texte
article
Par: Odile Bourguignon, Professeur honoraire de psychopathologie, Université Paris Descartes, membre du Conseil scientifique de la Plate-forme veille & réflexion « Pandémie grippale, éthique, société » /
Publié le : 20 Mars 2020
Lorsqu’il est question d’une crise aussi grave que celle que nous évoquons, tous les niveaux sont interdépendants. Celui de la psychologie individuelle est un élément d’importance parmi d’autres. Pourquoi parlons-nous de crise ? L’irruption de la pandémie risque en effet d’introduire des discontinuités dramatiques dans le cours de nos processus familiers. Le mot de « discontinuité » est sans doute faible, compte tenu du danger que représenterait une vaste désorganisation sociale.
Une crise désigne « une période de déséquilibre psychologique chez une personne confrontée à un événement dangereux qui représente un problème important pour elle et qu'elle ne peut ni fuir ni résoudre avec ses ressources habituelles de solution de problèmes ».
La pandémie représente un risque vital auquel s'ajoute une menace potentielle de désorganisation sociale. Penser en termes de rupture d’équilibre permet de choisir parmi les modèles théoriques disponibles celui qui définit le psychisme comme un système de forces en équilibre, cherchant à le restaurer s'il est menacé par des pressions internes trop fortes comme une montée d'angoisse, ou par un événement extérieur qui mobilise des émotions et des représentations chez le sujet. C'est donc à partir du modèle freudien du fonctionnement psychique que je vais tenter de préciser ce que pourraient être les réactions des professionnels et, plus généralement, des individus en situation pandémique.
Dans la perspective théorique freudienne, l'hypothèse est qu'une énergie psychique d’origine corporelle, pulsionnelle, alimente un appareil psychique qui opère en régulateur, l'énergie se déchargeant sous forme de représentations, de fantasmes mais cherchant aussi à trouver des satisfactions dans la réalité. Le schéma d’ensemble est celui d’une dynamique de circulation de l’énergie cherchant constamment à conserver ou restaurer l'équilibre psychique.
Dans cette perspective, le psychisme est partiellement conscient, partiellement inconscient et se divise en trois instances : le ça, pôle pulsionnel, réservoir d’énergie propre à l'individu, ses désirs, ce à quoi il tient, comme se protéger ou se conserver en vie, lui et ses proches. La deuxième instance est le pôle surmoïque, constitué par tout ce que l’éducation a apporté à l’enfant et qu'il a intériorisé : les idéaux, prescriptions, devoirs et interdits. Le troisième pôle est celui du moi, qui se développe au contact de la réalité, une instance médiatrice entre les deux instances précédentes, pulsionnelle et surmoïque. Le moi vise à composer avec la réalité « telle qu’elle est », tente d'apaiser les conflits intra-psychiques et protège l'individu en déclenchant des mécanismes de défense en cas d'angoisse. Il vise à maintenir un équilibre si possible satisfaisant. Si trop d’efforts doivent être consentis, il peut s’ensuivre des réactions névrotiques ou psychotiques.
Imaginons le cas de figure de déclenchement d’une pandémie. Un tel état de fait est de nature à bouleverser en profondeur les équilibres internes de chacun d’entre nous. Outre la menace vitale, l’affectation de proches ou le risque de désagrégation du corps social sont à évoquer. Des conflits intra-psychiques ne manqueraient pas de survenir, par exemple, entre le besoin de se protéger soi-même, l'amour de soi et le sentiment du devoir, de l'obéissance à l'autorité, le respect des valeurs de solidarité et d'équité.
Des circonstances extrêmes peuvent provoquer une refonte de l'équilibre psychique sur de nouvelles bases. Bien entendu, un individu peut privilégier les impératifs du surmoi: la conscience professionnelle, l’image qu’ont les autres de soi et peuvent être déterminants. Des représentations positives de son rôle dans la société opèrent comme de puissants vecteurs de civisme. Il ne faut pas être un lâche. Il faut être un professionnel sérieux. Dans cette logique, on doit lutter avec les autres. « Il faut y aller », en quelque sorte. Les injonctions surmoïques, en temps de crise, cimentent la cohésion sociale. C’est en ce sens qu’il faut entendre la réaffirmation constante des droits et des devoirs envers autrui, en toutes circonstances.
