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La fulgurance de ce qui se produit globalement dans les technosciences procède d’une systémique complexe qu’il est urgent d’éclairer d’un point de vue holistique, reliant les différents domaines. C’est ce que Pierre Giorgini s'applique a montrer dans son dernier ouvrage « La tentation d’Eugénie » aux éditions Bayard.
Par: Pierre Giorgini, Ingénieur, spécialiste des télécommunications, Président-Recteur de l’université catholique de Lille /
Publié le : 14 Avril 2018
Quelles sont les limites d’une analyse sectorielle des questions éthiques posées par le développement radical global et systémique des technosciences ? Autrement dit, quelles sont les limites d’une analyse appuyée sur des focus successifs, parallèles, et pas véritablement reliés, sur la bioéthique, l’éthique de l’intelligence artificielle, l’éthique des nanotechnologies, l’éthique des neurosciences… ? On peut comprendre que la complexité évidente du champ global impose sa réduction. Mais celle-ci réduit à son tour la capacité d’appréhension de ce qui relève non pas de la complication mais de la complexité des interactions imprédictibles des domaines scientifiques entre eux.
Par exemple, dans les débats en cours sur la bioéthique ou l’éthique de l’intelligence artificielle, l’approche elle-même considère le domaine visé comme cœur de l’enjeu éthique contemporain, mobilisant en majorité les spécialistes de la discipline et de ses conséquences sociétales et économiques ? Il y a de fait un biais induit par la définition du champ éthique concerné.
En lisant les articles et romans de sciences fictives[2] qui nous projettent dans des réalités le plus souvent fantasmées, on a envie de les qualifier avec le préfixe hyper ou cyber. C’est-à-dire qu’elles nous semblent hyperpuissantes, définitives, globales... Par exemple, l’hypersécurité face à la violence faite aux personnes, projetée dans les potentialités supposées des technologies du futur, nous amène à imaginer des drones « tueurs » dotés de caméras à reconnaissance faciale en capacité d’immobiliser en milieu urbain un « individu fiché » dans une zone identifiée à risque. Ce fantasme pourrait rejoindre une opinion publique prête à renoncer à sa propre liberté pour conquérir une sécurité totale, sauf d’ailleurs pour la sécurité routière qui tue cent fois plus chaque année que le terrorisme et peine à faire admettre une nouvelle limitation de vitesse. Les sciences concernées relèvent de l’intelligence artificielle, du big data, de la reconnaissance de formes et des neurotechnologies. L’hypersécurité génétique par le tri d’ovocytes, ou encore le séquençage primaire sur simple prise de sang à sept semaines de grossesse (recherche aboutie aujourd’hui qui a conduit récemment la Suisse à légiférer) sont d’autres exemples. C’est le résultat d’une combinatoire entre puissance informatique, génétique et intelligence artificielle. Comme l’hypersécurité en matière d’assurance par le profiling individuel généralisé sur le plan de la santé grâce au Big Data combiné avec la génétique et l’analyse psycho-comportementale basée sur les neurosciences et l’intelligence artificielle. On peut citer également l’hypersécurité routière avec les Google Cars, l’hypersécurité climatique avec la géo-ingénierie, l’hypercapacité d’influence avec le neuromarketing ou la cyber influence à partir du big data (Cambridge Analytica).
En fait, la systémique à l’œuvre dans les technosciences d’une manière générale tire sa puissance fulgurante de la science informatique qui, de façon non linéaire, débouche sur une hyperpuissance du traitement, du stockage et de la transmission de l’information numérisée. Cette hyperpuissance se révèle dans le champ du hardware comme dans celui du software et se combine avec le retour de l’intelligence artificielle portée aussi par cette hyperpuissance, au cœur de la volonté de traiter des masses énormes de données (cf. les GAFA ou Facebook récemment). Cette puissance interagit alors avec les trois familles de révolutions technoscientifiques du début du millénaire, à savoir les sciences du gène et les biotechnologies, les nanosciences et les nanotechnologies, et enfin les neurosciences et les neurotechnologies.
Peut-on condamner systématiquement au nom de l’éthique toute volonté de transformer biologiquement l’être humain ou de l’augmenter ? De mon point de vue, la réponse est non. Car je pense que ce qui délimite le terrain de l’éthique, ce n’est pas la référence à un ordre intangible de nature pour l’Homme (je ne parle pas de la loi naturelle mais de la nature humaine sur le plan biologique), mais la question des conséquences et de la finalité des transformations visées. Sont-elles humanisantes ou déshumanisantes, sont-elles sur la pente du plus grand Amour ou de la plus grande Charité ? Or celles-ci se déploient dans les sociétés et sont « théoriquement contrôlées » par elles, soit par le droit, soit dans le champ des consciences et des choix individuels ou communautaires. Ce sont les choix de consommation, de connexion, d’investissement… Ce déplacement de la question éthique vers la finalité et les conséquences globales nous oblige à quitter le scope disciplinaire et à regarder de façon transversale, dans une société donnée, les conséquences de la systémique technoscientifique, et pas seulement du point de vue de la discipline.
