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"La question est in fine celle du sens que nous voulons donner au soin médical moderne ? Voulons-nous les inscrire dans cette logique qui surenchérit toujours du « guérir à tout prix » ? L’injonction primordiale de la médecine n’est-elle pas fondamentalement une réponse d’accompagnement à l’appel de celui qui souffre, indépendamment du caractère curable ou non de sa maladie ?"
Par: Anne-Lyse Chabert, Philosophe, Département de recherche en éthique, Espace éthique région Île-De-France /
Publié le : 02 Novembre 2016
Heidegger disait qu’à peine un individu est né qu’il est déjà voué à mourir. Même si la mort reste par définition l’expérience impossible à dépasser, nous devons garder à l’esprit que nous sommes tous mortels, tous déjà en fin de vie -certes à des niveaux plus ou moins aigus - mais dans la même perspective de déclin. La question de la mort devrait donc habiter tout un chacun, pas seulement au dernier moment de son existence ou de l’existence d’un proche, mais de façon continue comme toile de fond.
Souffrance, renoncement, fin de vie. Que nous disent ces mots de manière isolée sur leurs sens et sur les symboles qu’ils véhiculent ?
Les mots travaillent sur notre pensée, notre façon de nous représenter les situations. Ils sont donc le premier outil sur lequel doit s’appuyer le philosophe en explorant leurs significations.
Le mot « souffrance » vient sans doute du latin « endurance ». Le concept a une tonalité très négative dans notre société moderne où il apparait comme le repoussoir par excellence de l’existence humaine. Si la souffrance était vue au Moyen-Age christianisé comme le grand vecteur de salut, dans nos sociétés, il n’est plus possible de la justifier. Mais peut-être ne faut-il pas s’éloigner du fait qu’elle est aussi le lieu par excellence de l’inattendu. On peut entendre le mot souffrance comme tout ce qui affecte un être vivant, étymologiquement tout ce qui « s’offre » à lui, même s’il s’agit d’événements qui s’offrent de manière plus ou moins âpre. Le meilleur comme le pire peuvent s’y rencontrer : certaines solidarités invraisemblables peuvent émerger dans ces moments. Pourrait-on souhaiter une existence qui ne passe jamais l’épreuve de la souffrance, est-ce une hypothèse tenable ? Ne peut-on considérer que la souffrance, certes régulée au mieux, constitue une partie de notre humanité ?
Renoncement, concept très simple qui vient de la négation : renoncer au traitement, c’est dire non au traitement mais c’est également associer une position défaitiste puisque cette fin de traitement sera vraisemblablement suivie de la mort du patient. Est-ce qu’en renonçant au traitement, on se positionne contre la vie ?
Enfin, l’expression « fin de vie » sonne de façon un peu étrange dans la mesure où comme nous l’avons déjà dit, nous sommes déjà tous engagés dans un processus de fin de vie à des stades plus ou moins aigus.
Que nous disent toutes les connotations que véhiculent ces mots pour se positionner dans l’existence ? Quelle influence sur nos façons de prendre des décisions dans les moments de fin de vie imminente ? De les accepter, de les tolérer, de se révolter contre elles ?
Je n’esquive pas le fait qu’il y a effectivement des problèmes à résoudre de manière urgente lorsque le proche, que nous pouvons devenir, vient à vivre ses derniers moments. Il faut bien apporter une réponse.
Cet été, il se trouve que j’ai rencontré cette situation par rapport à une personne très proche. Une première chimiothérapie avait remarquablement bien fonctionné mais en peu de temps et de manière soudaine, l’état de santé de cette amie s’est considérablement dégradé. L’alternative médicale qui a alors été proposée était celle d’une seconde chimiothérapie ou du choix des soins palliatifs. Cette amie d’une cinquantaine d’années a choisi les soins palliatifs. Cette décision n’est pas évidente à digérer sur le coup mais quoiqu’il en soit il faut la respecter sans la juger. C’est toute la dignité du patient, et d’une façon plus large de l’humain à choisir qui est engagée ici - pour dire oui, il faut avoir la possibilité de dire non aussi. Non seulement, nous plaçons tous notre seuil de tolérance à la souffrance à des niveaux différents, mais ce seuil est à-même de changer selon les circonstances.