Mais le nouvel équilibre psychique peut a contrario favoriser le pôle pulsionnel et l’investissement narcissique. Un professionnel peut choisir de « sauver sa peau », de « sauver les siens » sous l'effet de la peur ou de l’angoisse de la mort. Le choix de la survie manifeste le triomphe du besoin d'autoconservation. Si un grand nombre de personnes font ce même choix, il peut en résulter des comportements de panique. Le « sauve-qui-peut » dissout les valeurs humaines et sociales auxquelles les sociétés font ordinairement référence. Les portes d’entrée des hôpitaux pourraient être forcées en situation pandémique. Si un trop grand nombre d’individus sont dans l’impossibilité d’affronter le conflit psychique induit par la crise, alors le pire est à redouter.
Le sentiment de sa propre vulnérabilité peut expliquer la force soudaine et brutale de la pulsion d’autoconservation. Certes, le seuil du tolérable varie selon les individus. L’événement pandémique ne menacera pas chez tous les mêmes valeurs et ne mettra pas en lumière les mêmes enjeux psychologiques. Parfois, le conflit psychique peut être si aigu, si insoluble, qu'il se déchargera dans l'agir. L’activité peut protéger de l’angoisse. L'accomplissement de son devoir peut donner un sens à l'action.
Les réactions initiales ne sont pas nécessairement définitives. Chacun est susceptible d’évoluer. On peut d'abord choisir de fuir avant de retourner lutter. Ou encore lutter en connaissant le risque et, finalement, abandonner et fuir. Ou vouloir se mettre en accord avec ses exigences surmoïques et devenir un exemple. Bon nombre de héros se sont révélés tels sous la seule pression des événements. Nul n’aurait pu au départ déceler chez eux de telles potentialités. Une réaction initiale à la pandémie grippale ne saurait préjuger en aucun cas de la réaction ultérieure.
Pouvons-nous prévoir la manière dont quelqu’un peut réagir en cas de stress intense, puis durable, en présupposant que la modification de l'environnement ne remette pas en cause les règles de la vie en société ? La littérature sur la peste montre une dissolution des points de repère habituels, lesquels sont ou non remplacés par d’autres. À envisager la pandémie, il faut avouer que la prévision est difficile, voire impossible. Trop de facteurs entrent en jeu qui ne sont pas tous d’ordre psychique : la proximité et l'exposition à l'événement, ses représentations dans la population, le moment où il survient, y compris dans sa propre vie, son degré de responsabilité dans les événements...
De façon générale, plus la fonction professionnelle de quelqu’un est reconnue, plus son niveau de responsabilité est élevé, plus il est enclin à respecter ses devoirs. Concomitamment, son degré d’autonomie est élevé. À l’inverse, il existe des personnes qui ne peuvent trouver par elles-mêmes leur loi et déterminer le principe directeur de leurs actes ou ne peuvent même pas penser par elles-mêmes. Les événements surviennent sur des terrains psychiques plus ou moins fragiles. Chacun de nous traverse des périodes dans son existence où il est plus vulnérable qu'à d'autres. Si nous devions être affectés par une pandémie grippale de grande ampleur, sans doute les personnes dévouées le resteront-elles, respectant les idéaux qui sont accord avec leur conscience, une telle crise pouvant même aiguiser les tendances altruistes. Ceci pourrait avoir une importance centrale du point de vue de la survie de la société telle que nous la connaissons. En effet, ces personnes joueront un rôle déterminant en tirant leur entourage vers le haut, leur exemple rappelant ces devoirs dont nous avons déjà abondamment débattus au cours de cette journée. Mais d'autres peuvent réfléchir à deux fois avant de risquer leur vie dans l'exercice de leur métier. La motivation professionnelle ne saurait être considérée, à elle seule, comme déterminante. Quels que soient les rôles et les professions, certains auront la capacité d’affronter l’adversité et d’autres se replieront sur eux-mêmes, cherchant à « éviter le danger ». Quantité de personnes se contenteront d’imiter les autres.
