La loi n° 2005-102 du 11 février 2005 sur l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées définit ce qui, constitutif d’une situation de handicap, doit bénéficier d’une considération sociale en termes « [d’]égalité des droits et des chances » : « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant.
[1] »
Les réalités humaines « subies » du handicap sont consécutives à l’inadaptation du contexte socio-culturel au sein duquel évolue la personne. Il ne s’agit pas tant de compenser les incapacités de la personne à s’intégrer à la vie sociale que de la reconnaître dans l’intégrité de ce qu’elle est, aspirant à pouvoir se réaliser dans un projet de vie et une citoyenneté, préservée de toute forme de discrimination. Sa place et sa position dans la vie publique ne relèvent pas d’une concession compassionnelle mais d’un devoir éthique et politique. Cette exigence est révélatrice de l’attention au bien commun dont certains pays témoignent avec une dignité et un esprit d’engagement qui relativise notre façon encore approximative d’aborder en France ces enjeux de démocratie. Les vicissitudes de la campagne électorale leur ont conféré une actualité inattendue, tant ils étaient jusqu’à présent marginalisés dans le débat public.
La « loi sur les américains en situation de handicap de 1990
[2] » apparaît comme une référence du point de vue de son exhaustivité. À travers la minutie de dispositifs opérationnels, elle vise à estomper les entraves à l’autonomie des personnes, développant ainsi une culture et des pratiques sociétales soucieuse des diversités et de leur contribution à la vie de la nation. Dans ce domaine nous avons à apprendre de la force d’innovation, d’adaptation et de mobilisation sociales de proximité et pas seulement au niveau des instances de l’État, dans des pays comme les États-Unis, les pays scandinaves, l’Italie, l’Espagne et le Portugal.
Le 14 janvier 2022, l’intervention impromptue d’un candidat à l’élection présidentielle à propos des conditions d’inclusion dans un parcours scolaire conventionnel d’un enfant en situation de handicap, a touché la sensibilité d’une société encore déficitaire dans l’intelligence de son approche du handicap. Trop souvent encore le handicap relève d’une forme d’acceptabilité, d’une bienveillance quelque peu contrainte qui n’estompe pas le sentiment de réserve ou d’inconfort à l’égard de cette étrangeté que représente la différence. Le regard porté sur ce qui déroge à la norme demeure un marqueur en dépit d’un discours public plus tolérant aujourd’hui à l’égard des expressions identitaires. De telle sorte que la réprobation quasi unanime des instances politiques ou représentatives de la société civile à l’encontre d’une position ramenée à sa dimension polémique, conforte à peu de frais une forme d’unanimisme moralisateur qui justifierait d’être interrogé du point de vue des évolutions de nos préjugés et des engagements pratiques auxquels il nous obligerait.
Il y a quelques années, j’ai été marqué par un échange avec des représentants de parents d’élèves qui exprimaient leur réticence à l’accueil de jeunes autistes dans la classe d’une école parisienne. Ils estimaient que « la qualité de l’enseignement risquait d’en souffrir » et qu’« il leur importait d’éviter à leurs enfants à d’être exposés à une confrontation difficile » (sic). Par analogie, les mêmes propos sont tenus à l’égard d’élèves en situation de vulnérabilités sociales dont l’inclusion dans la société française est soumise à des évaluations péjoratives dès lors qu’en trop de circonstances leur présence en classe est considérée comme un obstacle à la qualité et à l’efficacité de l’enseignement.
Franchir le porche de l’école c’est être accueilli dans la communauté nationale
Rappelons les propos à l’origine des controverses de l’instant présent : « Je pense qu’il faut effectivement des établissements spécialisés. Je pense que – sauf les gens qui sont légèrement handicapés, évidemment, qui peuvent rentrer dans la classe [...] – l’obsession de l’inclusion est une mauvaise manière faite aux autres enfants et à ces enfants-là, qui sont, les pauvres, complètement dépassés par les autres enfants. Donc je pense qu’il faut effectivement des enseignants spécialisés qui s’en occupent.
[3]»
Il n’est pas certain – une fois mise en cause sans la moindre réserve cette formulation contestable en l’interprétation immédiate discriminatoire et misérabiliste qu’on peut en tirer – qu’elle ne justifie pas davantage que la consternation et l’opprobre. Certes cette approche catégorisée des « gens » handicapés du point de vue de leur accès à l’éducation, révoque la singularité d’histoires et de cheminements d’existence qui ne s’évaluent pas à l’aune de critères inopportuns. L’expérience de la scolarité et de cette socialité qu’elle s’approprie en l’enrichissant de ce qu’elle est, représente pour la personne en situation de handicap comme pour ses parents le moment où, en quelque sorte, elle est intégrée au monde. Au-delà de la sphère familiale ou de ces longs temps dans un établissement spécialisé, franchir le porche de l’école c’est être accueilli comme membre de la communauté nationale. Rien à voir avec la recherche de performances et la compétition scolaires, si ce n’est que cette conquête d’un sentiment d’appartenance, de cette dignité semblable à celle des autres acquise au cours de ce temps d’apprentissage et de partage, permettent de trouver confiance en soi et aux autres ; d’être ainsi plus fort pour affronter l’avenir.
C’est dire ce qui fonde notre attachement à des principes inconditionnels, comme l’accès à « l’école de tous ». Cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse s’exonérer de l’exigence d’un réalisme éclairé par une analyse des faits, et donc que l’on puisse s’interroger sur la pertinence de filières intégratives sans tenir compte de la diversité et de la spécificité des capacités et des besoins individuels. Les idéaux sont respectables pour autant qu’ils résistent à l’épreuve des faits. En 2014, le Rapport « Zéro sans solution » : le devoir collectif de permettre un parcours de vie sans rupture, pour les personnes en situation de handicap et pour leurs proches
[4], dénonçait des manquements inacceptables à l’égard des personnes en situation d’errance et de précarité sociales du fait de l’incapacité des instances publiques à leur permettre une vie digne en bénéficiant de dispositifs adaptés et accessibles à tous. Les conditions d’intégration dans un parcours éducatif et de formation jusqu’à l’emploi y font notamment l’objet de préconisations d’autant plus justifiées qu’elles tiennent compte de la singularité et de la complexité des enjeux.
La loi du 11 février 2005 sur l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées affirme que l’accès à la scolarité constitue un droit fondamental qui s’inscrit dans le champ de nos solidarités auprès de la personne et contribue à son projet de vie : « Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l'accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté. À cette fin, l'action poursuivie vise à assurer l'accès de l'enfant, de l'adolescent ou de l'adulte handicapé aux institutions ouvertes à l'ensemble de la population et son maintien dans un cadre ordinaire de scolarité, de travail et de vie. Elle garantit l'accompagnement et le soutien des familles et des proches des personnes handicapées.
[5] »
Maintenir la personne en situation de handicap « dans un cadre ordinaire de scolarité, de travail et de vie » est un engagement de la nation. Il s’agit donc pour elle de se donner les moyens d’assumer ce défi. Cela explique, en grande partie, la vive réaction suscitée par une prise de position qui donnait à penser que la signification démocratique de cette expression de sollicitude de la part de notre société pourrait être révoquée, et – ce qui peut être admis – que nos dispositifs ne sont pas à tous égards à la hauteur des besoins. Nombre de familles et de professionnels témoignent à ce propos de carences structurelles que ne compensera pas la dynamique actuelle de « désinstitutionnalisation des personnes en situation de handicap
[6] ».