Toutefois, depuis plusieurs années, un débat est en cours, notamment aux Pays-Bas et en Belgique, sur la question de savoir si les personnes qui ne sont pas atteintes d'une maladie grave et incurable, mais qui demandent l'euthanasie parce qu'elles sont fatiguées de vivre1, devraient avoir la possibilité d'y accéder.
Comment accueillir la demande de ces personnes ? Quel devrait être le rôle de la médecine dans ces situations de souffrance existentielle ?
Le premier écueil semble être de chercher à catégoriser ces expressions de souffrance et par là même, de les restreindre à une interprétation unique, le plus souvent d'ordre psychopathologique. On pathologise la souffrance exprimée par la personne en disant, par exemple, qu'il ne s'agit que d'une dépression. Pour mettre à distance un phénomène perçu comme une menace, on s'efforce de l'objectiver en le classifiant médicalement. Il est toutefois bien évident que cette « fatigue de vivre », le plus souvent exprimée par des personnes très âgées, s'inscrit dans un contexte sociétal marqué par l'âgisme et la stigmatisation de la dépendance. Par conséquent, réduire ce phénomène à un problème strictement individuel, sans tenir compte des facteurs sociétaux, n'est pas lui rendre justice. Les personnes concernées ne se reconnaissent pas dans cette traduction médicale de leur mal de vivre.
En réalité, ces phénomènes de souffrance sont toujours de nature multidimensionnelle (avec des composantes d'ordre physique, psychologique, socioéconomique, existentielle et/ou spirituelle). Ces différentes composantes étant presque toujours intriquées les unes aux autres, il peut fréquemment être difficile de parvenir à démêler si la cause de la souffrance est d'abord et essentiellement une pathologie médicale.
Le second écueil réside dans la réponse apportée à ces expressions de souffrance. À partir du moment où un diagnostic de dépression est posé par le corps médical, nous avons alors une explication médicale à la souffrance et, en Belgique par exemple, une demande d'euthanasie pourra être acceptée à condition que toutes les options thérapeutiques raisonnables aient été tentées sans succès. Mais a-t-on vraiment tout essayé ? Le panel complet d'interventions potentielles a-t-il été exploré ? Ou parle-t-on uniquement des traitements pharmacologiques ?
La réponse à ces souffrances demeure quand même prioritairement d'ordre médical ; les autres interventions, d'ordres psychologique ou social, étant malgré tout le plus souvent reléguées au second plan, considérées comme étant moins importantes, voire facultatives2. Pourtant, face à une souffrance existentielle, le moyen d'action le plus puissant demeure celui de la relation humaine : maintenir la personne dans un réseau relationnel, soutenir sa place et son rôle au sein d'une communauté3.
L'exposé de ces deux écueils amène à s'interroger sur le rôle que devrait avoir la médecine dans les situations complexes de souffrance ne découlant pas clairement d'une situation médicale. Hors du champ de la fin de vie, considérons la pratique de l'Assistance Médicale à la Procréation (PMA) pour toutes les femmes, récemment autorisée en France. Si, dans ces situations, une intervention médicale est demandée pour remédier à la souffrance d'une personne, il n'y a pas de pathologie à l'origine de celle-ci. Quant aux personnes qui demandent l'euthanasie pour cause de fatigue de vivre, elles peuvent souffrir de ce que certains nomment l’exclusion ou la mort sociale4 et/ou du sentiment d'être une charge pour les autres. En tout état de cause, leur volonté de mourir n'est pas toujours due à une maladie grave et incurable. Notons que certains médecins belges considèrent la fatigue de vivre comme une raison légitime pour accepter la demande d'euthanasie5 et, qu'aux Pays-Bas, certains médecins déclarent avoir déjà pratiqué l'euthanasie sur des personnes ayant invoqué la fatigue de vivre6. Cette question épineuse, de savoir le rôle que l'institution médicale devrait avoir dans ces situations, finira assurément par se poser dans les débats sociétaux en France.
