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"L’action des aidants contribue à soulager la vie des plus fragiles mais répond aussi à une réalité économique. Sans les aidants bénévoles, il faut le dire, le système de soin serait en bien plus forte difficulté."
Par: Serge Guérin, Sociologue, professeur à l’INSEEC Paris /
Publié le : 11 Janvier 2016
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
Longtemps, cette société informelle de la sollicitude et du soin à l’autre s’est réalisée dans l’indifférence, l’anonymat, le déni. Or, depuis les années 2010, qui ont marqué la création de la Journée nationale des aidants, ce fait social symbolisant la force des solidarités de proximité commence à apparaître dans l’espace public. Il reste le plus souvent cantonné aux rubriques santé ou famille, et bien trop rarement dans des thématiques « société » ou « solidarité ». Au-delà d’une relative reconnaissance médiatique, la problématique des aidants a fait aussi son apparition dans les politiques publiques de quelques collectivités territoriales, dans les premiers textes de loi, en particulier dans la Loi d’adaptation de la société au vieillissement voté par les Assemblées en décembre 2015, et, enfin, des entreprises pionnières ont aussi développé des mesures concrètes en faveur des salariés aidants.
Ce dont témoignent les aidants, à la fois comme fait social et comme sujet politique, c’est bien qu’à côté d’une tendance lourde d’anomie sociale, de défiance généralisée et de concurrence entre les plus fragiles, il y a aussi une réalité inverse autour de la solidarité de proximité, de l’engagement bénévole, de la mobilisation pour la sauvegarde ou le développement d’un écosystème social et/ou environnemental. L’émergence de la problématique des aidants informels (au sens des proches des malades ou des associations de bénévoles) symbolise cette réalité en mouvement. D’où l’intérêt d’analyser ces dynamiques et les manières dont se forme le discours et l’organisation des personnes.
De la cure au care
On compte plus de 8 millions de personnes aidant directement un proche en perte d’autonomie (handicap physique ou mental, grand âge, cancer et autres maladies chroniques graves …). Plus de 68 % des Français sont, ou se sont déjà occupés, d’un proche en perte d’autonomie[1]. La société Française est pour une bonne part une société d’aidants et de personnes gravement malades, en déficit ou en perte d’autonomie. Plus de la moitié de la population est directement concernée.
Plus largement, prendre en considération l’ensemble de ces personnes en fragilité oblige de sortir d’une logique d’Etat Providence classique fondée uniquement sur l’aide quantitative. Un tel renversement de pensée se fait au profit d’une société qui pense l’accompagnement social, l’empowerment solidaire et la prévention en santé.
La tendance croissante à la chronicisation de la maladie nous invite aussi à repenser la notion de bonne santé. Des millions de personnes vivent au quotidien en étant soignée, hors d’un système binaire santé/maladie. Une grande part de ces personnes sont autonomes dès lors qu’elles bénéficient du bon traitement, des bonnes adaptations. Une des ruptures significatives à ce sujet est l’apparition des trithérapies pour contrecarrer les effets du Sida : les malades qui avant devaient être hospitalisés sont suivis et accompagnés mais peuvent vivre d’une manière très proche du « normal ». Restons sur le Sida. C’est aussi à travers la mobilisation des malades – et d’abord une part importante des populations homosexuelles disposant de relais notables dans les médias et le monde politique- que le monde de la médecine et de la recherche médicale a fini par prendre en considération les ravages épidémiques de la maladie. Cela aura été une étape majeure dans l’émergence des malades et de leurs proches comme partenaires de santé. Les détenteurs légitimes du savoir ont dû laisser de la place pour les détenteurs d’une expertise spécifique : celle de l’expérience.