Si nous ne regardons que la « sphère biologique » en la séparant de la géosphère[2] et de la noosphère, nous risquons de survaloriser des risques éthiques qui s’avéreront mineurs car contrôlés par les consciences, le bon sens humain ou par les États (droit) ; et de sous-évaluer l’impact de signaux faibles dans le champ de la biologie qui, combinés avec d’autres évolutions sociopolitiques, se révèleront redoutables. Il en est de même à mon sens pour toute approche éthique sectorielle du point de vue des disciplines dont l’IA.
En toile de fond à tout cela, dans une communication massive non contrôlée, la combinatoire technoscientifique conduit à des récits contemporains de la modernité autour de l’idée de la machinisation croissante et inexorable de l’Homme et de la nature, y compris par la maîtrise technique du gène, et de celle de l’humanisation des machines, y compris par la naissance de pseudo-machines « naturficielles » hybridant la nature à tel point qu’on ne sait plus distinguer la part de naturel et d’artificiel. Exemples : une plante qui éclaire la nuit par l‘insertion d’une partie du gène du ver luisant dans celui de la plante ; un drone fabriqué à partir d’un insecte vivant piloté par un joystick (biobots).
Or ces récits structurent une figure fictive du futur qui manipule les consciences en créant une véritable idéologie technoscientiste si on n’y prend pas garde. L’Homme a presque appris à contrôler au niveau mondial les armes de destruction massive, est-il prêt à contrôler les armes d’influence massive, qu’elles soient biologiques (eugénisme d’État ou de communautés), géosphériques (géo-ingénierie d’influence climatique inter-États) ou psychosociologiques (influence massive d’individus ou de communautés par des États ou des organisations mondialisées [cf. Cambridge Analytica]) ? Ne faut-il pas travailler à une charte d’interdépendance solidaire mondiale sur ces sujets ? Faire émerger par exemple un accord mondial de limitation des armes d’influence massive. Cela peut paraître naïf et utopique dans le contexte actuel. Faudra-t-il un cybercataclysme mondial ravageur sur le plan des vies humaines pour le faire déboucher, comme après Hiroshima ?
En fait, réduire le débat éthique à une science ou une technoscience, c’est peut-être passer à côté des vrais enjeux. Comment contrôle-t-on à l’échelle mondiale la tentation de domination économique ou militaire associée au sentiment de toute puissance de l’Homme grâce aux technosciences en général et du fait de leur combinaison entre elles en particulier.
Le problème transversal essentiel posé sur le plan éthique par les sciences et les technologies relève alors du sentiment de toute-puissance apparente, fantasmée, arrogante, qu’elle permet à l’Homme, et qui conduit à leur idolâtrie (Technolâtrie). Günter Anders en a d’ailleurs bien décrit les mécanismes basés sur la honte de soi vis-à-vis de la technique pensée comme parfaite et toute-puissante. Honte à nous pour le climat, pour la pollution, les guerres… Tout semble concourir à retourner l’affirmation d’Albert Camus : « Il y a plus à admirer qu’à mépriser dans l’Homme ». Cela conduit à la conviction suivante, dangereuse et de plus en plus partagée : « Seule la technoscience en tant que processus sans sujet peut sauver l’humanité malgré elle». Cette conviction se combine alors avec les enjeux de domination économique et militaire, le plus souvent d’ailleurs au nom de l’intérêt général. Le pari dangereux pour les libertés et la préservation de la responsabilité ultime des humains, c’est celui de la domestication de l’Homme par l’Homme grâce aux technosciences.
Or, cette possible hyperpuissance allant jusqu’à imaginer vaincre toutes les fragilités et même la mort qui peuple les romans de sciences fictives, correspond-elle à la réalité ? Non le plus souvent, car dans la plupart des cas, la communauté scientifique est horrifiée par les extrapolations abusives des auteurs de sciences fictives qui pullulent dans les médias et dans les éditions, jouant dans les flaques de la technosphère uniquement pour éclabousser et faire le buzz. Mais à l’inverse, il serait fou de penser qu’aucun risque n’existe.
Il est donc urgent pour moi de faire sept choses au moins avant de se lancer dans un débat sectoriel :
Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, Paris, 1983 (Pocket 24), 1994, pp. 34-35.
L’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu purement animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie, l’Homme demeure lié à tous les autres organismes vivants. Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’Homme parmi les enfants de la nature. C’est le même désir d’échapper à l’emprisonnement terrestre qui se manifeste dans les essais de création en éprouvette, dans le vœu de combiner « au microscope le plasma germinal provenant de personnes aux qualités garanties, afin de produire des êtres supérieurs » et « de modifier (leurs) tailles, formes et fonctions » ; et je soupçonne que l’envie d’échapper à la condition humaine expliquerait aussi l’espoir de prolonger la durée de l’existence fort au-delà de cent ans, limite jusqu’ici admise.
Cet Homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique.