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Hommage à Claude Jasmin, professeur d'oncologie mort samedi 19 août 2017
Par: Claude Jasmin, Professeur de cancérologie / Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /
Publié le : 23 Août 2017
Ce cancérologue était un ami. Il m’a accompagné et soutenu dans mes premiers pas “en éthique”. Indispensable conseiller, il fait partie des quelques personnes ayant inspiré la démarche qui aboutira en 1995 à la création de l’Espace éthique.
Homme de réflexion et de spiritualité, il s’interrogeait sur le sens de la relation de soin, et s’était attaché à développer des approches jusqu’alors inédites que, plus tard, la “démocratie sanitaire” ramènera aux “droits des malades”. Ses conceptions étaient d’une autre exigence, soucieux d’un rapport humain rigoureux, confiant et authentique avec celles et ceux qui s’en remettaient à lui.
Claude a été un pionnier en de nombreux domaines. Il a su comprendre ce que le sida provoquerait tant dans les champs du rapport à la personne malade, à sa qualité de vie, à la communication de l’information, au partage de la prise de décisions, aux modalités de la recherche et de l’accès aux traitements. Conscient de l’importance de penser les mutations sociales profondes liées aux avancées biomédicales, dans le cadre de l’International Council for Global Health qu’il a créé et présidé, Claude a organisé des rencontres thématiques associant les meilleures compétences autour des enjeux émergeants de la santé publique. À ce propos, son investissement aura été important, à la fin de sa carrière d’hématologue, dans le champ de la longévité et, en tant que cancérologue, de la relation entre vieillissement et cancer. Il est l’un des promoteurs français de l’oncogériatrie.
En hommage à Claude Jasmin, je présente les notes tirées d’une conversation avec lui le 15 mai 1992.
Emmanuel Hirsch
Depuis des années, j’ai essayé de progresser dans l’écoute davantage dans un travail avec les patients qu’au sein de l’équipe. Il faut réaliser tout ce que le malade peut nous apprendre, et tenir compte de l’importance de cette attention dans la pratique médicale. Ainsi j’ai progressé, bénéficiant du dialogue avec certains malades. Ils m’ont fait comprendre que le médecin était souvent handicapé en ce qui concerne la parole, ne sachant ni le moment, ni le comment, ni le pourquoi d’une parole pourtant si importante dans certaines circonstances.
En 1983, dans le premier livre que j’ai écrit et publié aux éditions Laffont, Parce que je crois au lendemain, je me suis efforcé de rapporter les paroles des patients et la manière dont je les avais vécues.
J'ai appris la douleur dans mes livres mais on ne m'avait rien dit de la souffrance, car la souffrance a une autre dimension que la douleur. Elle conteste l'homme et lui montre sa fragilité. Cette souffrance, je l'ai souvent rencontrée. Désespérance d'une angoisse qu'il est si difficile voire impossible de faire partager par les autres. Elle ajoute, à la douleur physique, une dimension de solitude.
Le recours aux techniques anglo-saxonnes de lutte contre la douleur a joué un rôle décisif. Et puis il y a eu la découverte de cette autre dimension de la souffrance, celle de l’incommunication qui est du reste fort bien décrite dans un livre comme La mort d’Ivan Ilitch, de Tolstoï.
L’approche des anglo-saxons a été surtout pragmatique et technique, alors qu’en France notre sensibilité ambivalente concédait la place dominante, la belle part, à la tendance euthanasique. Il semblait en effet plus simple de recourir à l’euthanasie plutôt que d’envisager d’acquérir et de maîtriser les savoirs que supposent les soins palliatifs. Quand on est médecin, il faut effectivement évoluer dans ses conceptions personnelle pour parvenir à modifier, en les améliorant, les conditions de la fin de vie des autres.
La solution moderne qui apparaît s’imposer de plus en plus dans notre société est l’euthanasie. Elle est en effet plus facile à mettre en œuvre... C’est pourtant par la réflexion amorcée vers 1983 qu’il m’a été donné de comprendre que lorsque l’on consent à faire l’effort d’écouter et de percevoir l’autre à travers sa parole, notre propre regard sur la vie diffère et s’enrichit. Il y a là pour l’homme une possibilité d’épanouissement véritablement fabuleuse.
