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"Pouvons-nous créer un îlot de « bioéthique » en France quand tous les continents autour de nous utiliseraient déjà cette technique ? Il est difficile de ne pas avoir le sentiment désagréable que ces questions ont déjà été tranchées dans la sphère de la « politique souterraine » des chercheurs, des ingénieurs et des entrepreneurs, en amont de la délibération démocratique. Une prise de pouvoir qui paraît d’autant plus inacceptable au moment où, nous l’avons vu, les citoyens sont si désireux de s’emparer de ces enjeux."
Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /
Publié le : 04 Juillet 2018
« Quel monde voulons-nous pour demain ? » C’est par cette question, simple en apparence, que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a résumé les enjeux des États généraux de la bioéthique qui se sont déroulés dans toute la France du 18 janvier au 30 avril 2018. Pour reprendre les mots du « Rapport de synthèse du CCNE », on peut y voir une manière très « large » et « inclusive » de concevoir le débat sur la société que nous désirons, mais aussi le constat d’un profond désarroi qui fait écho à la vive question que se pose Bruno Latour dans son dernier ouvrage : « Où atterrir ? » Au fil des interventions d’experts et de citoyens qui se sont succédés lors des débats que nous avons coordonnés en Île-de-France, nous avons collectivement pris conscience que nous avons changé de monde. Peut-être serait-il plus juste de se demander alors : dans quel monde avons-nous du mal à atterrir ?
Et pour cause, les enjeux de la bioéthique – génomique, procréatique, intelligence artificielle… – reflètent tout particulièrement cette impression que le monde nous glisse entre les doigts. Il suffit de prendre l’exemple de la technique d’édition du génome CRISPR-Cas9 qui montre à merveille ces successions ininterrompues d’innovations scientifiques et techniques qui nous plongent dans ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle la « disruption » – rappelons que cette technologie, développée à partir de 2012, n’existait pas lors des précédents États généraux organisés en 2011... Dès lors, il est difficile de ne pas penser que le débat démocratique et politique arriverait toujours trop tard et serait incapable de créer un ajustement entre les systèmes techniques en évolution permanente et les systèmes sociaux dans lesquels nous vivons. D’autant que la complexité à traiter ces questions donne le vertige : nous devons penser à des échelles temporelles et spatiales de plus en plus étendues. Quand on songe la « création » de moustiques résistants au parasite du paludisme nous sommes contraints de penser, non pas pour les dix ans ou les cent ans à venir mais pour l’ensemble des générations futures. De même, la colonisation de ces moustiques ne peut pas être envisagée localement, mais doit l’être mondialement. D’autant que nous ne maîtrisons pas les décisions prises par nos « voisins » proches ou éloignés. S’ajoute alors une nécessaire prise en compte du pluralisme des valeurs et une certaine course aux armements dans la concurrence internationale. Que devons-nous penser de l’utilisation des « ciseaux génétiques » CRIPSR-Cas9 testés pour la première fois en Chine sur des embryons humains viables en mars 2017, quand bien même la Convention d’Oviedo l’interdit en France et que les sociétés CRISPR Therapeutics et Editas Medicine demandent l’autorisation d’effectuer à leur tour des essais sur l’homme en Europe et aux États-Unis ? Pouvons-nous créer un îlot de « bioéthique » en France quand tous les continents autour de nous utiliseraient déjà cette technique ? Il est difficile de ne pas avoir le sentiment désagréable que ces questions ont déjà été tranchées dans la sphère de la « politique souterraine » des chercheurs, des ingénieurs et des entrepreneurs – la subpolitique, pour reprendre l’expression du sociologue Ulrich Beck –, en amont de la délibération démocratique. Une prise de pouvoir qui paraît d’autant plus inacceptable au moment où, nous l’avons vu, les citoyens sont si désireux de s’emparer de ces enjeux.
Dans ce contexte, il semble compliqué de construire une intelligence (inter legere) du monde dans lequel nous vivons, c’est-à-dire de « démêler », « discerner », « découper », puis « rassembler » et « recueillir » ensemble des phénomènes disjoints, dans un environnement mouvant et insaisissable. Ce qui est sûr, c’est que l’appel au débat « éthique » est apparu comme un moyen de renouer ce lien rompu entre science, société et politique, de clarifier collectivement les tenants et les aboutissants de sujets complexes, et de procéder ainsi démocratiquement à une consultation de la société civile. Autrement dit, de bâtir et partager un monde commun.
