Le cycle Éthique et santé publique
L’objectif de cette journée « Éthique et santé publique » organisée par l’Espace éthique Île-de-France, dont ce sera le 8 février 2023 la quatrième édition, est d’identifier et de structurer les questionnements de ce champ de l’éthique encore peu identifié comme tel en France, alors même qu’il fait l’objet de travaux notamment aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni (Callahan et al, 2002 ; Thomas et al, 2002 ; Massé, 2003).
Plusieurs raisons justifient le choix du thème du dépistage pour cette édition 2023. Les enjeux éthiques du dépistage sont le plus souvent examinés au regard de maladies particulières. Nous souhaitons ici inviter à une réflexion plus générale sur le dépistage, en examinant les arbitrages nouveaux dont il est l’objet.
Les possibilités de production et d’analyse de données en très grande quantité, décuplées par les évolutions conjointes de la génomique et de l'imagerie depuis les années 2010, multiplient les occasions de dépistage et de détection précoce.
Parallèlement, de nouvelles formes de tests apparaissent qui, parce qu’ils ne sont pas réalisés à l’initiative des autorités publiques, mais à celle des professionnels de santé ou des usagers, ne correspondent pas à la définition commune du dépistage. Nous pensons ici non seulement aux tests dits récréatifs mais, beaucoup plus largement, aux tests (génétiques, radiologiques, sanguins, etc.) proposés par les professionnels, sans qu’ils fassent l’objet d’une recommandation systématique des autorités de santé.
Les autorités publiques doivent composer avec ces évolutions, en trouvant un équilibre entre la production de recommandations visant à contrôler ces pratiques, les libertés des usagers, le tout sans perdre de vue le souci de l’égalité d’accès à ces tests.
Pour les besoins de l’analyse, nous avons fait de ces trois considérations – opportunité du dépistage, liberté des usagers, inégalités - les trois sessions successives de cette journée. Pour chacune des sessions, un exemple sera plus particulièrement approfondi.
Les journées éthique et santé publique sont coordonnées par Paul-Loup Weil-Dubuc (Responsable du Pôle Recherche, Espace éthique de la région Île-de-France, Anne-Caroline Clause-Verdreau (Observatoire des pratiques éthiques, Espace éthique de la région Ile-de-France) et Alexia Jolivet (Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, université Paris-Saclay).
Programme
9h30 : Accueil et présentation de la journée
9h45-11h15. Table ronde 1 : Dépister ou ne pas dépister ? L'exemple du cytomégalovirus chez la femme enceinte.
Pourquoi, à un moment donné, une maladie est-elle mise sur le devant de la scène plutôt qu'une autre ? Comment sont arbitrés les choix de dépistage à instaurer dans certaines circonstances ?
Classiquement, une pesée est réalisée entre la présence de critères justifiant le dépistage (fréquence et gravité de la maladie, efficacité et disponibilité d'un traitement, etc.) et les impacts potentiellement négatifs afin de déterminer si les bénéfices l'emportent sur les contraintes. Du point de vue des autorités publiques, peut-on justifier la pertinence d'un dépistage par les économies de dépenses qu'il engendre ?
Dans un contexte d'incertitude, faut-il rendre accessibles certaines informations au risque d'une anxiété accrue ou, au contraire, maintenir dans l'ignorance les personnes potentiellement concernées pour préserver leur insouciance ? En l'absence d'injonction des autorités à dépister, les conceptions et les pratiques peuvent diverger radicalement entre professionnels de santé concernés. Comment ces derniers fondent-ils leur choix ? Lorsqu'il n'y a pas de recommandations officielles de réaliser le dépistage, faudrait-il transférer la responsabilité de décider à l'usager ?
Nous réfléchirons à l'opportunité de recommander et de proposer un dépistage à une population cible au travers de l'exemple du cytomégalovirus (CMV). Sachant que le CMV représente la première cause de surdité non génétique chez les enfants, au regard des questionnements éthiques évoqués ci-dessus, faudrait-il recommander son dépistage systématique aux femmes enceintes au début de leur grossesse ?
Modération : Anne-Caroline Clause-Verdreau
Intervenants : Céline Bensimon (psychologue clinicienne à l'Hôpital Necker-Enfants malades, Filière de santé Maladies Rares G2M, et doctorante à l'Université de Paris , ED 450, laboratoire CRPMS), Lucile Abiola (sage-femme clinicienne au CHU d'Angers, doctorante au CESP Inserm, mention éthique, et membre de l’équipe du CESP « Soins primaires et prévention »)
11h30-13h. Table ronde 2 : Quelle liberté de choix pour les usagers ? Le cas du dépistage préconceptionnel
Le dépistage fait toujours l'objet d'une procédure de consentement explicite. La question se pose toutefois de savoir si les personnes consultées sont en mesure de délibérer sur l’opportunité du dépistage et d’en mesurer les potentiels effets, en particulier dans les cas où les bénéfices du dépistage peuvent être discutés (en l’absence de traitement curatif par exemple). Les conditions de recueil du consentement peuvent être déterminantes à cet égard. Il a été montré, par exemple, que les jeunes parents ne se souvenaient pas toujours avoir consenti à un dépistage néonatal. Les façons de transmettre les informations, le choix des mots et du moment pour les communiquer, peuvent faire de l’acte du consentement une simple formalité administrative (Vailly, Ensellem, 2012).
