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Le soin est une activité première dans l’humanité. Là où il y a du vivant, il faut qu’on en prenne soin pour que ce vivant puisse vivre, exister. Si l’on ne porte pas une attention particulière au vivant, à son existence, si on n’en prend pas soin, il s’abîme, se détériore, meurt. Le soin, le prendre soin, n’est pas réservé aux soignants ou aux professionnels de santé. Toutes les activités de l’existence relèvent du prendre soin et toute relation humaine est une expression du soin.
Par: Clémence Joly, Médecin, responsable de l’unité de soins palliatifs, Centre hospitalier de Pont Audemer (Eure) /
Publié le : 18 Février 2016
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
Dans notre société occidentale hyperindividualiste, survalorisant l’autodétermination des individus, société de l’hyperperformance et de l’immédiateté, de la maîtrise et du faire, de plus en plus normée, standardisée, le prendre soin ne véhicule pas d’utilité, au sens économique, et n’a conséquemment pas de place. Le soin est malmené et les soignants mal compris. L’organisation de la société selon la valeur économique, l’utilité, questionne la place du malade, vieux, dément, au corps abîmé : « il ne rapporte rien ». « Pourquoi faudrait-il en prendre soin ? ». « Pourquoi mobiliser des ressources pour lui, alors que, contrairement à d’autres, il n’a pas de valeur économique ni producteur, ni consommateur ? ». La singularité du malade (et surtout du grand malade), son rythme, sa lenteur, sa personne, sa subjectivité ne font pas sens. Devant cette absence de sens, on valorise le respect du protocole, la conduite à tenir, le règlement, la traçabilité. Le patient doit rentrer dans la « bonne case ».
Que peut alors représenter le soin ? Quelle parole les soignants peuvent-ils ou doivent-ils avoir dans notre société postmoderne violente ?
Les soignants ont une parole fondamentale à dire au monde. Les soignants sont au contact de la vulnérabilité : celle des malades, et par ricochet, la leur. La vulnérabilité est le grand tabou de notre société, elle ne peut coexister avec notre idée de l’homme postmoderne. Rencontrer un malade, c’est rencontrer une personne vulnérable, fragile, et fragilisée par la maladie, les événements de vie. Par la nature même du prendre soin, dans le cadre d’une activité professionnelle ou non, ceux qui viennent à la rencontre de la vulnérabilité sont toujours renvoyés à leur propre vulnérabilité et à la vulnérabilité en général. Ils l’affrontent, la rencontrent, la prennent en soin. Ils sont une loupe, un révélateur de l’existence de la vulnérabilité chez l’homme, dans notre société. Par leur travail, par les valeurs qu’ils portent, par leur attention aux plus fragiles, ils sont en décalage avec les valeurs de la société postmoderne, ils touchent du doigt l’impuissance et la finitude de l’homme qu’on ne veut plus voir.
Par ce fait même, ils approchent l’essentiel de la vie. Soigner permet d’apprendre à vivre. Le soignant est constamment remis en question dans sa vie par les malades rencontrés, par les situations affrontées. Il est bousculé, au même titre que ses malades, confronté à l’essentiel : la vie, la mort, le lien, la relation, l’existence.
Les soignants, tous ceux qui accompagnent les malades les plus fragiles, ont une parole à dire. Ils disent à la société : c’est la relation, la rencontre qui est essentielle, la relation prime sur la toute-puissance ; les plus vulnérables peuvent aussi nous apprendre quelque chose sur nous même, sur la vie. Ils disent l’importance de la présence à soi-même et à l’autre, présence qui apaise. Ceux qui soignent vivent l’accueil inconditionnel de tous, y compris de ceux qui sont les plus dépendants, fous, moches, récalcitrants, déroutants, ceux qui ne rapportent que si peu de T2A. Les soignants et bénévoles font donc vivre des valeurs dont les personnes malades ont soif et dont notre société a urgemment besoin.
Les soignants, par leurs paroles, par leurs actes, par leur présence ne prennent pas soin que des malades, mais aussi de la société toute entière, car ils témoignent de la dignité de toute personne humaine, même la plus abimée. Ils témoignent qu’« être » peut être aussi important que « faire ». Ils font l’éloge de la lenteur, de la présence à soi et aux autres, de la profondeur de la relation. Les soignants doivent continuer à aller à contre-courant. Car c’est du souci de l’humanité et du monde dont il est question.