Seulement, se pose l’épineuse question de savoir quelle place nous devons réserver à l’éthique dans l’organisation d’un débat public et le lien qu’elle doit entretenir avec le politique pour ne pas être instrumentalisée. Il est temps de faire un retour critique et constructif sur notre expérience. Force est de constater que cette consultation a été tissée d’échanges passionnants, mais aussi de frustrations et, parfois, de dérives. La conception, portée par le CCNE, d’une éthique comme méthode de consultation afin de cartographier les valeurs et les arguments mobilisés par les citoyens sur chaque question préalablement posée a montré ses limites. Les participants lui ont souvent reproché d’être un simple sondage qualitatif, à visée politicienne, des positions de la population française, en vue de la rédaction de la loi et de son acceptabilité par le plus grand nombre – le peuple s’exprime et le législateur dispose !
C’est pour contrebalancer cette conception insuffisante, institutionnelle et restreinte que le CCNE a lui-même introduit une autre posture de l’éthique dans le débat public : l’éthique comme manière d’organiser le débat afin d’orchestrer la confrontation entre des visions différentes du bien. Cette « éthique de la discussion et de l’échange », inspirée par l’éthique de Jürgen Habermas, invite les citoyens à « discuter ensemble ». Pour cela, le CCNE a mis en place une série de procédures visant au bon déroulement des débats : la diffusion d’informations sur le site internet des États généraux, une procédure de contribution sur la plateforme en ligne, la mise en place d’un « Comité citoyen » chargé de suivre la consultation, et enfin, la nomination d’un médiateur chargé de répondre à toutes les réclamations formulées par des participants. Cependant, cette posture a été, elle aussi, fortement contestée. On lui a parfois reproché d’être une parodie de démocratie. C’est dans cette brèche que des militants ont très vite cherché à s’engouffrer, notamment lors des débats les plus polémiques portant sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires, pour s’inscrire dans la confrontation entre des visions jugées irréductibles du bien. Ce faisant, cette conception de l’éthique dans le débat tendrait à renouer avec l’esprit originel (et, rappelons-le, monarchique !) des États généraux, qui se voulaient être la seule assemblée réunissant les trois ordres, et capable de réformer la fiscalité générale. Mais, dans ce cas, quelle serait la différence entre l’éthique et le politique ?
C’est là que réside le principal écueil : la démarche éthique s’est trop souvent trouvée en confrontation directe avec le politique, et, de ce fait, est souvent apparue insuffisante. Peut-être faut-il alors trouver une autre voie pour profiter de la très grande richesse que peut apporter l’éthique dans le débat public : une éthique qui ne se laisse pas enfermer dans le politique, qui soit capable de faire un pas de côté, une éthique conçue comme une médiation et qui se propose de prendre le temps de saisir les enjeux dans toute leur complexité pour, non pas répondre à des questions précises ou donner d’emblée son avis, mais comme une manière d’apprendre collectivement à bien poser les problèmes et à construire les divergences. Il s’agit, avant tout, d’apprendre ensemble à construire le dissensus, étape préalable et nécessaire avant toute consultation à portée politique et législative. Apprendre à discerner collectivement les valeurs inhérentes à chaque position, à les mettre en question, à les confronter aux réalités des innovations techniques et scientifiques, à déterminer ce qu’on peut attendre de ces innovations et les risques qui peuvent résulter de leur mise en œuvre n’est pas simple et prend du temps. Construire le champ du dissensus, ce n’est pas non plus partir d’emblée du constat que nous allons nous affronter ou bien nous mettre d’accord ; c’est, au contraire se préparer pacifiquement à « s’opposer sans se massacrer », comme le disait magnifiquement Marcel Mauss dans son Essai sur le don. Ce que propose l’éthique comme médiation, c’est une éducation à l’ethos démocratique, seul capable de créer l’écosystème nécessaire au débat démocratique apaisé, une éthique qui relie, et, en cela, une éthique intelligente. C’est peut-être cette préparation du terrain démocratique avant la bataille législative qui nous a manqué lors de ces États généraux de la bioéthique – c’est certainement aussi ce qui avait manqué en amont du débat sur le mariage pour tous.
Mais pour cela, il faut savoir travailler dans la durée. C’est pourquoi j’en appelle à la création des États généraux permanents de la bioéthique – quel que soit le nom qu’on voudra bien donner à cette institution – comme un terreau fertile pour développer des liens durables entre la science, les citoyens, les intellectuels, les politiques, et les entrepreneurs, mais aussi reconnaître les savoirs expérientiels qui viennent de toute la société – individus et corps intermédiaires associatifs ou institutionnels. Un laboratoire indispensable au renouvellement de notre vie démocratique.