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"Est-on conscient de ce qui est en jeu dans un temps d’écoute qui se doit d’identifier, à travers un échange contingenté par nombre de contraintes, la signification d’une urgence et de peser la responsabilité d’une décision ? Saisit-on ce à quoi confronte, des heures durant, cette disponibilité à l’autre qui exprime une plainte qui n’est pas que physiologique, une souffrance qu’accentue bien souvent le sentiment de solitude et d’abandon ?"
Par: Espace éthique/IDF /
Publié le : 28 Mai 2018
Des menaces sont désormais proférées à l’encontre des professionnels du Samu, et plus spécifiquement ce ceux qui assument la mission de régulation des appels. Après en avoir fait des héros dans leur mobilisation lors des attentats qui ont meurtri le pays, les voilà soumis à la vindicte publique. Cela m’apparaît à la fois inacceptable et insultant à l’égard de soignants engagés sur un front dont on ignore trop souvent la réalité quotidienne en des situations de crises vitales.
Les circonstances dramatiques révélées à propos d’un Samu au CHU de Strasbourg fin avril, sont en cours d’instruction. Il ne m’appartient pas de m’immiscer dans les procédures engagées ou de prendre la moindre position au regard du processus décisionnel de cette équipe médicale. Je m’associe sans réserve à ceux qui témoignent leur sollicitude à la famille de Naomi et, comme eux, je suis soucieux que l’on puisse tirer les enseignements indispensables de cette investigation. Face à l’irréparable, il convient à la fois d’honorer la mémoire de cette femme qui n’aurait pas bénéficié de l’écoute et donc des soins qu’aurait justifié son état de santé, et de mieux prendre en compte les enjeux et les exigences d’une pratique médicale dans le contexte si singulier de l’intervention dans l’urgence.
Étant intervenu dans le cadre de séminaires de régulation médicale d’un Samu, j’ai découvert la diversité et la complexité des missions assumées par les professionnels qui accueillent les appels, conseillent, accompagnent, soutiennent et arbitrent une décision selon des critères, des arguments et des procédures concertés. Une relation très spécifique doit s’établir dans l’instant, alors que les interlocuteurs sont dans bien des cas démunis, anxieux et donc en difficulté de restituer la réalité effective de ce qu’ils vivent ou de ce à quoi ils sont confrontés. Évaluer la gravité de la situation et décider de l’option adaptée, relève d’un processus qui doit intégrer des incertitudes et des aléas que l’on ne saurait ignorer. Si la finalité immédiate est de mettre en œuvre une intervention tenant compte d’une appréciation des enjeux, les conséquences de la mobilisation d’une équipe d’intervention pourront être l’incapacité de répondre par la suite à une demande qui s’avèrerait plus urgente encore. Ce processus d’orientation dans le cadre d’un échange construit sur la base d’un questionnaire méthodique approfondi, doit donc aboutir à la décision appropriée aux circonstances dans un contexte qui, en dehors d’une sémiologie évidente imposant une intervention vitale, n’est pas toujours aussi simple et évident à formaliser qu’on voudrait le penser.
A travers mes échanges avec les professionnels du Samu, j’ai compris que nombre de circonstances très concrètes imposent une capacité de discernement qui ne se limite pas à privilégier, par précaution, la médicalisation par une équipe du Samu. Une réalité qui peut être perçue comme une urgence peut toutefois ne pas relever directement de ce dispositif dédié à des missions précises, selon une hiérarchisation des choix. Il en est ainsi de l’appel désespéré du conjoint d’un malade en fin de vie qui, désespéré, demande une hospitalisation « de la dernière chance ». Ce peut être également l’appel en pleine nuit de l’aide-soignante d’un établissement d’hébergement pour personne âgée dépendante (EHPAD), démunie de tout recours faute d’un environnement médical adapté. Sait-on l’attention et le temps consacrés à des personnes solitaires et désorientées, qui n’ont plus d’autres interlocuteur que le professionnel du Samu assurant la permanence d’une attention portée aux plus vulnérables que notre société s’est habituée à négliger ou à ignorer ? Est-on conscient de ce qui est en jeu dans un temps d’écoute qui se doit d’identifier, à travers un échange contingenté par nombre de contraintes, la signification d’une urgence et de peser la responsabilité d’une décision ? Saisit-on ce à quoi confronte, des heures durant, cette disponibilité à l’autre qui exprime une plainte qui n’est pas que physiologique, une souffrance qu’accentue bien souvent le sentiment de solitude et d’abandon ? Vivre parfois en direct la mort d’une personne à travers ce qu’en restitue un proche, tenter de trouver les quelques mots de sollicitude en ces moments insupportables, réassurer le temps qu’une équipe puisse se rendre sur place et prendre le relais face à la violence de ce qui se vit, relève d’un engagement moral d’une valeur inestimable.
Ces quelques observations ne sont pas évoquées pour atténuer en quoi que ce soit la gravité d’événements qui suscitent l’émotion et les « marches blanches ». Il nous faut pourtant approfondir une réflexion indispensable qui porte sur nos capacités à comprendre ce que sont nos responsabilités personnelles au regard d’urgences humaines et sociales que nous déléguons trop habituellement à ces professionnels si vite voués aux gémonies. Nous attendons des réponses immédiates et sommes prêts à fustiger et à condamner comme si nous étions exonérés de toute responsabilité partagée en société. Je pense également aux pompiers appelés parfois plusieurs fois dans la nuit au domicile d’une personne en situation de perte d’autonomie qui ne peut plus se remettre sur son lit, aux policiers qui passeront des heures à la recherche d’une personne atteinte de troubles du comportement errant quelque part au risque de mourir de froid. N’est-on pas tenter de leur reprocher leurs insuffisances si plus tard malheureusement elle est retrouvée morte ? Nos responsabilités ne relèveraient-elles que d’une compétence professionnelle dont nous accusons si facilement les carences, du reste sans même tenter d’en comprendre ce qui pourrait l’expliquer sans pour autant la justifier ? Lorsqu’en désespoir de cause, faute de présence bienveillante à ses côtés, la personne n’a plus comme possibilité que de contacter le Samu, ne devrions-nous pas nous demander si nos responsabilités, ne serait-ce que de voisinage, n’en appellent pas à une mobilisation plus engagée et concrète que la célébration annuelle de la « Fête des voisins » ?
Conscient que ma prise de position suscitera quelques réserves, voire la contestation de la part des personnes habituées à juger et à condamner plutôt qu’à poser les véritables questions et à affronter la complexité du réel, je tiens pourtant à rendre hommage aux professionnels du Samu et des solidarités sociales plus généralement, à leur dire mon respect pour leur engagement au quotidien. Ils permettent à notre démocratie d’être fière de cette exigence incarnée de l’idée de fraternité et seront, mieux que ceux qui les menacent aujourd’hui, en capacité de tirer tous les enseignements de circonstances que chacun d’entre nous déplore.