Cette extension du rôle de la médecine, au-delà de la prise en charge des pathologies, se fonde sur une conception très large de la santé, définie par l'Organisation Mondiale de la Santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Dans cette perspective, il est devenu communément admis que la médecine peut légitimement être convoquée comme interlocuteur privilégié pour remédier à n'importe quelle situation de souffrance entravant l'accès à cet état de complet bien-être.
A ce propos, il est frappant de noter que, dans le cadre de la concertation, organisée par l'Espace éthique Île-de-France avec les lycéens, ces derniers semblaient considérer, pour la plupart, qu'une « souffrance insupportable » constituait une raison nécessaire et suffisante pour avoir le droit d'accéder à une aide médicale à mourir. L'importance de la question du fondement médical, pourtant rappelée à plusieurs reprises par les professionnels présents, n'a pas retenu leur attention.
Une réflexion s'impose sur le rôle assigné aujourd'hui à la médecine, la place qu'elle occupe, la légitimité qu'elle détient, les attentes que nous avons à son égard, en particulier autour des projets de fin de vie. A ce propos de cette médicalisation de la mort, Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique, pose la question suivante : « est-ce que la mort nous appartient ou est-ce qu'elle appartient au médecin auquel elle a été déléguée ? »
Ne sommes-nous pas en train de responsabiliser et d'impliquer toujours plus l'institution médicale et, inversement, de sous-estimer les rôles joués par d'autres acteurs professionnels et profanes (décideurs publics, travailleurs sociaux, écoutants de SOS amitiés, conseillers laïques ou religieux, etc.), voire de les dédouaner de leur responsabilité ?
Pour prendre en compte la complexité de la souffrance exprimée dans ces situations, il apparaitrait essentiel de garantir une collégialité et d'impliquer une multiplicité de regards et d'acteurs pour tenter d'apporter une réponse adaptée aux personnes concernées.
Notes
1 - Aux Pays-Bas, où le débat est plus ancien qu'en Belgique, le terme « vie accomplie » est davantage utilisé que celui de « fatigue de vivre » pour désigner ce phénomène. L'Association Royale Néerlandaise de Médecine considère toutefois que, même si le terme de « vie accomplie » est connoté positivement, en pratique, « il concerne principalement des personnes vulnérables qui souffrent de solitude et ne trouvent plus de sens à leur vie. » Ce concept risque donc de prêter à confusion. Voir à ce propos l'Avis n° 73 du 11 septembre 2017 du Comité consultatif de bioéthique de Belgique concernant l'euthanasie dans les cas de patients hors phase terminale, de souffrance psychique et d'affections psychiatriques.2 - Maung HH. Externalist argument against medical assistance in dying for psychiatric illness. J Med Ethics. 2022
3 - Bonvin E., Suicide et détresse existentielle : éléments d'intervention sociale et en santé publique,; Réponse soignante au choix de la mort, T. Collaud, in "Panser et prévenir la souffrance existentielle ? Réflexions sur l'intervention sanitaire et sociale face à la détresse existentielle", Revue Médicale Suisse, 2008
4 - van Wijngaarden, Els. Voltooid leven: over leven en willen sterven. Amsterdam: Atlas Contact, 2016
5 - Dierickx S., Deliens L., Cohen J., & Chambaere K. Comparison of the Expression and Granting of Requests for Euthanasia in Belgium in 2007 vs 2013. JAMA internal medicine, 175(10), 1703–1706. https://doi.org/10.1001/jamainternmed.2015.3982, 2015
6 - Rurup, M. L., Onwuteaka-Philipsen, B. D., Jansen-van der Weide, M. C., & van der Wal, G. When being 'tired of living' plays an important role in a request for euthanasia or physician-assisted suicide: patient characteristics and the physician's decision. Health policy (Amsterdam, Netherlands), 74(2), 157–166. https://doi.org/10.1016/j.healthpol.2005.01.002, 2005