons nous attacher à comprendre ce qui fait que nos sociétés ont, finalement, enfanté des monstres … Car ce sont nos enfants qui se retournent contre nous et nous frappent en plein cœur. Ce sont des jeunes gens pour la plupart nés ou au moins élevés en France ou en Europe, qui tirent sur d’autres jeunes gens ou cherchent à causer le plus de mal possible en se suicidant. Comment n’avons-nous pas vu grandir en eux les germes de la haine ? Que n’avons-nous pas su faire pour eux, et avec eux ? Quelles valeurs n’avons-nous pas su leur transmettre, parmi celles qui nous semblent pourtant essentielles à la vie en démocratie ? Ce sont là des questions que nous devons tous nous poser en tant que citoyens. Et cela nous touche d’autant plus que ces actions terribles sont commises par des humains qui ne reconnaissent pas à d’autres humains la possibilité de penser et de vivre différemment d’eux.
Le respect de l’altérité est au centre de notre positionnement de soignants, un souci inquiet de protéger et de prendre soin des plus vulnérables, la tolérance et l’accueil de la diversité qui est richesse et non problème comme certains veulent nous le faire croire. Tous ces éléments au cœur de la pratique des soignants peuvent être les lignes directrices pour restructurer la vie sociale.
Soigner, c’est commencer par se soucier de l’autre. C’est reconnaître à l’autre suffisamment d’importance en tant qu’autre pour se sentir une responsabilité envers lui.
Cela commence par prendre soin de tous ceux qui nous sont confiés au cours de notre vie : de nos enfants, de nos parents, de nos amis, mais aussi du monde qui nous entoure… Cela se déploie aussi dans l’exercice de notre métier, par le prendre soin de ces personnes qui nous sont étrangères mais dont nous nous occupons parce que c’est notre devoir de soignants. Soigner, c’est aider à grandir, c’est aider à se développer, c’est aider parfois à retrouver des capacités altérées, c’est réparer, voire aider à retrouver une place dans la société, mais parfois c’est aussi aider à apprendre à « vivre sans », à faire le deuil d’une partie de soi-même, c’est accompagner jusqu’au bout une vie qui s’achève.
Soigner, c’est se sentir obligé de ne jamais abandonner l’autre à sa solitude et à sa souffrance, c’est le soutenir, et même le porter parfois, mais aussi le laisser marcher seul à d’autres moments. Soigner, c’est être avec, c’est être là pour, dans une présence assumée, disponible, même, et surtout quand il n’y a « plus rien à faire ».
Soigner, c’est bien plus que simplement permettre à une personne de se maintenir en vie, car même si c’est déjà beaucoup, ce n’est parfois pas assez. Qu’est-ce qu’une vie maintenue à tout prix si elle ne fait pas sens pour celui qui la vit ? Soigner, c’est permettre à la personne de persévérer dans son existence, selon la belle formule de Spinoza. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile. Dans une société qui exalte la performance, l’autonomie, l’efficacité, la compétitivité, nous reléguons à un stade de citoyen inférieur ceux qui peinent face à ces étalons normatifs : vieillesse, handicap, pauvreté, oblitérant leurs chances de réalisation.
Transmettre les valeurs du soin
Aujourd’hui, cadre de santé et formatrice, je travaille dans un IFSI. Les étudiants infirmiers et les élèves aides-soignants que nous y accueillons sont de toutes origines, et s’ils ne sont pas tous très jeunes, ceux-ci le sont quand même en majorité. Il me semble qu’il est de notre responsabilité, en tant que formateurs, d’éveiller pour certains, d’entretenir pour d’autres, cette sensibilité à l’éthique dans le soin sans laquelle le soin est impossible.
La visée de la formation est de les amener à acquérir les savoirs nécessaires au développement de compétences, mais avant tout à réfléchir, à se questionner.
C’est, à mon avis, par une éthique du soin au quotidien, qu’il faut commencer, en abordant la question de la vulnérabilité, vulnérabilité de l’autre mais aussi vulnérabilité partagée.
Car apprendre à prendre soin, c’est aussi faire l’expérience d’être soi-même écouté dans ses doutes et ses incertitudes lorsque, par exemple, certaines expériences de stage viennent percuter avec violence un idéal à l’origine du choix de la formation. Si les instituts de formation ne prennent pas soin de leurs étudiants, en mettant en place une pédagogie attentive à mettre des mots sur l’expérience. Si nous ne les aidons pas à apprendre de ce qui a été difficile, comment apprendront-ils à être, à leur tour, attentifs aux autres. De même, dans une relation d’exemplarité, se soucier d’eux et aussi leur montrer comment se soucier de l’autre.
Il me semble de notre devoir, en tant que formateurs, de mettre en place un prendre soin pédagogique des étudiants, non pas dans une dimension thérapeutique qui n’est pas de notre ressort et pour laquelle nous savons d’ailleurs orienter certains étudiants vers une aide nécessaire, mais bien une écoute attentive des difficultés de l’étudiant à se confronter à l’ébranlement identitaire que provoque une formation qui l’immerge très tôt dans la réalité souvent brutale du monde du soin.
Nous pouvons alors les accompagner à leur rythme dans cette maturation professionnelle qu’ils désirent et redoutent à la fois, par le poids de la responsabilité qui l’accompagne.
Car, si c’est bien à nous de leur proposer des modèles identificatoires, appuyés sur des valeurs, par une posture pédagogique basée sur la rigueur et l’exigence mais portée par la bienveillance, c’est à eux, et à eux seuls, qu’il appartiendra finalement de choisir et d’assumer le soignant qu’ils veulent être, dans l’exercice de leur liberté responsable.