Au-delà du droit de consentir ou de refuser, le respect de la liberté de choix supposerait que l’option d’un refus d’être dépisté (ou que son enfant le soit) n’expose pas à des injonctions, à des risques de discrimination ou à des difficultés dans la vie sociale. L’idée est souvent avancée que des obligations tacites à recourir à des dépistage pèsent sur les personnes en voie de devenir parents, imputées à une forte pression sociale ou aux déficits d’inclusion des personnes en situation de handicap, ce qui aboutirait à un eugénisme dit "libéral". Peut-on légitimement évoquer l'eugénisme ici (CCNE, avis 138) ou encore des obligations tacites ? Quand bien même elles existeraient, serait-ce un motif suffisant pour ne pas instaurer des dépistage ?
Enfin, une question plus fondamentale mérite d’être posée sur les raisons qui pourraient conduire un individu, dans le cas où un dépistage est instauré, à s’y soustraire au nom d’un hypothétique et fragile droit de ne pas savoir. L’exemple du dépistage préconceptionnel, qui n’est pas autorisé en France, nous aidera à avancer sur cette question.
Modération : Paul-Loup Weil-Dubuc
Intervenants : Caroline Deiller (généticienne, CHU de Montpellier), Guillaume Cogan (généticien, interne), Bernard Baertschi (Professeur de philosophie émérite, Université de Genève)
14h30-16h. Table ronde 3 : Ciblage et dépistage, l’impasse face aux inégalités ? Le cas du dépistage organisé du cancer
Si dans ses perspectives les plus heureuses, le dépistage vise à toucher l’ensemble de la population, les approches actuelles portées par un universalisme proportionné et les dernières études tendent à orienter les programmes vers les populations les plus fragiles ou précaires. Dépister est alors irrémédiablement cibler. Nous proposons de prendre cet angle de réflexion pour peser les difficultés du dépistage à remédier, de manière générale, aux inégalités de santé.
Un premier pan interroge les formes de catégorisations sous-jacentes (ex : "population défavorisée") au processus de ciblage, à l’origine de processus de différenciation, voire de discrimination ? Catégoriser n’est-ce pas performer l’inégalité, c’est-à-dire la faire exister ? Lorsqu’une telle différenciation est opérée dès l’amont, comment composer avec ce biais, en pratique dans la relation que l’on cherche à établir avec l’usager ?
Cette segmentation des populations et le séquencement des actions qu’elle entraîne trouvent son prolongement sur le terrain dans les logiques de rationalisation à l’œuvre dans les programmes, issues pour partie de réponses à des appels à projet. Portés par des incantations à une innovation et une créativité qui partirait du bas, ces derniers peinent pourtant à prendre le tournant d’une santé publique horizontale et décloisonnée parce qu’encore trop disciplinée par le haut. Comment dès lors avoir une approche globale de la santé (prendre en compte l’ensemble des déterminants sociaux de santé) lorsque l’on compartimente ? La verticalité et le prisme de la rationalisation sont-ils impuissants à appréhender les inégalités ?
Nous nous appuierons sur le cas du dépistage organisé du cancer qui bénéficie de programmes organisés au plan national mais qui reste néanmoins marqué par une participation insuffisante des populations. Comment aller au-delà des logiques d’égalité et logiques de minorité qui entrent ici en tension ?
Modération : Alexia Jolivet
Intervenants : Nicolas Lechopier (philosophe à l’Université Claude Bernard, Lyon 1 et à l’ENS), Andrew Canva (chargé de projet au sein de l’association Créteil Solidarité), Julia Bardes (sociologue associée à l’UMR LADYSS et chargée de projet au Centre régional de coordination des cancers d’Ile de France)
16h. Conclusions et perspectives
Bibliographie
Callahan D, Jennings B. Ethics and public health: forging a strong relationship. Am J Public Health. 2002 Feb;92(2):169-76.
Massé, R. (2003) Québec : Les Presses de l’Université Laval, 413 pp. Collection : “Sociétés, cultures et santé”.
Thomas JC, Sage M, Dillenberg J, Guillory VJ. A code of ethics for public health. Am J Public Health. 2002 Jul;92(7):1057-9.
Vailly, J., Ensellem, C. (2012). « Le consentement au dépistage néonatal ou les sujets ambigus de la génétique », Raison Publique, n° spécial « La bioéthique en débat » (dir. D. Borrillo, E. Fassin et S. Hennette-Vauchez), disponible à http://www.raison-publique.fr/article528.html