Finalement, devant la chronicisation de la maladie et la nouvelle place conquise par les malades et leurs proches, la médecine se voit conduite à passer d’une culture de la cure à une politique du care. Elle a pour métier non plus de soigner définitivement, mais de composer, de trouver des compensations, d’accompagner et expliquer, de favoriser de nouveaux comportements. Le soignant devient pédagogue et accompagnant. Il est largement aidé par l’aidant de l’aidé qu’il doit conséquemment aussi prendre en soin, accompagner et écouter. Et ce d’autant plus que 48% des aidants subissent eux même une maladie chronique. Aussi l’attention, la valorisation et le soutien de celles et ceux qui pratiquent le soin et l’accompagnement des plus fragiles, participe des métiers du soin d’aujourd’hui.
A cette tendance majeure s’ajoute une transformation structurelle de l’économie de la santé : le développement irrésistible de l’ambulatoire. L’Hospitalisation à domicile prend une place croissante, l’hôpital tend à externaliser le soin chez la personne. L’entourage s’en trouve d’autant plus sollicité, sans que ne soit vraiment pris en compte une potentielle absence de proches disposés à prendre cette fonction d’aidant. On le sait, les modes de vie se transforment et une part croissante de la population vit seule, définitivement ou par intermittence.
L’action des aidants contribue à soulager la vie des plus fragiles mais répond aussi à une réalité économique. Sans les aidants bénévoles, il faut le dire, le système de soin serait en bien plus forte difficulté. Il est bien sûr impossible et non souhaitable de réduire l’action de l’aidant à sa dimension pécuniaire mais il importe de ne pas la méconnaître. Contrairement à la formule consacrée « quand on aime on compte ». Il importe de donner la mesure de ce que représente pour la collectivité la mobilisation des aidants. Les aidants vivent majoritairement dans l’isolement et ne se pensent guère comme un collectif. D’où l’importance de montrer qu’ils représentent plus de 8 millions de personnes, que leur engagement correspond à 164 milliards d’euros économisés chaque année par la collectivité et qu’une politique de soutien est nécessaire.
Au-delà de la relation à l’aidé ou de la maladie du proche, l’activité professionnelle de l’aidant est aussi un sujet à aborder. La moitié des aidants sont en activité professionnelle. Les entreprises seront de plus en plus confrontées à ces réalités, d’autant plus que l’âge de départ à la retraite devrait continuer de s’élever. Aujourd’hui, environ 15% des travailleurs sont concernés. Il est impossible pour l’entreprise d’ignorer cette situation car cela affecte nécessairement le comportement du salarié aidant, en termes de disponibilités horaires, d’implication dans l’activité, de fatigue et de stress. Cet inconfort se traduit en termes de surcoûts pour l’entreprise, d’absentéisme et touche le collectif de travail.
La reconnaissance du rôle essentiel des aidants est un marqueur puissant de l’évolution de la relation entre la société et le monde médical. Elle oblige les médecins et l’ensemble des soignants à mesurer que le soin n’est pas qu’une affaire de technique et de normes, mais impose aussi les usages, les représentations, l’échange et la relation avec la personne malade ou en déficit d’autonomie et son entourage. Le soin n’est rien sans sollicitude, écoute et empathie.
Au-delà, la question politique posée concerne les conditions nécessaires à la réinvention d’une démocratie concrète où les citoyens ont non seulement la parole mais aussi la capacité d’agir. La démocratie ne peut vivre seulement lors des rendez-vous électoraux. La faible participation aux élections témoigne d’ailleurs du sentiment d’inutilité de l’exercice et de la vacuité des promesses. La déclaration de Denvers portée par les premiers militants de la reconnaissance du Sida, en 1983, résume bien une exigence démocratique qui va bien au-delà des enjeux de santé : « Rien pour nous sans nous ». C’est la société civile qui veut s’imposer comme un contre-pouvoir et participer aux choix de politique publique. Valoriser les aidants et prendre la mesure de cette exigence, apparaissent comme une réponse à la désaffiliation des classes populaires, comme une manière de revivifier le discours républicain et laïc, comme une façon de construire une alternative au repli communautariste.