En définitive, différentes options sont ouvertes en temps de crise. La peur d’être stigmatisé comme un lâche, le besoin d’obéir (d’être réquisitionné) comme l’authentique volonté d’affronter la crise se révéleront utiles. Lutter dans un contexte angoissant est de nature à souder la camaraderie dans un groupe. L’émergence de logiques collectives positives ou négatives n’est pas déterminée a priori. Un individu est également sensible à son environnement. Le climat général aura son importance servant de caisse de résonance aux inquiétudes individuelles. De plus, notre société contemporaine est fragile, plus orientée vers l'assurance que vers le risque.
Un événement majeur comme pourrait l'être une pandémie est de nature à favoriser l’émergence de personnalités jusqu’alors passées inaperçues qui puissent s'y mesurer. Il s’agira d’accepter ces volontaires aux compétences hétéroclites (pas nécessairement des professionnels de santé), désireux d’être utiles. Le risque de mort bouleverse la donne dans les rapports humains. Les choix individuels qui ont mené vers la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale peuvent être cités en exemple. On voit à quel point tout n’était pas inscrit dans la période précédant la guerre.
Une crise correspond à un environnement mouvant. Elle change l’ordre des choses et bouleverse les hiérarchies. Le rôle des personnalités exemplaires ne doit pas être sous-estimé. L’action collective, un rapport renouvelé à autrui, constituent de véritables forces de vie, face aux événements graves ou même tragiques. La survie de la collectivité n’est pas à opposer à la survie individuelle dans la mesure où une forme de plaisir existe dans la lutte.
Certainement, les cas particuliers seraient innombrables. Des esprits mal intentionnés pourront profiter de la panique et de la désorganisation des structures sociales. À l’inverse, des héros suicidaires se manifesteront. Il importe avant tout de laisser une issue de secours à l’ensemble des individus. Il ne sert à rien d’exiger de ces derniers plus qu’ils ne sauraient donner. Dans cette logique, une trop grande iniquité entre des professionnels de santé surexposés et les autres est dangereuse. De plus, si la pandémie est durable, la lutte peut apparaître inefficace. La situation paraît moins extraordinaire, peut éroder la prudence, conduire à la lassitude. La stabilité psychique de bon nombre de personnes sera durement mise à l'épreuve. Le combat individuel et collectif, lorsqu’il ne débouche sur aucun résultat tangible est usant. Le sentiment d’impuissance peut générer des comportements de fuite en avant, de facto quasi-suicidaires. Il appartiendra alors aux organisations de canaliser les débordements psychiques. Dans pareille circonstance, l’autorité a un rôle régulateur. Chacun doit savoir où est sa place, ce qu'il a à faire, sans quoi, c'est la logique de l’angoisse qui prévaut. Le « droit à l’information » n’est pas à négliger, pour autant que l’information demeure ordonnée, sobre et fiable.
Enfin, tous les facteurs de lien social sont déterminants en situation de crise. Les affinités entre les personnes, les relations de voisinage, les réseaux se muent alors en éléments vitaux. La relation à l’être humain fondée sur la camaraderie, le sens du service et de la reconnaissance mutuelle constituent l’ultime garde-fou. Il s’agit là de liens transcendant les périmètres dessinés par l’exercice des compétences professionnelles. C’est du courage de tous, non de quelques experts et corps de métier, que la société a besoin, en période de catastrophe. Grâce à ce courage partagé, elle garde une image positive d’elle-même. Cependant, au plan psychologique, nous ne sommes pas égaux en face des crises. Nous réagissons différemment selon le moment où elles surviennent et le sens que nous leur donnons.