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"Fort intéressé par la médecine, une discipline qu’il aurait pu faire sienne s’il n’avait exercé ses talents d’écriture, l’auteur endosse en quelque sorte la blouse blanche pour se transformer en médecin des âmes. Après tout n’est-il pas ce docteur S (interprété par Odile Cohen) qui semble présider aux destinées des passants transitant par ce no man’s land ? Mi-gardien des âmes, mi-médecin, mi philosophe, le docteur S orchestre leurs déplacements sans rien maîtriser. Est-elle usurpatrice, manipulée ou tout simplement impuissante ?"
Par: Monique Charron, Rédactrice médicale et chroniqueuse culturelle /
Publié le : 29 Mars 2017
Philosophe de formation et écrivain de renom, auteur du Visiteur, de La Nuit de Valognes, de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, d’Oscar et la Dame rose et plus récemment d’Elixir d’Amour, Eric Emmanuel Schmitt nous entraîne avec cette pièce dans les turbulences de cet état intermédiaire baptisé « coma » dont on devine l’ampleur dramaturgique.
Il éclaire à sa façon quelques thèmes chers à l’Espace éthique, questionnant avec talent, humour et gravité les notions de liberté, de directives anticipées, d’égalité sociale, de fin de vie, de dons d’organes.
Notre précédente chronique, inspirée par le traitement cinématographique du don d’organes qu’administrait Katell Quillevéré dans son film Réparer les vivants nous confrontait au réalisme cru d’un bloc opératoire, au chevet de Simon, victime d’un accident de la route… Nous revoici plongés dans la même incertitude déclinée ici au théâtre.
Sur un ton plus philosophique et plus onirique, la pièce d’Eric Emmanuel Schmitt nous transporte dans un lieu non identifié, un entre- deux, entre vie et mort ressemblant au hall d’un grand hôtel, à l’accueil d’une clinique aseptisée, à moins qu’il ne s’agisse d’un asile de fous…Cet espace indéfini dont l’accueil est assuré par deux anges aux prénoms interchangeables ressemble à s’y méprendre à une salle d’attente qui s’avère être un coma dont l’issue est inconnue avec pour les plus chanceux un retour à la vie, le trépas pour les autres.
Fort intéressé par la médecine, une discipline qu’il aurait pu faire sienne s’il n’avait exercé ses talents d’écriture, l’auteur endosse en quelque sorte la blouse blanche pour se transformer en médecin des âmes. Après tout n’est-il pas ce docteur S (interprété par Odile Cohen) qui semble présider aux destinées des passants transitant par ce no man’s land ? Mi-gardien des âmes, mi-médecin, mi philosophe, le docteur S orchestre leurs déplacements sans rien maîtriser. Est-elle usurpatrice, manipulée ou tout simplement impuissante ?
Tandis que les passants-patients s’insurgent contre le sort qui leur est réservé, essayant de maintenir un vague contrôle sur leur vie ou d’user de leur influence sur le Docteur, l’ascenseur -personnage central- rythme les destinées de chacun les renvoyant vers le haut ou vers le bas, sans tenir compte de leurs qualités humaines, de leurs exploits, de leurs souffrances et encore moins de leurs doléances.
Tous sont des accidentés de la vie, fragiles du cœur pour certaines comme cette femme de ménage subtilement interprétée par Michèle Garcia, réduite au prénom de « Marie » générique pour les domestiques ou comme cette handicapée- moteur (Laura) qui se déleste de sa carapace pour virevolter sous les traits de Noémie Elbaz D’autres sont des accidentés de la route également cabossés par l’abus d’alcool et des traces indélébiles de dépression tel ce Julien Portal (Davy Sardou) métamorphosé par l’amour , ou de simples victimes d’accident de vélo comme le Président Delbec (Jean Jacques Moreau) Les pathologies chroniques ne sont pas épargnées le coma diabétique du mage Radjahpour savoureusement interprété par Jean Paul Farré est là pour en témoigner. Tous ces personnages en sursis continuent à vibrer sous l’effet des machines (peut on supposer) tandis que leur avenir ne relève plus que du hasard.
Faut-il y voir une critique de l’efficience médicale, à peine esquissée au début de la pièce ou la conviction sartrienne que l’homme ne maîtrise rien pas même le sens de sa vie ? La religion pourrait également se sentir égratignée, cette religion qui séparant âme et enveloppe charnelle voudrait « faire gober que le corps est ailleurs « dixit Julien Portal.
L’auteur brasse avec une grande aisance trois questions majeures : peut-on apprivoiser la mort ? sachant que cette hantise de la mort empêche de vivre bon nombre d’entre nous, le don d’organes et la liberté individuelle. A cet égard, Jean Paul Farré ce truculent mage qui distribue ses cartes de visite à tout va, et tente d’imposer sa volonté lui qui plaide pour « un petit grain de sable humain pour en finir avec le hasard », réussira à décider de sa mort et à faire cadeau de son cœur à la jeune Léa. « Il faut qu’on se serve de moi « clame celui qui essaie de se racheter de sa conduite de père défaillant. Mais répare t-on vraiment ? Cette rencontre improbable entre un donneur et un receveur qui relève de la fiction vient adoucir l’injustice des disparitions successives.
Ni châtiment, ni récompense, la mort reste un mystère sous la plume du dramaturge qui décline ici toutes les potentialités d’une situation éminemment théâtrale, saupoudrant son discours de doutes, de surprises pour le bonheur des spectateurs. Confrontés aux caprices de cet ascenseur qui régit la vie des personnages, à notre tour, nous nous interrogeons sur notre identité, la signification de l’égalité sociale (avec la femme de ménage), du pouvoir (avec le président) réfléchissons sur la matière et le hasard (avec le mage) qui nous incite à une redéfinition de la providence, de la volonté de rachat et de sacrifice et à ce cadeau à la vie qu’est le don d’organes.
Preuve que philosophie, éthique et dramaturgie font bon ménage
* L’Hôtel des deux mondes, pièce de Eric Emmanuel Schmitt, créée en 1999 dans une autre distribution est ici mise en scène par Anne Bourgeois .A l’affiche du Théâtre Rive gauche Rue de la Gaieté 75014 Paris.