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Les 21 et 22 novembre 2016, l’Espace éthique propose à Toulouse les Journées éthiques 2016 Alzheimer et maladie neurodégénératives. Thème de ces rencontres : « Vivre sa maladie, inventer son quotidien ». La position des aidants auprès de la personne malade y constituera un enjeu important.
Par: Véronique Lefebvre des Noettes, Psychiatre du sujet âgé, docteure en philosophie pratique et éthique médicale /
Publié le : 26 Octobre 2016
Parmi les aidants de proches atteintes de pathologies chroniques, les aidants de patients atteints de démence de type Alzheimer souffriraient davantage de stress. Non seulement la maladie d'Alzheimer ne se guérit pas, mais la reconnaissance réciproque de l'autre, comme pierre angulaire de la relation humaine et de la constitution du soi est mise à mal. Le patient à un stade sévère ne reconnaît plus le proche qui l'aide et l'aidant, en retour, souffre de ne plus le reconnaître comme étant « le même ».
Face aux troubles du comportement aigus présentés par le patient souffrant de démence, l'aidant va être jeté dans la réalité la plus brute. Confronté à cette pesanteur parfois inhumaine, la question posée est de savoir si l'aidant peut intégrer des outils psychiques lui permettant de prendre le recul nécessaire pour continuer de penser, d'interpréter, de réfléchir et de redonner du sens à cette relation mise à mal.
Ainsi, parallèlement à toutes les aides proposées à l'aidant devant l'expression de troubles du comportement de la part du patient (programmes psycho-éducatifs, thérapies cognitivo-comportementales, structures de répit), est-il possible d'adjoindre d'autres outils psychothérapeutiques ? La possibilité pour l'aidant d'associer librement et de proposer des interprétations qui donnent du sens face aux troubles du comportement observés.
Parmi ces outils, le psychanalyste Wilfred Bion (1897–1979) a décrit un concept nommé « la capacité de rêverie », modèle développé pour caractériser les échanges entre le nourrisson et sa mère. Les angoisses brutes comportementales dépourvues de mots et de sens sont reçues par la mère qui, par sa rêverie, va transformer ces angoisses en représentations pourvues de sens, représentations qu'elle peut restituer sous forme apaisée.
Nous proposons de transposer ce modèle à la relation aidant-patient. Il s'agit de savoir si l'on peut proposer à l'aidant un travail psychique aux interfaces du réel, de l'imaginaire et du symbolique lui permettant d'exprimer ses émotions et de formuler des interprétations devant des troubles comportementaux du patient dément.
Une fille et une petite-fille s’occupent plusieurs fois par jour de Victorine, 88 ans, souffrant d’une maladie d’Alzheimer sévère au domicile, totalement dépendante pour les actes de la vie quotidienne et présentant une délire de persécution centré sur ces deux aidantes « naturelles ».
Au fil des entretiens se dessinent un début d’interprétation des troubles du comportements sous la forme d’une identification projective exprimée sous la forme délirante d'une culpabilité ancienne, réactivée par la même maladie que sa grand-mère, où la promesse symbolique d'être dépossédée de sa maison irait de paire avec la dépossession de ses capacités cognitives. Alors des paroles peuvent se dire entre ces trois générations de femmes éprouvées : « tu crois que je suis heureuse de vous voir, vous qui voulez me prendre ma maison ? dit Victorine». « Mais moi j’ai toujours un sourire pour toi » dira sa petite-fille. « Comme tu ressembles à ta mère ! » reprendra Victorine.
Au fur et à mesure, l' « inacceptable » du délire de Victorine trouve une ébauche de cohérence dans le récit partagé par les deux aidants. Les interprétations ne sont pas des assertions, elles n'ont pas valeur de vérité. Elles tendent toutefois à diminuer la tension observée à l'évocation des troubles du comportement en début d'entretien.
Le travail particulier que propose la rêverie de l'aidant est de donner du sens à ce qu'il observe, notamment les troubles du comportement, pour l'aider à replacer le patient dans la position du sujet et ne pas le réduire à sa maladie. Rêver le patient dans ce qu'il a été, et raccrocher les éléments du passé à ce qui est supposé être pensé ou vécu ici et maintenant, c'est le réinscrire dans son histoire de vie et le regarder autrement. Ainsi, on apprend que Victorine avait une voix douce et mélodieuse, qu’elle lisait des poèmes et savait apaiser les conflits et les petits bobos des enfants.
Suivant le modèle de Bion, la capacité de rêverie a pour but de protéger le récepteur (l'aidant), mais aussi de restituer à l'émetteur (le patient) une réponse qui soit débarrassée de la charge agressive que comportent ces troubles du comportement. Il s'agit de se servir, dans « l'ici et le maintenant », de moyens du bord pour communiquer à un moment donné. Cette réponse peut être corporelle, sensorielle, ou verbale (toucher, regard, chant, poésie...). Elle s'invente, se recrée et s'improvise pour chaque situation.
Bien entendu, l'aidant soumis aux agressions très concrètes des troubles du comportement est d'abord en attente d'une réponse urgente. Il s'agit donc de répondre d'abord à cette crise qui, pour bruyante et pressante qu'elle soit, appelle de la part du soignant une analyse fonctionnelle de la situation. C'est à distance de cette crise, dans un temps et un lieu plus apaisé, que peut être envisagé un travail psychothérapeutique complémentaire.
Certes, la capacité de rêverie de la mère pour le nourrisson et celle déployée par l'aidant pour le patient malade d’Alzheimer ne sont pas de même nature. Cela étant, rêver le patient agit comme une trame, un filtre créatif ou une nouvelle relation reste à inventer, à écrire, et cela jusqu'au bout. L'aidant devient alors, par la narration, le traducteur d'une identité qui n'a de sens que parce qu'elle s'inscrit dans une histoire singulière. L'étiquette métonymique d'Alzheimer se découd alors pour restaurer le patient dans sa fonction de sujet à part entière.