Les initiatives (rencontres, échanges, sites…) initiées par des mutuelles, des assurances, des associations, des collectivités, des individus directement concernés, expriment la recherche de nouvelles solidarités, de sources d’information indépendantes, d’échanges entre personnes vivant une situation équivalente. A côté des institutions, et à côté de ceux dont le métier – ou le statut- est de savoir, se forme une République de pairs qui symbolise l’an II de la solidarité. Une solidarité plus horizontale, plus directe, plus visible, plus concrète. Une solidarité réalisée par les acteurs et qui ne passe pas par les circuits désincarnés des institutions publiques[2].
On assiste à un agir communicationnel[3] entre égaux. Au sens où une dynamique de solidarité de proximité, pas nécessairement géographique par la grâce de la médiation des réseaux numériques, mais de situation, permet à des personnes fragilisées de s’entraider, de se soutenir, de développer de l’expertise, de construire de nouveaux rapports d’expertise et de savoir.
De la question de l’aidant à l’éthique de la sollicitude
Reste que cette reconnaissance, cette politique effective de la sollicitude et de l’accompagnement social peut aussi apparaître comme une manière d'organiser ce qui semble inéluctable : une restriction du rôle de l'Etat. Les aidants de proche apparaissant alors comme des supplétifs de la solidarité et de la santé publique qui, finalement, permettent au système de soin de se maintenir sans se remettre en question. Les politiques publiques et les soignants reproduisent à l’identique un modèle qui pourtant paraît chaque jour plus éloigné des attentes et plus couteux.
Or, la tentation existe. Elle vient à point nommé en ces temps de disette économique et d’endettement abyssal.
Le care, l’éthique de sollicitude comme politique globale du soin et de l’accompagnement peut conduire à justifier et favoriser le recul de l’Etat en mettant le curseur sur la morale individuelle, sur la responsabilité d’individu qui serait autonome par rapport à son environnement. C’est un peu la démarche de conservatisme compassionnel développé en particulier par une partie des conservateurs Britanniques. Mais y a une autre lecture du care, que se relie au solidarisme, doctrine sociale initié par Léon Bourgois et d’autres à la fin du 19eme. Il s’agit là d’inscrire la solidarité dans le concret, en partant de la société civile plutôt que de directives venues d’en haut. L’objectif des solidaristes était déjà de permettre à chacun de faire son chemin. Une société n’est pas l’agrégat de volontés autonomes mais se définie par le sentiment d’interdépendance entre les personnes. Dans ce cadre, le soin mutuel prend son sens. Il faut donc que l’Etat soit présent pour construire des filières valorisées autour des métiers du soin, cela implique des efforts de formation et un nombre plus important d’intervenants professionnels. Il doit aussi investir les moyens nécessaires à l’accompagnement des professionnels et des aidants informels, à la réalisation des plates-formes de soin (Centres de la santé où les professionnels du soin travaillent ensemble et de manière transversale en privilégiant l’accompagnement et le suivi, hôpitaux, lieux d’accueil et de soutien à la petite enfance, aux très âgés, aux handicapés, aux fragiles, …) et à la valorisation des filières autour des services à la personne. Un des enjeux majeurs est de sortir d’une logique de financement à l’acte pour aller vers une rémunération du suivi sur la durée. C’est-à-dire d’intégrer l’accompagnement médical, d’y inclure l’écoute, le conseil et l’éducation thérapeutique.
Il importe donc de mettre en place une véritable stratégie de santé publique accompagnant les aidants. Si la Loi d’adaptation de la société au vieillissement porte pour la première fois des avancées et surtout une prise de conscience, elle n’est pas à la hauteur des enjeux. De fait elle reconnaît le rôle des aidants et ouvre à des droits spécifiques. En particulier, elle permet, mais de manière bien trop limitée, d’instaurer un droit au répit pour les aidants. Le soutien aux aidants passe par la possibilité pour ces derniers d’avoir du temps pour soi, pour respirer, pour penser. Le projet de Maison du répit à Lyon, porté par la Fondation France Répit, les initiatives prises par certaines collectivités comme le Conseil Départemental du Nord-Pas-de-Calais, montrent que la solidarité de proximité prend largement le relai de l’Etat. Ces initiatives proviennent de collectivités territoriales mais aussi et surtout d’associations, d’entreprises ou encore de collectifs informels. Cette société civile produit de la solidarité concrète, s’organise, s’autonomise par rapport à un Etat trop lourd, trop peu efficient, trop loin.