Donc mon amie n’a survécu que quelques jours puisqu’elle a refusé les traitements, mais c’était son choix.
Je mets en garde sur notre usage courant des mots, lorsque nous employons le mot « renoncement », c’est finalement la même chose que quand nous parlons de « fin de vie » puisque nous sommes tous concernés, tous aussi vulnérables, tous aussi susceptibles de souffrir, même s’il y a des individus plus ou moins exposés. Renoncer, c’est dire non en l’occurrence au traitement mais de manière plus générale à une certaine façon d’envisager la vie, puisqu’en renonçant au traitement, la personne sera vouée à la mort. Or renonce-t-elle vraiment ou n’est-ce pas à un moment la meilleure solution qui se présentait et qu’elle a jugé digne d’être choisie ? Est-ce un pied de nez à la vie, ou n’est-ce pas plutôt une manière de s’inscrire dans son prolongement ?
En effet, renoncer, c’est bien dire non à quelque chose, c’est donc déjà porter des valeurs, émettre un jugement à partir d’une position tacite. Ici, le patient qui renonce à l’enjeu technique que pouvait jouer la médecine en faveur de son état de santé ne se place pas nécessairement contre la vie elle-même, même si c’est un aspect difficile à comprendre, surtout quand on est immergé dans le problème du fait de sa profession ou de sa proximité avec la personne qui meurt. Je crois que nous avons un réel problème dans nos sociétés modernes, qui se pose avec d’autant plus d’acuité dans le milieu du soin, à savoir que tout nous pousse à nous écarter du phénomène et de la pensée même de la mort. Or nous y serons tous à un moment ou à un autre confrontés, et les praticiens du soin particulièrement. Il est donc urgent de ne pas se crisper sur la notion mais d’essayer d’avoir un autre rapport à la mort. En commençant par ne pas la placer comme l’antivaleur de l’existence si la mort en est bien une fin biologique. Nous comprendrons alors certainement mieux les véritables enjeux des fins de vie imminentes, et serons mieux à même d’aider les proches et la personne elle-même à comprendre que quel que soit son choix, il n’y a pas nécessairement une rupture par rapport à la vie dans le cas où le patient décide d’arrêter les traitements, qu’il n’a pas une position nécessairement défaitiste. Cela peut peut-être participer à donner plus de libertés et de pertinence dans les derniers choix du patient.
La question est in fine - particulièrement pour les professionnels de santé - celle du sens que nous voulons donner au soin médical moderne ? Voulons-nous les inscrire dans cette logique qui surenchérit toujours du « guérir à tout prix » ? L’injonction primordiale de la médecine n’est-elle pas fondamentalement une réponse d’accompagnement à l’appel de celui qui souffre, indépendamment du caractère curable ou non de sa maladie ?
En conclusion, il est important de toujours se rappeler que la médecine constitue un grand artifice au phénomène naturel, que ses avancées et ce qu’elle permet aux hommes est profondément louable si nous savons continuer à faire primer l’humain qui est à la base de tout acte médical. Est-il besoin de rappeler que le serment d’Hippocrate insiste déjà sur la volonté de venir en aide à celui qui souffre ? C’est pourquoi il me semble qu’il faut dès à présent se rapprocher de ces problèmes liés à celui qui va mourir de façon imminente, pour ne pas être désemparé lorsque vous serez confrontés de facto à la situation, et pouvoir mieux l’appréhender, sous un angle moins agressif. En médecine plus que n’importe où ailleurs, il est crucial de ne jamais se laisser envahir par le problème technique mais revenir aux sources de la profession.