Médecin exerçant en soins palliatifs, j’ai évolué pendant des années dans le cadre de la loi Claeys-Leonetti. J’ai décidé, en collégialité et grâce à une procédure précise que je jugeais limpide et efficace, la limitation des soins actifs et la mise en place de soins de confort, avec la volonté de respecter les souhaits des patients et d’éviter l’obstination déraisonnable. Il a fallu que je me retrouve en position de fille d’une femme âgée de 9 ans, aveugle et lucide, pour réaliser les limites de cette loi.
Ma mère, veuve depuis 3 ans, vit seule avec une aide humaine quotidienne. Ses troubles visuels déjà très invalidants se sont aggravés à la mort de mon père jusqu’à une cécité totale avec pour conséquences une augmentation de sa dépendance, un isolement social et l’accentuation d’un syndrome dépressif ancien. Elle estime depuis que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue et me demande régulièrement l’accès aux soins palliatifs pour obtenir une aide à mourir, exprimant une souffrance que je qualifie de globale. Je lui réponds à chaque fois que seule la Suisse ou la Belgique lui offriraient la possibilité d’accélérer sa fin de vie et qu’il faut peut-être envisager cette solution si c’est vraiment son souhait. Sous antidépresseur à forte dose, elle conservait toutefois jusqu’à l’été dernier un intérêt, bien que fluctuant, pour le monde en général, ses proches et la littérature via les livres audio.Elle a chuté fin août se fracturant le col du fémur. Aux urgences de l’hôpital, elle exprime le souhait qu’on la laisse tranquille. Consciente de l’importance de cette parole vu le contexte, je lui demande de répéter, je la filme et contacte immédiatement par mail les chefs de service de chirurgie et de gériatrie de l’hôpital pour les en informer. La réactivité est immédiate, l’intervention différée et je suis conviée à une réunion avec le gériatre, l’anesthésiste et le médecin de soins palliatifs en tant que personne de confiance. Ma mère est alors totalement confuse sous morphiniques et dans l’incapacité d’exprimer ses volontés.
J’explique le contexte antérieur de demande réitérée à mourir, évoque l’idée de renoncer à la chirurgie et de mettre en place un accompagnement en soins palliatifs pour gérer la douleur et autres symptômes jusqu’au décès. Je sais d’expérience que cet épisode, si elle survit à la chirurgie, va accentuer sa dépendance ce qui alimentera d’autant plus sa souffrance morale.
« Sans attendre de pourrir »
La décision est prise de l’opérer car il est inconcevable pour les médecins de la laisser mourir dans des douleurs insupportables alors que l’intervention est simple et sans danger. J’ai longuement argumenté mais je ne veux pas m’opposer, me mettant volontairement dans la position purement consultative de la personne de confiance et me sentant coupable d’envisager une solution si inhumaine à leurs yeux. Comble de tout, histoire absolument surréaliste, le chirurgien m’appellera du bloc opératoire, hésitant à opérer ma mère qui s’y opposait. Me sentant acculée et ne pouvant assumer la responsabilité de dire non, j’ai dû insister auprès d’elle, au téléphone sur haut-parleur, pour qu’elle accepte.Quatre mois plus tard, ma mère est devenue incontinente, dépendante pour tous les actes de la vie quotidienne, ne s’alimentant quasiment plus et toujours très lucide. Ces derniers mois ont été une épreuve totalement vaine et inutile, une longue déchéance sans compter les humiliations et souffrances subies pendant le mois d’hospitalisation. Elle exprime de manière réitérée le souhait d’être aidée à finir sa vie sans attendre de « pourrir » selon ses termes. Je tente de l’aider à accéder à des soins palliatifs qui prennent en compte sa souffrance existentielle et la soulagent.
Au terme de ce récit, je conclurai avec humilité que le débat sur la fin de vie devrait pouvoir faire bouger les lignes. La question de l’accès aux soins palliatifs doit pouvoir être posée avec audace et courage, au-delà du cadre de la maladie grave en phase avancée ou terminale qui seule, dans la loi, peut donner accès à la sédation profonde et continue. L’épuisement existentiel, notamment dans le grand âge et de surcroit, lorsque le handicap s’y ajoute, est une réalité qui doit pouvoir être prise en compte.
A nous, médecins, d’accepter d’être bousculés dans nos représentations. La réflexion éthique n’est pas un doux ronronnement sur le rapport bénéfice/risque dans une vision biomédicale. Elle s’inscrit dans une vision holistique pouvant aboutir à des attitudes potentiellement vécues comme transgressives mais acceptables dans un cadre collectif de délibération.