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"Le sens du soin serait-il de devenir un modèle de société ? Faut-il politiser notre questionnement, en faire l’interrogation d’une société toute entière sur le sort réservé aux fragiles, et ce, qu’ils soient accueillis en centre pour demandeurs d’asile, en unité pour patients en état végétatif chronique, ou bien encore à Pôle Emploi ?"
Par: Alice Casagrande, Directrice formation et vie associative FEHAP /
Publié le : 06 Janvier 2016
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
Pourquoi convoquer la philosophie au moment d’évoquer le soin ? Que peut apporter la philosophie dans des questionnements que l’on sait si concrets, si ardemment concrets même, et quel cheminement pourrait être proposé autour du sujet qui nous mobilise : le soin, le sens du soin, et son lien à la citoyenneté et à la démocratie ?
Le sens du soin pourrait être posé une fois pour toutes, comme un horizon de valeurs partagé convoqué par exemple pour résister à une logique administrative et gestionnaire, auquel cas le philosophe deviendrait une sorte de frère d’armes du soignant et du médecin. Le sens du soin s’imposerait-il alors contre le non-sens gestionnaire ? Voire, par extension, contre toute forme de non-sens ?
Ou bien s’agirait-il de proposer au contraire la vision d’un sens du soin co-construit par différents acteurs, ceux qui le reçoivent, ceux qui le prodiguent, ceux qui le financent ? Le soin deviendrait un lieu de polysémie et de débats comme un autre qui pourrait même voir son champ s’étendre bien au-delà des murs de l’hôpital – et il ne s’agit pas ici d’évoquer simplement les dispositifs ambulatoires et les équipes mobiles, toutes innovations de prise en charge qui complexifient la pensée sur le soin.
Dans sa définition du care, Joan Tronto décrit :
« une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Loin de ne concerner que les soins à apporter aux plus démuni(es), il est indispensable à la vie de chaque être qui requiert d’un autre un soin approprié, une sollicitude adaptée (ou ajustée) à ses aspirations. (…) Lot et sort commun de tout corps pour qu’il se conserve, persévère dans son être et déploie sa puissance d’agir. Il signe l’interdépendance de l’ensemble des corps. Il s’agit de conserver et de rendre l’univers, ou les univers, vivable(s). »[1]
Le sens du soin serait-il de devenir un modèle de société ? Faut-il politiser notre questionnement, en faire l’interrogation d’une société toute entière sur le sort réservé aux fragiles, et ce, qu’ils soient accueillis en centre pour demandeurs d’asile, en unité pour patients en état végétatif chronique, ou bien encore à Pôle Emploi ? Il y aurait donc une politique du soin ? C’est par une toute voix, dans un tout autre style, ce que le poète Paul Valéry semble également suggérer.
« Soigner. Donner des soins, c’est aussi une politique. Cela peut être fait avec une rigueur dont la douceur est l’enveloppe essentielle. Une attention exquise à la vie que l’on veille et surveille. Une précision confiante. Une sorte d’élégance dans les actes, une présence et une légèreté, une prévision et une sorte de perception très éveillée qui observe les moindres signes. C’est une sorte d’œuvre, de poème (et qui n’a jamais été écrit), que la sollicitude intelligente compose. »[2]
Mais nous voici peu éclairés sur notre question, comment dessiner les contours d’une compréhension partagée, être sûrs que nous cheminons sous les mêmes cieux. Ah, direz-vous, il existe un repère sur cette carte que nous voulons dessiner – peut-être pas aussi poétique que les constellations du ciel, mais c’est un premier pas. Ce repère, c’est le découpage référencé du soin qui permet de calculer sa tarification. Et qui, ce faisant, établit une forme de hiérarchie de difficulté, d’importance, et circonscrit une certaine durée autorisée, un certain remboursement permis. On ne soigne pas dans n’importe quelles conditions : le soin a ainsi une visée, une durée, des règles de bonnes pratiques.
Cette première carte étant posée, est-ce à dire que ne reste au praticien qu’une liberté somme toute intérieure, celle de dessiner autant que possible les manières par lesquels il va habiter en être humain ces figures imposées ?
Mais nous devons ici nous interrompre. L’essentiel et le temps premier du soin n’est pas sa réalisation, ni sa catégorisation. Le moment premier est bien celui dans lequel une faiblesse avérée du patient appelle une réponse du professionnel ou de l’équipe que vous composez. Le moment premier est celui de l’interpellation.
Je cherche ici à décaler le propos et voir comment le patient lui-même peut situer le soin, l’appel aux soignants, le besoin de recours. Et il me semble que pour faire réellement résonner cette voix, pour lui donner sa pleine mesure, il faut sortir de l’exposé. Il faut ici laisser entendre une autre voix. Dans l’extrait de Henry Purcell auquel je songe, le message adressé est le suivant : « Remember me, forget my fate. » Souviens-toi de moi, mais oublie mon sort, dit Didon à Enée dans l’air célèbre de l’opéra du même nom.
Telle peut être l’interpellation du patient à l’équipe soignante : il est vrai que tu as affaire à un symptôme, un handicap, un traumatisme ; il est vrai que tu saisis en moi la récupération à accomplir, le mouvement à rétablir, la capacité à restaurer. Pourtant ma demande est bien celle-ci : souviens-toi de moi, du tressaillement derrière le symptôme, du visage perçant la trajectoire, du souffle malgré le handicap.
Ou pour le dire dans les mots du philosophe Frédéric Worms :
« C’est le besoin que le soin soit non seulement fourni ou prescrit, mais adressé, soignant non seulement quelque chose mais quelqu’un, et le constituant par là même comme un individu et comme un sujet. »[3]
Un soin, le sens du soin, serait alors ce qui constitue l’autre comme sujet. Ce qui le constitue, et non pas seulement ce qui le reconnaît comme sujet. Pourquoi ? Parce qu’il y a fort à parier que dans la maladie et face au soin, le patient connaît et renvoie de manière inévitable ce que Irène Théry appelle « le flux et le reflux du pouvoir d’être soi »[4] Flux et reflux du pouvoir d’être soi : c’est-à-dire forces parfois manquantes pour refuser un soin ou au contraire réclamer un antalgique, espoir vacillant dans les effets de la rééducation, vertige intérieur au moment d’envisager tous les aménagements nécessaire du domicile.
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.