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"Penser la bioéthique maintenant, c’est parvenir à le faire face à des gens, des spécialistes justement, dont le champ, la profession, le mode de vie sont les piliers de l’évolution de la bioéthique : la médecine, la recherche biologique, la philosophie, le militantisme, la politique."
Par: Jean Lacau Saint Guily, Professeur d’ORL et de chirurgie cervico-Faciale, cancérologue, Hôpital Tenon et Sorbonne Université /
Publié le : 10 Avril 2018
« …Ton intellect, bridé par ceux qui écrivent, se nourrit d’un fourrage non naturel…tu es conduit par ceux qui font autorité et tu es trompé… »
Nicolas de Cues. La sagesse selon l’idiot 1 ; 2, 3, Hermann Editeurs
L’avantage de ce temps de réflexion sur la révision des lois bioéthiques est qu’il permet à toute personne concernée de penser, d’écrire et, écrivant, de mettre en forme ce qu’il pense de tout cela, même s’il n’est pas un professionnel de la bioéthique, même s’il se pense incompétent ou si on lui fait dire qu’il n’a rien à dire puisqu’il n’est pas professionnel; qu’il est en somme un idiot comme on disait au Moyen-âge, quand seule la Sorbonne pouvait parler. Même si l’on entend souvent que cette élaboration ne sert à rien car tout serait joué, relayant ainsi la méfiance de notre temps vis-à-vis de la politique et même de la démocratie, cette clarification que chaque individu est appelé à faire pour lui-même est un acte sain et probablement fécond, sinon dans l’immédiat du moins à plus long terme, à une échelle personnelle et collective. C’est le moment pour tout un chacun d’élaborer une sagesse, au simple motif qu’il exerce le métier de vivre. Or beaucoup de nos concitoyens se taisent, disant qu’ils n’y connaissent rien s’ils n’en pensent pas moins.
Il faut d’abord s’interroger sur ce que c’est que penser. Sur ce que c’est que penser la bioéthique, une éthique de la vie, dirait-on naïvement si l’on débarquait ou, plutôt, une éthique des biotechnologies dans l’acceptation de ce mot valise telle qu’il est proposé ici, en France, et maintenant, au premier semestre de l’année 2018.
Penser c’est d’abord y parvenir en dépit de l’information, des injonctions, de la communication, des appartenances, des groupes sociaux, des réseaux sociaux, des groupes de pression, de la mode, de l’air du temps, des lois existantes, de l’élaboration bioéthique préexistante. Penser en dépit de sa jeunesse, de sa vieillesse, en dépit de sa spécialisation comme professionnel qui est un obstacle à sa propre réflexion et à la réception par les autres de ce que l’on exprime : d’où parle-t-il ? demande-t-on dès que quelqu’un ouvre la bouche. Penser, c’est y parvenir comme soi-même roseau pensant, flexible et fragile, résistant et vivant, enraciné quelque part et soumis à tous les vents du présent.
Penser la bioéthique maintenant, c’est parvenir à le faire face à des gens, des spécialistes justement, dont le champ, la profession, le mode de vie sont les piliers de l’évolution de la bioéthique : la médecine, la recherche biologique, la philosophie, le militantisme, la politique. Spécialistes prodigieusement armés et compétents, face auxquels le simple praticien de la vie (donc de la bioéthique), qu’il l'aborde comme professionnel ou simplement comme vivant, comme citoyen, peut se sentir incompétent, empêché, n’ayant rien à dire d’intelligent voire d’intelligible dans les débats en cours. Il se sent comme l’Idiot, face au clerc et au savant, tel que le philosophe Nicolas de Cues l’a décrit dans son traité idiota de Sapientia au XV° siècle. Or l’idiot, celui qui débarque, celui qui n’a pas étudié, le bouseux ou au mieux l’artisan, comme beaucoup aujourd’hui dans le débat sur les lois bioéthiques, a des choses à dire, s’il les a auparavant pensées.