Les soins palliatifs constituent peut-être l’une des rares circonstances où le médecin peut parler au patient. Souvent on échange quelque propos sans aborder des domaines réels ou important, alors qu’en de vie peut s’exprimer ce qui a une authenticité et une valeur infinies.
On meurt aujourd’hui essentiellement à l’hôpital. Nous en sommes encore au début des soins palliatifs, avec comme autre approche, selon moi contradictoire, la mort dite assistée ou douce. Les enjeux me semblent donc importants. De même qu’on a été dans l’incapacité d’organiser la vie dans la cité, dans les banlieues, avec la violence ainsi générée, de même on ne sait pas organiser la fin de vie. J’estime donc qu’il convient d’y réfléchir et de parvenir ç préserver les gens dans leur espace de vie jusqu’au terme de leur existence. Il s’agit donc d’un défi à plus d’un titre.
Le besoin de combler l’espace entre l’euthanasie d’un côté et l’acharnement thérapeutique de l’autre, en particulier dans les hôpitaux universitaires, est essentiel. Mais je crois aussi qu’il faut insérer dans la société la perspective des soins palliatifs.
Ce à quoi correspondent les soins palliatifs, c’est à l’inscription de la fin de vie dans un autre mouvement de pensée que celui proposé par une conception de la “mort dans la dignité”. Il s’agit de défendre une d’idée qui relève de ce qu’est notre conception de l’homme.
Au-delà du combat pour les soins palliatifs, les enjeux me semblent donc encore plus décisifs que la seule organisation de soins en fin de vie. Ils se préciseront certainement au cours des temps avenir. Entre l’eugénisme et la thanatologie, cette vision de l’humain complètement fabriqué par l’homme devient une tentation importante. Préserver la vie jusqu’au bout avec tout ce qu’elle a d’humain, c’est une des missions déterminantes des soins palliatifs.
Je me méfie un peu de l’impérialisme du langage scientifique, de celui qui sait et qui est donc sensé apporter les solutions. Comment arriver à tempérer des passions qui se présentent forcément de manière antagoniste ?
En mars 1992, à la fin du congrès Cancer, sida et société, Elie Wiesel a évoqué la maladie d’Alzheimer. Il disait que ce qui le surprenait dans cette pathologie c’est que l’on finit par en vouloir à ces malades : ils suscitent la colère. Ce sont les autres qui souffrent, alors que le malade donne plutôt l’impression de pénétrer dans un monde inaccessible. Wiesel le considère comme un livre qui perd chaque jour une page et dont il ne restera plus que la couverture.
On va être confrontés à ce problème social de malades qui sont ailleurs, absents et posent d’immenses problèmes pratiques. On voit, notamment aux Etats-Unis qu’ils suscitent une extraordinaire tentation euthanasique. D’autant plus qu’on ne sait pas encore comment imaginer des soins palliatifs lorsque le contact avec la personne est apparemment perdu. Le médecin se trouve sur la touche face à cette détérioration relationnelle.
Il faut que dans ce vacarme du pouvoir de la science, ce que représentent les équipes engagées dans les soins palliatifs soit véritablement explicité et compris. Pour l’instant le combat me paraît inégal. Les soins palliatifs sont encore trop confidentiels par rapport aux tendances qui nous menacent.
Ces questions relatives à l’accompagnement, à l’acharnement thérapeutique ou à l’euthanasie ont des dimensions sociale et spirituelle éminentes.
Notre responsabilité est confrontée au savoir-être de notre société au regard de son devenir. Sans être quelqu’un qui veut interrompre le progrès, j’affirme qu’il ne peut pas être exclusivement pensé par les gens de la science, du savoir et du savoir-faire !
On peut se demander alors ce que signifie “mourir dans la dignité”. Certains slogans actuels en font l’objet d’une revendication. Est-ce mourir sans avoir maigri, avec ses cheveux, avec sa clarté d’esprit, sans douleur, en préservant son autonomie ? Qui va juger de la dignité ? Le médecin ou les proches ? Ce que jugent les autres comme étant la dignité est pourtant tellement relatif, tellement difficile à cerner. Je n’ai pas de définition de la dignité. Ma perception des situations évolue chaque jour et s’affine. Je pense que rien n’est universalisable lorsqu’il s’agit d’une expérience humaine individuelle, souvent solitaire.
Crédit photo en page d'accueil : Mer et Marine