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"Les seniors accueillis en Ehpad que nous avons, les uns et les autres, côtoyés jusqu’à l’interdiction totale de visite il y a peu, sont, de fait, pour un grand nombre d’entre eux complètement coupés de leur environnement affectif maintenant. Et nous commençons déjà, nous leurs proches, à constater les effets catastrophiques de cet isolement."
Par: Nathalie Rizzoni, Ingénieur de recherche, Sorbonne Université et CNRS /
Publié le : 30 Mars 2020
Dans un texte aussi pertinent que percutant, aussi lumineux que courageux, intitulé « Ehpad : les seniors seront coupés du monde », le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc a abordé dans la rubrique « Idées » du Monde daté du 17 mars 2020 un sujet qui a dû particulièrement toucher les lecteurs dont un parent (mère, père, épouse, époux, tante, oncle, voire enfant) réside en Ehpad et vit depuis une quinzaine de jours l’angoisse d’un isolement total.
Car « l’opinion publique », évoquée à juste titre par Paul-Loup Weil-Dubuc comme étant une menace dont les hommes politiques cherchent à se protéger au moins autant qu’ils prétendent vouloir protéger les maisons de retraite d’une crise sanitaire liée au coronavirus, est aussi constituée de personnes sensibles (sinon acquises) aux arguments développés par l’auteur dans son analyse.
Les seniors accueillis en Ehpad que nous avons, les uns et les autres, côtoyés jusqu’à l’interdiction totale de visite il y a peu, sont, de fait, pour un grand nombre d’entre eux complètement coupés de leur environnement affectif maintenant. Et nous commençons déjà, nous leurs proches, à constater les effets catastrophiques de cet isolement : « Je suis seule… je suis perdue… je n’ai plus de famille », hoquète ma mère entre deux sanglots au téléphone tandis que je m’efforce de l’apaiser... en vain, puisqu’elle a déjà abandonné sur un meuble le combiné de son appareil filaire, oublieuse qu’elle est de l’usage de cet objet incongru qu’une aimable aide-soignante a bien voulu poser contre son oreille, quelques secondes plus tôt, avant de disparaître pour voler à une autre tâche.
Car les Ephad n’accueillent pas que des seniors aussi raisonnables que prétendent l’être les hauts responsables qui ont pris la décision, brutale, unilatérale, de mise en quarantaine absolue. Nombre de résidents en maisons de retraite en effet – et particulièrement ceux regroupés dans ces fameuses Unités de Vie Protégées (Unités Alzheimer) – ne vivent plus que dans l’immédiateté du moment et privés de plusieurs fonctions essentielles. Leur esprit brasse sans répit des idées qui ne nous sont plus accessibles et, réciproquement, nos angoisses sanitaires les laissent parfaitement impavides : une épidémie ? un virus extrêmement contagieux ? l’interdiction des visites ? « Le ciel est bleu, bleu, bleu et j’ai les yeux qui piquent ». Leur âme voltige au-dessus de gouffres dont nous ignorons la profondeur. Les langues qu’ils ont forgées, protéiformes et constamment évolutives, ne nous sont pas toujours compréhensibles.
Est-ce cynisme ou indifférence aux empêchements provoqués par le grand âge et par les maladies neurodégénératives que cette invitation faite aux familles par les directions de certains Ehpad de profiter de la circonstance exaltante du confinement pour renouer avec les joies simples de l’art épistolaire et rester en contact avec un parent isolé ? Ignorent-ils donc ces femmes et ces hommes de terrain pétris « d’humanitude[1] » et prompts à diffuser, en bons communicants, des éléments (absurdes) de langage, que les courriers, les conversations téléphoniques ou les entretiens avec webcam et micro via des applications / logiciels spécialisé(e)s sont tout à fait illusoires au regard du confinement intérieur dans lequel certains de nos « aînés » ou de nos « anciens »[2] sont abîmés depuis longtemps du fait de leurs handicaps.
Pour établir un lien entre l’univers aux lois complexes de ces résidents fragiles et le nôtre, seule la présence effective, les gestes (embrasser, caresser, masser), les odeurs que l’on apporte avec soi, le son de la voix (et non plus le sens des mots), demeurent des voies d’accès à l’être intime qui nous est cher, et constituent une façon tangible d’échanger encore avec lui, envers et contre la maladie. Une bribe de son attention soudain en éveil – que traduit un regard soutenu, un sourire – vous remplit instantanément le cœur de gratitude : même fugace, même partielle, cette résurrection de l’être aimé demeure chaque fois émouvante.
Autant dire que le temps presse pour les résidents en Ehpad qui sont atteints dans leur intégrité, psychique ou physique, et dont l’avenir le plus certain est le moment présent et peut-être encore, pour les plus chanceux, celui qui lui succède immédiatement après. Combien de seniors vont se résigner à faire la glissade fatidique (à se laisser mourir) avant que les instances sanitaires compétentes aient tiré les leçons (le fameux retour d’expérience, cher aux « sachants ») du drame qui se joue actuellement à huis clos dans les maisons de retraite ?
Nul n’ignore enfin à quel point l’investissement économique tourné vers les Ehpad est rentable sur les marchés spéculatifs. On sait par ailleurs que ces établissements à la population « à risque » sont touchés en première ligne chaque hiver par une vague d’épidémie grippale. Est-ce donc si douloureux de consacrer chaque année un peu de ces profits considérables réalisés sur le dos de nos « aînés » à la constitution, en quantité suffisante, de stocks pérennes de matériel de protection indispensable (masques, gants, combinaisons, gel hydroalcoolique, etc.) afin que les personnels (hôteliers, administratifs et soignants), les intervenants extérieurs qui fréquentent habituellement ces lieux sensibles (animateurs, etc.), les familles et les proches visiteurs puissent ensemble, en toute sécurité pour les résidents et pour eux-mêmes, continuer d’assurer – tout en respectant bien sûr les consignes édictées en période de crise sanitaire –, les conditions d’une vie digne en Ehpad pour ceux qui y résident, le plus souvent contre leur gré.
Ce que nous ferons pour eux, nous le ferons pour nous.
Le vendredi 20 mars 2020