Je suis très frappé, depuis quelques semaines que j’assiste aux débats sur la loi bioéthique, par les échanges entre d’un côté les sachant, professionnels ou militants, au discours et à la réflexion rôdés et aguerris par des années de travail et d’élaboration, et de l’autre, des gens, qui prennent la parole avec leurs petites interventions bricolées, travaillées en séance, sans éléments de langage et qui se retrouvent en rase campagne face à l’artillerie lourde. Le sujet que beaucoup de ces gens essayent d’exprimer, c’est celui des limites, c’est l’intuition que certes on peut faire plein de choses prometteuses grâce à la science et à la technique, mais que beaucoup de ces choses apparaissent déraisonnables, dangereuses, que le temps - les millénaires - passant, l’homme reste l’homme.
Et c’est là que souvent les choses se compliquent et même s’enveniment entre les uns et les autres, la tension se manifestant entre ceux qui pensent que l’anthropologie, la science de l’homme, reste marquée par un invariant indépendant des millénaires et des sociétés, les autres soutenant que l’homme est essentiellement déterminé par son environnement et que le nôtre est infiniment différent de celui qu’il était il n’y a que cinquante ou cent ans, ce que l’on ne peut nier. Et pour les mêmes raisons certains défendent que les limites que se donne la civilisation sont déterminantes pour la définir, cette civilisation, comme humaine, encore humaine, ou comme fondée sur la barbarie ; d’autres affirment qu’il n’y a pas de limites à imposer à un homme infiniment changeant et évolutif, à un homme en croissance et en expansion perpétuelles grâce à la technique qu’il se donne, fille de sa science toujours plus ouverte. Et ceux qui défendent cela ont des démonstrations construites, élaborées, intelligentes, très séduisantes, par ce qu’elles donnent de perspectives, de nouveautés vertigineuses, de ruptures intégrales dans les possibilités humaines.
Et ces démonstrations sont puissantes : elles s’appuient sur la pensée numérique, binaire, qui est implacable si l’on considère que les objets de la bioéthique sont égaux, symétriques, donc numérisables ; des particules élémentaires : gènes, cellules, êtres humains, homme/femme, organes, vie/mort ; à chaque embranchement de la pensée, le binaire peut conduire bien au-delà de toute limite ; et les big data fournissent des possibilités infinies de mouliner du numérique. Ceux qui cherchent à contredire cette pensée peinent devant sa force. Et en même temps ils continuent à lutter parce qu’ils pressentent que cette pensée numérique, cette pensée binaire, ne permet pas de répondre aux questions qui sont soulevées dans ce champ nouveau de l’éthique du vivant transformé, de sa conception, de sa modification et de sa fin ; que leur intuition sur ce qu’est l’humain invariant, l’humain fragile et mortel, l’humain souffrant et limité, l’humain créateur et sensible, les conduira plus loin ou plus haut que la modélisation infinie permise par le numérique.
La pensée bioéthique de l’homme simple part de la pratique, de la praxis qu’est d’abord la bioéthique. Elle part du vivant dans le monde, du vivant qui interagit avec toute la communauté des vivants. Elle intègre le lent travail du temps, des processus biologiques, qui prime sur l’occupation de l’espace, sur l’utilisation sans frein de ressources, derrière laquelle apparaît le marché. Elle doit partir du monde et de l’homme incertain et limité. C’est ainsi que pourra s’élaborer un rappel que les sujets vivants de la bioéthique ne sont pas réductibles à des unités numériques.
Les lois bioéthiques qui sont élaborées devront intégrer la sapience de l’homme simple, une sagesse qui parlera à tous, une sagesse bioéthique qui n’imposera pas des options particulières aux dépens du tout. Elles devront privilégier la prudence. On pourra bien dire, si l’on est fâché, que cette sagesse du simple, c’est une sagesse de l’Idiot qui s’effarouche de tout progrès. On pourra aussi admettre que c’est une sagesse parcimonieuse et prudente, comprise par le plus grand nombre et qui se méfie des artifices et des aventures incertaines, une sagesse qui fera primer ce qui nous unit sur ce qui nous sépare.