texte
article
"Et c’est ainsi que des êtres humains, insensibles au visage d’autrui, à la chair d’autrui, minéralisés dans leur haine, ont brisé des vies humaines, des couples, des familles, des amis mais aussi tout le peuple des humains qui en France et dans le monde en a été bouleversé. De tels actes déchirent l’humanité et la rassemblent dans la souffrance."
Par: Roger Gil, Professeur émérite de neurologie, Directeur de l’Espace éthique de Poitou-Charentes, CHU de Poitiers /
Publié le : 06 Janvier 2016
La visée, l’objet, de la bioéthique est le bios : la vie, le vivant. Sa préoccupation lancinante est la vie qui irrigue la personne humaine, qui lui permet à travers sa chair, d’être et de se manifester au monde. La bioéthique sait la grandeur de la chair, une grandeur telle qu’elle confond dans un même respect, la chair et la personne humaine. Respect veut dire le regard qu’elle pose sur toute chair pour lui signifier la considération qu’elle porte à sa dignité. Car la dignité de la chair tient à ce qu’elle est personne humaine, donc un évènement unique dans l’histoire du monde. Unique, irremplaçable, la personne disait Kant se distingue de la chose en ce qu’elle n’a pas de prix, qu’elle est au-dessus de tout prix, ce qui ne peut ni s’acheter ni se vendre ni se remplacer. Evènement unique et pourtant frappé de fragilité. Fragilité de la vie naissante, fragilité de la vie finissante, fragilité de toutes les étapes de la vie qui peut être terrassée par la maladie, par l’accident et faut-il ajouter, par le crime. La bioéthique est ainsi une attention inquiète, ce qui veut dire une attention incessante à la vie. Une attention qui ne saurait connaître de repos dans le souffle qui la porte, dans la parole qui la dit, dans le geste qui agit cette vie, dans la rencontre du regard qui jaillit du visage. On sait ce regard caché mais présent dont on découvre le visage dans sa quête incessante d’autres visages. Le visage exprime l’humanité de l’Autre avec une fulgurance telle qu’il suffit, disait Emmanuel Levinas, à me dire « Tu ne tueras pas ». Car c’est l’Autre avec son visage qui témoigne de ma propre humanité, celle du sujet regardant qui ne voit pas son propre visage, mais dont le visage de l’Autre s’impose comme témoignage impérieux, incontournable d’une humanité partagée.
Vendredi 13 novembre, des individus surgis de l’ombre, ont abattu ces visages, froidement, méthodiquement, simplement parce qu’ils étaient là, qu’ils se promenaient, qu’ils se restauraient à la terrasse d’un café, qu’ils écoutaient de la musique dans une salle de concert, parce qu’ils vivaient. Et ils le faisaient en prononçant de manière blasphématoire le nom de Dieu. Et c’est ainsi que des êtres humains, insensibles au visage d’autrui, à la chair d’autrui, minéralisés dans leur haine, ont brisé des vies humaines, des couples, des familles, des amis mais aussi tout le peuple des humains qui en France et dans le monde en a été bouleversé. De tels actes déchirent l’humanité et la rassemblent dans la souffrance. Au-delà de la peur, au-delà de la haine, c’est bien la souffrance qui dit l’horreur et l’inacceptable de tels actes qui ont osé interrompre sauvagement le cours de vies humaines. Mais cette souffrance ne peut plonger dans la passivité. Elle appelle chacun à se redresser face à l’horreur pour que la vie en commun demeure la valeur suprême qui seule peut donner un sens à ces destins si tragiquement fauchés par la folie inhumaine de quelques fanatiques qui ont perdu le sens même de leur appartenance à l’humanité.
Le monde des soins a, dans ce contexte, une responsabilité particulière à assumer. Parce que la raison même de ses missions puise dans la fragilité humaine et parce que cette fragilité, exposée à la maladie, à l’accident, concerne aujourd’hui tous les citoyens dès lors que sont menacées les valeurs républicaines qui les protègent de cette insupportable accidentalité que sont les crimes aveugles. Car ces crimes sont perpétrés au nom d’une idéologie qui veut détruire notre société, écrin sacré de notre vie en commun dans une laïcité qui respecte nos singularités pour sans cesse nous rassembler. Aussi, au-delà du respect mutuel, la fragilité humaine impose de faire de la fraternité une sollicitude, ce qui veut dire une attention de chacun pour tout autre, une attention inquiète, ce qui veut dire sans repos.