Pour autant, il n’est pas question ici que ce dernier se lave les mains de la situation, se recentre sur ses missions dites régaliennes, en profite pour laisser les individus, les familles en particulier, agir seuls. C’est à la collectivité nationale de soutenir un cadre, de proposer une vision, de procéder à des choix et des arbitrages financiers pour. Des actions concrètes seraient, par exemple, de démultiplier les Maisons des aidants, de renforcer le nombre et la formation des intervenants professionnels, d’instaurer un réel droit de compensation sociale pour les aidants en activité professionnelle ou de développer des mesures fiscales et administratives favorisant la vie quotidienne des aidants. Face à la nouvelle donne marquée par la hausse des maladies chroniques, face aux limites financières de la puissance publique, face à la perte d’efficience d’une réponse seulement centrée sur l’inflation de médicaments et de gestes techniques, l’enjeu est celui d’une nouvelle Loi d’adaptation de la santé à la longévité. Une loi qui mettrait en avant que le recul de l’Etat comme acteur du soin ne doit pas être synonyme d’un abandon de la solidarité et de l’accompagnement social. Mais bien au contraire signifier la vivacité du lien social et la force des solidarités de proximité et la mise en berne d’une approche centrée sur la religion de la quantité, pour reprendre une formule du théoricien du totalitarisme Franz Borkenau, dont Orwell fut un lecteur attentif[4].
Il ne s’agit pas que l’Etat se recroqueville, mais qu’il se réforme et se mobilise pour soutenir le mouvement coopératif et mutualiste, les initiatives individuelles, les formes d’auto-organisation qui concernent en particulier l’habitat et les solidarités informelles de proximité, qu’elles soient traversées par des structurations associatives ou non. Valoriser les aidants, et plus largement les solidarités concrètes de proximité, revient à rendre visible une autre société qui produit du lien et annonce qu’elle se prend en main plutôt que de s’abandonner au regret de la puissance passée de l’Etat Providence ou à tout attendre d’une intervention divine.
La traduction politique du soutien à l’aidant, et plus globalement du concept de care ou d’une éthique concrète de la sollicitude passe par une redéfinition de l'Etat et de ses solidarités institutionnelles.
Rappelons que l’Etat providence en contribuant à généraliser la protection sociale a donné les outils pour l’accès à la dignité et à l’autonomie sociale des personnes. Mais il importe que l’Etat change son approche : il ne s’agit plus de faire pour et à la place des personnes mais de faire avec. A chacun de choisir son chemin, de construire son projet, d’être auteur de sa vie, mais en étant soutenu par d’autres. Il importe sans doute que l’Etat se recentre plus sur des domaines d’action spécifique dont le soin et l’accompagnement, mais aussi la formation, l’école, la santé. Il importe surtout que l’Etat invente une politique de la prévention et innove en faveur de l’accompagnement social et personnalisé. Loin d’ouvrir à une inflation de dépenses, cette approche peut se révéler rentable et efficiente en termes économiques. Plutôt que de dépenser plus, il s’agit d’investir mieux.
Favoriser une éthique de la sollicitude implique de défendre une idée de l’humain, non comme victime passive attendant la réponse du pouvoir, y compris religieux, mais comme auteur de son chemin. Il est temps d’inventer une République de citoyens engagés et responsables s’organisant de manière consensuelle sur les territoires, dans les communes, pour développer des solidarités et favoriser l’activité économique. Chaque être, aussi fragile soit-il, a des droits mais aussi des devoirs.
Derniers ouvrages publiés : « La Silver Génération. 10 idées fausses à combattre sur les seniors » & « La solidarité ça existe… et en plus ça rapporte ! », Michalon